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Full text of "À la recherche du temps perdu"

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SODOME 
ET  GOMORRHE 


ŒUVRES  DE  MARCEL  PROUST 


Xirf" 


A    LA    RECHERCHE    DU    TEMPS    PERDU 

DU    CÔTÉ    DE    CHEZ    SWANN    (2  VOl.). 

A  l'ombre  des  jeunes  filles  en  fleurs  (3  vol.). 

LE    CÔTÉ    DE    GUERMANTES    (3   VoL). 

SODOME    ET   GOMORRHE    (2   vol.)o 

LA    PRISONNIÈRE    (2   VoL). 

ALBERTINE    DISPARUE. 

LE    TEMPS    RETROUVÉ    (2  VoL). 


PASTICHES   ET   MELANGES. 

LES    PLAISIRS   ET    LES    JOURo. 

CHRONIQUES. 

LETTRES   A   LA   N.    R.   F. 

MORCEAUX   CHOISIS. 
UN    AMOUR   DE    SWANN 

(édition  illustrée  par  Laprade). 


Collection  in-S  «  A  la  Gerhe  » 

ŒUVRES   COMPLÈTES    (18  VoL). 


3IARCEL  PROUST 

A  LA  RECHERCHE 

M  TEMPS  PERDU 

X 

SODOME  ET  GOMORRHE 

•  • 


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GALLIMARD 


587398    r~,r~. 

t.  10 


ToMS  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d' adaptation  réservés 
pouf  tous  pays,  y  compris  la  Russie. 

Copyright  by  Gaston  Gallimard.  Paris  192 1-1924. 


SODOME  ET  GOMORRHE 

DEUXIÈME   PARTIE 
(suite) 


LE  lendemain,  le  fameux  mercredi,  dans  ce 
même  petit  chemin  de  fer  que  je  venais  de 
prendre  à  Balbec,  pour  aller  dîner  à  la  Raspe- 
lière,  je  tenais  beaucoup  à  ne  pas  manquer  Cottard  à 
Graincourt-Saint-Vast  où  un  nouveau  téléphonage 
de  ]\I'^^  Verdurin  m'avait  dit  que  je  le  retrouverais. 
Il  devait  monter  dans  mon  train  et  m'indiquerait  oii 
il  fallait  descendre  pour  trouver  les  voitures  qu'on 
envoyait  de  la  Raspelière  à  la  gare.  Aussi,  le  petit 
train  ne  s'arrêtant  qu'un  instant  à  Graincourt, 
première  station  après  Doncières,  d'avance  je  m'étais 
mis  à  la  portière  tant  j'avais  peur  de  ne  pas  voir 
Cottard  ou  de  ne  pas  être  vu  de  lui.  Craintes  bien 
vaines  !  Je  ne  m'étais  pas  rendu  compte  à  quel  point 
le  petit  clan  ayant  façonné  tous  les  «  habitués  »  sur 
le  même  type,  ceux-ci,  par  surcroît  en  grande  tenue 
de  dîner,  attendant  sur  le  quai,  se  laissaient  tout  de 
suite  reconnaître  à  un  certain  air  d'assurance,  d'élé- 
gance et  de  familiarité,  à  des  regards  qui  franchis- 


8        A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

saient  comme  un  espace  vide,  où  rien  n'arrête  l'atten- 
tion, les  rangs  pressés  du  vulgaire  public,  guettaient 
l'arrivée  de  quelque  habitué  qui  avait  pns  le  tram  à 
une  station  précédente  et  pétillaient  déjà  de  la 
causerie  prochaine.  Ce  signe  d'élection,  dont  l'habi- 
tude de  dîner  ensemble  avait  marqué  les  membres  du 
petit  groupe,  ne  les  distinguait  pas  seulement  quand, 
nombreux,  en  force,  ils  étaient  massés,  faisant  une 
tache  plus  brillante  au  milieu  du  troupeau  des 
voyageurs  —  ce  que  Brichot  appelait  le  «  pecus  »  — 
sur  les  ternes  visages  desquels  ne  pouvait  se  lire 
aucune  notion  relative  aux  Verdurin,  aucun  espoir 
de  jamais  dîner  à  la  Raspelière.  D'ailleurs  ces  voya- 
geurs vulgaires  eussent  été  moins  intéressés  que  moi 
si  devant  eux  on  eût  prononcé  —  et  malgré  la  noto- 
riété acquise  par  certains  —  les  noms  de  ces  fidèles 
que  je  m'étonnais  de  voir  continuer  à  dîner  en 
ville,  alors  que  plusieurs  le  faisaient  déjà,  d'après 
les  récits  que  j'avais  entendus,  avant  ma  naissance, 
à  une  époque  à  la  fois  assez  distante  et  assez  vague 
pour  que  je  fusse  tenté  de  m'en  exagérer  l'éloigne- 
ment.  Le  contraste  entre  la  continuation  non  seule- 
ment de  leur  existence,  mais  du  plein  de  leurs  forces, 
et  l'anéantissement  de  tant  d'amis  que  j'avais  déjà 
vus,  ici  ou  là,  disparaître,  me  donnait  ce  même  sen- 
timent que  nous  éprouvons  quand,  à  la  dernière 
heure  des  journaux,  nous  lisons  précisément  la 
nouvelle  que  nous  attendions  le  moins,  par  exemple 
celle  d'un  décès  prématuré  et  qui  nous  semble  fortuit 
Darce  que  les  causes  dont  il  est  l'aboutissant  nous 
sont  restées  inconnues.  Ce  sentiment  est  celui  que  la 
mort  n'atteint  pas  uniformément  tous  les  hommes, 
mais  qu'une  lame  plus  avancée  de  sa  montée  tragique 
emporte  une  existence  située  au  niveau  d'autres  que 
longtemps  encore  les  lames  suivantes  épargneront. 
Nous  verrons,  du  reste,  plus  tard  la  diversité  des 
morts  qui  circulent  invisibiement  être  la  cause  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  g 

l'inattendu  spécial  que  présentent,  dans  les  journaux, 
les   nécrologies.    Puis   je   voyais'  qu'avec   le   temps, 
non  seulement  des  dons  réels,  qui  peuvent  coexister 
avec  la  pire  vulgarité  de  conversation,  se  dévoilent 
et  s'imposent,   mais  encore  que  des  individus  mé- 
diocres arrivent  à  ces  hautes  places,  attachées  dans 
l'imagination  de  notre  enfance  à  quelques  vieillards 
célèbres,    sans   songer    que    le   seraient,    un    certain 
nombre  d'années  plus  tard,  leurs  disciples  devenus 
maîtres  et  wn  pirant  maintenant  le  respect  et  .a  crainte 
qu'ils  éprouvaient  jadis.  Mais  si  les  noms  des  fidèles 
n'étaient  pas  connus  du  a  pecus  »,  lem*  aspect  pour- 
tant les  désignait  à  ses  yeux.  Même  dans  le  tram 
(lorsque  le  hasard  de  ce  que  les  uns  et  les  autres 
d'entre  eux  avaient  eu  à  faire  dans  la  journée  les  y 
réunissait  tous  ensemble),  n'ayant  plus  à  cueillir  à 
une   station   suivante    qu'un   isolé,    le   wagon   dans 
lequel   ils  se   trouvaient   assemblés,   désigné  par  le 
coude  du  sculpteur  Ski,  pavoisé  par  le  «  Temps  »  de 
Cottard,  fleurissait   de  loin  comme  une  voiture  de 
luxe  et  ralliait,  à  la  gare  voulue,  le  camarade  retar- 
dataire. Le  seul  à  qui  eussent  pu  échapper,  à  cause 
de   sa   demi-cécité,    ces   signes   de   promission   était 
Brichot.  Mais  aussi  l'un  des  habitués  assurait  volon- 
tairement  à   l'égard   de   l'aveugle   les   fonctions   de 
aruetteur  et,  dès  qu'on  avait  aperçu  son  chapeau  de 
aille,  son  parapluie  vert  et  ses  lunettes  bleues,  on 
le  dirigeait  avec  douceur  et  hâte  vers  le  compartiment 
d'élection.  De  sorte  qu'il  était  sans  exemple  qu'un  des 
hdèles,  à  moins  d'exciter  les  plus  graves  soupçons 
de  bamboche   ou  même  de  ne  pas  être  venu     par  le 
train  »,   n'eût   pas   retrouvé  les  autres  en  cours  de 
route.  ^Quelquefois  l'inverse  se  produisait  :  un  fidèle 
avait    dû   aller   assez   loin    dans   l'après-midi   et,   en 
conséquence,    devait    faire   une   partie   du   parcours 
seu   avant  d'être  rejoint  par  le  groupe  ;  mais,  même 
amsi  isolé,  seul  de  son  espèce,  il  ne  manquait  pas 


lo      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  plus  souvent  de  produire  quelque  effet.  Le  Futur 
vers  lequel  il  se  dirigeait  le  désignait  à  la  personne 
assise  sur  la  banquette  d'en  face,  laquelle  se  disait  : 
«  Ce  doit  être  quelqu'un  »,  discernait,  fût-ce  autour 
du  chapeau  mou  de  Cottard  ou  du  sculpteur  Ski, 
une   vague   auréole,   et   n'était   qu'à   demi    étonnée 
quand,  à  la  sta.ion  suivante,  une  foule  élégante,  si 
c'était  leur  point  terminus,  accueillait  le  fidèle  à  la 
portière  et  s'en  allait  avec  lui  vers  l'une  des  voitures 
qui  attendaient,  salués  tous  très  bas  par  l'employé 
de  Doville,  ou  bien,  si  c'était  à  une  station  intermé- 
diaire,  envahissait   le   compartiment.   C'est   ce    que 
fit,  et  avec  précipitation,  car  plusieurs  étaient  arrivés 
en  retard,  juste  au  moment  où  le  train  déjà  en  gare 
allait  repartir,  la  troupe  que  Cottard  mena  au  pas 
de  course  vers  le  wagon  à  la  fenêtre  duquel  il  avait  vu 
mes  signaux.  Brichot,  qui  se  trouvait  parmi  ces  fidèles, 
l'était   devenu   davantage   au   cours   de   ces   années 
qui,  pour  d'autres,  avaient  diminué  leur  assiduité. 
Sa    vue     baissant    progressivement    l'avait    obligé, 
même  à  Paris,  à  diminuer  de  plus  en  plus  les  travaux 
du  soir.  D'ailleurs  il  avait  peu  de  sympathie  pour  la 
Nouvelle  Sorbonne  où  les  idées  d'exactitude  scienti- 
fique,   à    l'allemande,    commençaient    à    l'emporter 
sur  l'humanisme.  Il  se  bornait  exclusivement  main- 
tenant à  son  cours  et  aux  jurys  d'examen  ;   aussi 
avait-il  beaucoup  plus  de  temps  à  donner  à  la  mon- 
danité.  C'est-à-dire  aux  soirées   chez  les  Verdurin, 
ou  à  celles  qu  offrait   parfois  aux   Verdurin   tel  ou 
tel  fidèle,  tremblant  d'émotion.  Il  est  vrai  qu'à  deux 
reprises  l'amour  avait  manqué  de  faire  ce  que  les 
travaux   ne   pouvaient   plus  :    détacher  Brichot    du 
petit  clan.  Mais  M°»e  Verdurin,  qui  «  veillait  au  grain», 
et  d'ailleurs,  en  ayant  pris  l'habitude  dans  l'.ntérêt 
de  son  salon,  avait  fini  par  trouver  un  plaisir  désin- 
téressé  dans  ce   genre   de   drames  et   d'exécutions, 
l'avait  irrémédiablement  brouillé  avec  la  personne 


SODOME  ET   GOMORRHE  ii 

dangereuse,  sachant,  comme  elle  le  disait,  «mettre 
bon  ordre  à  tout  »  et  «  porter  le  fer  rouge  dans  la 
plaie  ».  Cela  lui  avait  été  d'autant  plus  aisé  pour 
l'une  des  personnes  dangereuses  que  c'était  simple- 
ment la  blanchisseuse  de  Brichot,  et  M™e  Verdurin, 
ayant  ses  petites  entrées  dans  .e  cinquième  du 
professeur,  écarlate  d'orgueil  quand  elle  daignait 
monter  ses  étages,  n'avait  eu  qu'à  mettre  à  la  porte 
cette  femme  de  rien.  «  Comment,  avait  dit  la  Patronne 
à  Brichot,  une  femmç  comme  moi  vouî  fait  l'honneur 
de  venir  chez  vous,  et  vous  recevez  une  telle  créa- 
ture ?  »  Brichot  n'avait  jamais  oublié  le  service  que 
jMme  Verdurin  lui  avait  rendu  en  empêchant  sa 
vieillesse  de  sombrer  dans  la  fange,  et  lui  était  de 
plus  en  plus  attaché,  alors  qu'en  contraste  avec  ce 
regain  d'affection,  et  peut-être  à  cause  de  lui,  la 
Patronne  commençait  à  se  dégoûter  d'un  fidèle  par 
trop  docile  et  de  l'obéissance  de  qui  elle  était  sûre 
d'avance.  Mais  Brichot  tirait  de  son  intimité  chez 
les  Verdurin  un  éclat  qui  le  distinguait  entre  tous  ses 
collègues  de  la  Sorbonne.  Ils  étaient  éblouis  par  les 
récits  qu'il  leur  faisait  de  dîners  auxquels  on  ne  les 
inviterait  jamais,  par  la  mention,  dans  des  revues,  ou 
par  le  portrait  exposé  au  Salon,  qu'avaient  fait  de  lui 
te  écrivam  ou  tel  peintre  réputés  dont  les  titulaires 
des  autres  chaires  de  la  Faculté  des  Lettres  prisaient 
le  talent  mais  n'avaient  aucune  chance  d'attirer 
l'attention,  enfin  par  l'éiégance  vestimentaire  elle- 
même  du  philosophe  mondain,  élégance  qu'ils 
avaient  prise  d'abord  pour  du  laisser-alier  jusqu'à  ce 
que  leur  collègue  leur  eût  bienveillamment  exphqué 
que  le  chapeau  haute  forme  se  laisse  volontiers 
poser  par  terre,  au  cotu^s  d'une  visite,  et  n'est  pas  de 
mise  pour  les  dîners  à  la  campagne,  si  élégants 
soient-ils,  oii  il  doit  être  remplacé  par  le  chapeau 
mou,  fort  bien  porté  avec  le  smoking.  Pendant  les 
premières  seconaes  où  le  petit  groupe  se  fut  engouffré 


12      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dans  le  wagon,  je  ne  pus  même  pas  parler  à  Cottard, 
car  il  était  suffoqué,  moins  d'avoir  couru  pour  ne  pas 
manquer  le  train,  que  par  l'émerveillement  de  l'avoir 
attrapé  si  juste.  Il  en  éprouvait  plus  que  la  joie 
d'une  réussite,  presque  l'hilarité  d'une  joyeuse  farce. 
«  Ah  !  elle  est  bien  bonne  !  dit-il  quand  il  se  fut 
remis.  Un  peu  plus  !  nom  d'une  pipe,  c'est  ce  qui 
s'appelle  arriver  à  pic  !  »  ajouta-t-iJ  en  chgnant  de 
l'oeil,  non  pas  pour  demander  si  l'expression  était 
juste,  car  il  débordait  maintenant  d'assurance,  mais 
par  satisfaction.  Enfin  il  put  me  nommer  aux  autres 
membres  du  petit  clan.  Je  fus  ennuyé  de  voir  qu'ils 
étaient  presque  tous  dans  la  tenue  qu'on  appelle  à 
Paris  smoking.  J'avais  oublié  que  les  Verdurin  com- 
mençaient vers  le  monde  une  évolution  timide, 
ralentie  par  l'affaire  Dreyfus,  accélérée  par  la  musique 
«  nouvelle  »,  évolution  d'ailleurs  démentie  par  eux, 
et  qu'ils  continueraient  de  démentir  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  abouti,  comme  ces  objectifs  militaires 
qu'un  général  n'annonce  que  lorsqu'il  les  a  atteints,  de 
façon  à  ne  pas  avoir  l'air  battu  s'il  les  manque.  Le 
monde  était  d'ailleurs,  de  son  côté,  tout  préparé  à 
aller  vers  eux.  Il  en  était  encore  à  les  considérer  commue 
des  gens?  chez  qui  n 'allait  personne  de  la  société  mais 
qui  n'en  éprouvent  aucun  regret.  Le  salon  Verdurin 
passait  pour  un  Temple  de  la  Musique.  C'était  là, 
assurait-on,  que  Vinteuil  avait  trouvé  inspiration, 
encouragement.  Or  si  la  Sonate  de  Vinteuil  restait 
entièrement  ncomprise  et  à  peu  près  inconnue,  son 
nom  prononcé  comme  celui  du  plus  grand  musicien 
contempora  n,  exerçait  un  prestige  extraordinaire. 
Enfin  certains  jeunes  gens  du  faubourg  s'étant  avisés 
qu'ils  devaien*:  être  aussi  instruits  que  des  bourgeois, 
il  y  en  avait  trois  parmi  eux  qui  avaient  appris  la 
musique  et  auprès  desquels  la  Sonate  de  Vinteuil 
jouissait  d'une  réputation  énorme.  Us  en  parlaient, 
rentrés  chez  eux,  à  la  mère  intelligente  qui  les  avait 


SODOME  ET   GOMORRHE  13 

poussés  à  se  cultiver.  Et  s'intéressant  aux  études 
de  leurs  fils,  au  concert  les  mères  regardaient  avec 
un  certain  respect  M°ie  Verdurin,  dans  sa  première 
loge,  qui  suivait  la  partition.  Jusqu'ici  cette  monda- 
nité latente  des  Verdurin  ne  se  traduisait  que  par 
deux  faits.  D'une  part,  M™^  Verdurin  disait  de  la 
princesse  de  Caprarola  :  «  Ah  '  celle-là  est  intelligente, 
c'est  une  femme  agréable.  Ce  que  je  ne  peux  pas 
supporter,  ce  sont  les  imbéciles,  les  gens  qui  m'en- 
nuient, ça  me  rend  folle.  »  Ce  qui  eût  donné  à  penser 
à  quelqu'un  d'un  peu  fin  que  la  princesse  de  Capra- 
rola, femme  du  plus  grand  monde,  avait  fait  une 
visite  à  M^^^  Verdurin.  Elle  avait  même  prononcé 
son  nom  au  cours  d'une  visite  de  condoléances 
qu'elle  avait  faite  à  W^^  Swann  après  la  mort  du 
mari  de  celle-ci,  et  lui  avait  demandé  si  elle  les 
connaissait.  «  Comment  dites-vous  ?  avait  répondu 
Odette  d'un  air  subitement  triste.  —  Verdurin.  — 
Ah  !  alors  je  sais,  avait-elle  repris  avec  désolation,  je 
ne  les  connais  pas,  ou  plutôt  je  les  connais  sans  les 
connaître,  ce  sont  des  gens  que  j'ai  vus  autrefois 
chez  des  amis,  il  y  a  longtemps,  ils  sont  agréables.  » 
La  princesse  de  Caprarola  partie,  Odette  aurait 
bien  voulu  avoir  dit  simplement  la  vérité.  Mais  le 
mensonge  immédiat  était  non  le  produit  de  ses 
calculs,  mais  la  révélation  de  ses  craintes,  de  ses 
désirs.  Elle  niait  non  ce  qu'il  eût  été  adroit  de  nier, 
mais  ce  qu'elle  aurait  voulu  qui  ne  fût  pas  même  si 
l'interlocuteur  devait  apprendre  dans  une  heure  que 
cela  était  en  effet.  Peu  après  elle  avait  repris  son 
assurance  et  avait  même  été  au-devant  des  questions 
en  disant,  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  les  craindre  : 
«  M^ie  Verdurin,  mais  comment,  je  l'ai  énormément 
connue  »,  avec  une  affectation  d'humilité  comme  une 
grande  dame  qui  raconte  qu'elle  a  pris  le  tramway. 
«  On  parle  beaucoup  des  Verdurin  depuis  quelque 
temps  »,    disait    M°»e    ^e    Souvré.    Odette,    avec   im 


14      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dédain  souriant  de  duchesse,  répondait  :  «  Mais 
oui,  il  me  semble  en  effet  qu'on  en  parle  beaucoup. 
De  temps  en  temps  il  y  a  comme  cela  dés  gens 
nouveaux  qui  arrivent  dans  la  société  »,  sans  pexiser 
qu'elle  était  elle-même  une  des  plus  nouvelles.  «  La 
princesse  de  Caprarola  y  a  dîné,  reprit  M°»«  de 
Souvré.  —  Ah  !  répondit  Odette  en  accentuant  son 
sourire,  cela  ne  m'étonne  pas.  C'est  toujours  par  la 
princesse  de  Caprarola  que  ces  choses-là  commencent, 
et  puis  il  en  vient  une  autre,  par  exemple  la  comtesse 
Mole.  »  Odette,  en  disant  cela,  avait  l'air  d'avoir 
un  profond  dédain  pour  les  deux  grandes  dames 
qui  avaient  l'habitude  d'essuyer  les  plâtres  dans 
les  salons  nouvellement  ouverts.  On  sentait  à  son 
ton  que  cela  voulait  dire  qu'elle,  Odette,  comme 
M™s  de  Souvré,  on  ne  réussirait  pas  à  les  embarquer 
dans  ces  galères-là. 

Après  l'aveu  qu'avait  fait  M^^^  Verdurin  de  l'intel- 
ligence de  la  princesse  de  Caprarola,  le  second  signe 
que  les  Verdurin  avaient  conscience  du  destin  futur 
était  que  (sans  l'avoir  formellement  demandé,  bien 
entendu)  ils  souhaitaient  vivement  qu'on  vînt 
maintenant  dîner  chez  eux  en  habit  du  soir  ;  M. 
Verdurin  eût  pu  maintenant  être  salué  sans  honte 
par   son   neveu,  celui   qui   était  «  dans  les  choux  ». 

Parmi  ceux  qui  montèrent  dans  mon  wagon  à 
Graincourt  se  trouvait  Saniette,  qui  jadis  avait  été 
chassé  de  chez  les  Verdurin  par  son  cousin  Forche- 
ville,  mais  était  revenu.  Ses  défauts,  au  point  de 
vue  de  la  vie  mondaine,  étaient  autrefois  —  malgré 
des  qualités  supérieures  —  un  peu  du  même  genre 
que  ceux  de  Cottard,  timidité,  désir  de  plaire, 
efforts  infructueux  pour  y  réussir.  Mais  si  la  vie, 
en  faisant  revêtir  à  Cottard  (sinon  chez  les  Verdurin, 
où  il  était,  par  la  suggestion  que  les  minutes  anciennes 
exercent  sur  nous  quand  nous  nous  retrouvons  dans 
un  milieu  accoutumé,  resté  quelque  peu  le  même. 


SODOME  ET  GOMORRHE  15 

du  moins  dans  sa  clientèle,  dans  son  service  d'hô- 
pital, à  l'Académie  de  Médecine)  des  dehors  de 
froideur,  de  dédain,  de  gravité  qui  s'accentuaient 
pendant  qu'il  débitait  devant,  ses  élèves  complaisants 
ses  calembours,  avait  creusé  une  véritable  coupure 
entre  .e  Cottard  actuel  et  l'ancien,  les  mêmes  défauts 
s'étaient  au  contraire  exagérés  chez  Saniette,  au 
fur  et  à  mesure  qu'il  cherchait  à  s'en  corriger.  Sentant 
qu'il  ennuyait  souvent,  qu'on  ne  l'écoutait  pas,  au 
lieu  de  ralentir  alors,  comme  l'eût  fait  Cottard,  de 
forcer  l'attention  par  l'air  d'autorité,  non  seulement 
il  tâchait,  par  un  ton  badin,  de  se  faire  pardonner 
le  tour  trop  sérieux  de  sa  conversation,  mais  pressait 
scn  débit,  déblayait,  usait  d'abréviations  pour 
paraître  moins  long,  plus  familier  avec  les  choses 
dont  il  parlait,  et  parvenait  seulement,  en  les  rendant 
inintelligibles,  à  sembler  mterminable.  Son  assurance 
n'était  pas  comme  celle  de  Cottard  qui  glaçait  ses 
malades,  lesquels  aux  gens  qui  vantaient  son  amé- 
nité dans  le  monde  répondaient  :  «  Ce  n'est  plus 
le  même  homme  quand  il  vous  reçoit  dans  son  ca- 
binet, vous  dans  la  lumière,  lui  à  contre-jour  et  les 
yeux  perçants.  »  Elle  n'imposait  pas,  on  sentait 
qu'elle  cachait  trop  de  timidité,  qu'un  rien  suffirait 
à  la  mettre  en  fuite.  Saniette,  à  qui  ses  amis  avaient 
toujours  dit  qu'il  se  défiait  trop  de  lui-même,  et 
qui,  en  effet,  voyait  des  gens  qu'il  jugeait  avec 
raison  fort  inférieurs  obtenir  aisément  les  succès 
qui  lui  étaient  refusés,  ne  commençait  plus  une 
histoire  sans  sourire  de  la  drôlerie  de  celle-ci,  de 
peur  qu'un  air  sérieux  ne  fît  pas  suffisamment  valoir 
sa  marchandise.  Quelquefois,  faisant  crédit  au 
comique  que  lui-même  avait  l'air  de  trouver  à  ce 
qu'il  allait  dire,  on  lui  faisait  la  faveur  d'un  silence 
général.  Mais  le  récit  tombait  à  plat.  Un  convive 
doué  d'un  bon  cœur  glissait  parfois  à  Saniette 
l'encouragement,  privé,  presque  secret,  d'un  sourire 


16      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

d'approbation,  le  lui  faisant  parvenir  furtivement, 
sans  éveiller  l'attention,  comme  on  vous  glisse 
im  billet.  Mais  personne  n'allait  jusqu'à  assumer 
la  responsabilité,  à  risquer  l'adhésion  publique  d'un 
éclat  de  rire.  Longtemps  après  l'histoire  finie  et 
tombée,  Saniette,  désolé,  restait  seul  à  se  sourire  à 
lui-même,  comme  goûtant  en  elle  et  pour  soi  la 
délectation  qu'il  feignait  de  trouver  sufh santé  et  que 
les  autres  n'avaient  pas  éprouvée.  Quant  an  sculpteur 
Ski,  appelé  ainsi  à  cause  de  la  difficulté  qu'on  trou- 
vait à  prononcer  son  nom  polonais,  et  parce  que 
lui-même  affectait,  depuis  qu'il  vivait  dans  une 
certaine  société,  de  ne  pas  vouloir  être  confondu 
avec  des  parents  fort  bien  posés,  mais  un  peu  en- 
nuyeux et  très  nombreux,  il  avait,  à  quarante-cmq 
ans  et  fort  laid,  une  espèce  de  gammerie,  de  fan- 
taisie rêveuse  qu'il  avait  gardée  pour  avoir  été 
jusqu'à  dix  ans  le  plus  ravissant  enfant  prodige 
du  monde,  coqueluche  de  toutes  les  dames.  M"»* 
Verdurin  prétendait  qu'il  était  plus  artiste  qu'Elstir. 
Il  n'avait  d'ailleurs  avec  celui-ci  que  des  ressem- 
blances purement  extérieures.  Elles  suffisaient  pour 
qu'Elstir,  qui  avait  une  fois  rencontré  Ski,  eût  pour 
lui  la  répulsion  profonde  que  nous  mspirent,  plus 
encore  que  les  êtres  tout  à  fait  opposés  à  nous, 
ceux  qui  nous  ressemblent  en  moins  bien,  en  qui 
s'étale  ce  que  nous  avons  de  moins  bon,  les  défauts 
dont  nous  nous  sommes  guéns,  nous  rappelant 
fâcheusement  ce  que  nous  avons  pu  paraître  à 
certains  avant  que  nous  fussions  devenus  ce  que 
nous  sommes.  Mais  M™e  V'erJurin  croyait  que  Ski 
avait  plus  de  tempérament  qu  Elstir  parce  qu'il  n'y 
avait  aucun  art  pour  lequel  il  n'eût  de  la  facilité, 
et  elle  était  persuadée  que  cette  facilité  il  l'eût 
poussée  jusqu'au  talent  s'il  avait  eu  moins  de  paresse. 
Celle-ci  paraissait  même  à  la  Patronne  un  don  de 
plus,  étant  le  contraire  du  travail,  qu'elle  croyait 


SODOME  ET   GOMORRME  17 

le  lot  des  êtres  sans  génie.  Ski  peignait  tout  ce  qu'on 
voulait,  sur  des  boutons  de  manchette  ou  sur  des 
dessus  de  porte.  Il  chantait  avec  une  voix  de  com- 
positeur louait  de  mémoire  en  donnant  au  piano 
l'impression  de  l'orchestre,  moins  par  sa  virtuosité 
que  par  ses  tausses  basses  signifiant  l'impuissance 
des  doigts  à  indiquer  qu'ici  iJ  y  a  un  piston  que,  du 
reste,  il  imitait  avec  la  bouche.  Cherchant  ses  mots 
en  parlant  pour  taire  croire  à  une  'mpressicn  curieuse, 
de  la  même  laçon  qu'il  retardait  un  accord  plaqué 
ensuite  en  disant  :  «  Ping  »,  pour  taire  sentir  les 
cuivres,  il  passait  pour  merveilleusement  intelligent, 
mais  ses  idées  se  ramenaient  en  réalité  à  deux  ou 
trois,  extrêmement  courtes.  Ennuyé  de  sa  réputation 
de  fantaisiste,  il  s'était  mis  en  tête  de  montrer  qu'il 
était  un  être  pratique,  positif,  d'oia  chez  lui  une 
triomphante  affectation  de  fausse  précision,  de 
taux  bon  sens,  aggravés  parce  qu  il  n'avait  aucune 
mémoire  et  des  informations  toujours  inexactes. 
Ses  mouvements  de  tête,  de  cou.  de  iambes,  eussent 
été  gracieux  s'il  eût  eu  encore  neuf  ans,  des  boucles 
blondes,  un  grand  col  de  dentelles  et  de  petites 
bottes  de  cuu-  rouge.  Arrivés  en  avance  avec  Cottard 
et  Bnchot  à  la  gare  de  Graincourt,  'is  avaient  laissé 
Bnchot  dans  la  salle  d'attente  et  étaient  allés  taire 
un  tour,  yuand  Cottard  avait  vouju  ^-evenir.  Ski 
avait  répondu  :  «  Mais  rien  ne  presse.  .Aujourd'hui 
ce  n'est  pas  le  train  local,  c'est  le  train  départe- 
mental. »  Ravi  de  voir  l'effet  que  cette  nuance  dans 
la  précision  produisait  sur  Cottard,  J  ajouta  pariant 
de  lui-même  :  «  Oui,  parce  que  Ski  aime  es  arts, 
parce  qu'u  modèle  la  glaise,  on  croit  qu'il  n'est  pas 
pratique.  Personne  ne  connaît  la  ligne  mieux  que 
moi.  »  Néanmoins  ils  étaient  revenue  vers  la  gare, 
quand  tout  d'un  coup,  apercevani  la  tumée  du  petit 
tram  qui  arrivait,  Cottard,  poussant  un  hurlement, 
avaat  crié  ;  «  Nous  n  avons  qu'à  prendre  nos  jambes 

VoL  x.    a 


i8      A    LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

à  notre  cou.  »  Ils  étaient  en  effet  arrivés  iuste,  la 
distinction  entre  le  train  local  et  départemental 
n'avarii  jamais  existé  que  dans  l'esprit  de  Ski.  «  Mais 
est-ce  que  la  pnnces.se  n'est  pas  dans  le  tram  ?  » 
demanda  d'une  voix  vibrante  Bnchot;  dont  les 
lunettes  énormes,  resplendissantes  comme  ces  réflec- 
teurs que  les  laryngologues  s  rttachent  au  Iront  poux 
éclairer  la  yorge  de  leurs  malades,  semblaient  avoir 
emprunté  leur  vie  aux  yeux  du  professeur,  et,  peut- 
être  à  cause  de  l'effort  qu'il  faisait  pour  accommoder 
sa  vision  avec  elles,  semblaient,  même  dans  les 
momenis  les  plus  insignifiants,  regarder  elles-mêmes 
avec  une  attention  soutenue  et  une  fixité  extraordi- 
naire. D'ailleurs  la  maladie,  en  retirant  peu  à  peu 
la  vue  à  Bnchot,  lui  avait  révélé  les  beautés  de  ce 
sens,  comme  il  faut  souvent  que  nous  nous  décidions 
à  nous  séparer  d'un  objet,  à  en  faire  cadeau  par 
exemple,  pour  le  regarder,  le  regretter,  l 'admirer. 
«Non,  non,  la  princesse  a  été  reconduire  lusqu'à 
Maineville  des  invités  de  M™^  Verdurin  qui  prenaient 
le  train  de  Pans.  Il  ne  serait  même  pas  impossible 
que  M"»*  Verdurin,  qui  avait  affaire  à  Saint-Mars, 
fût  avec  elle  \  Comme  cela  elle  voyagerait  avec  nous 
et  nous  tenons  route  tous  ensemble,  ce  serait  char- 
mant. Il  s'agira  d'ouvrir  l'œil  à  Maineville,  et  le 
bon  !  Ah  !  ça  ne  fa^t  nen,  on  peut  dire  que  nous 
avons  bien  faiih  manquer  le  coche.  Quand  i'ai  vu 
le  train  i'ai  été  sidéré.  C'est  ce  qui  s'appelle  arriver 
au  moment  psychologique.  Vo5'ez-vous  ça  que  nous 
ayions  manqué  le  train  }  M°"  Verdurin  s'apercevant 
que  les  voitures  revenaient  sans  nous  ?  Tableau  1 
ajouta  le  docteur  qui  n'était  pas  encore  remis  de  son 
émoi.  Voilà  .me  équipée  qui  n'est  pas  banale.  Dites 
donc,  bnchot,  qu'est-ce  que  vous  dites  de  notre 
petite  escapade  ?  demanda  le  docteur  avec  une 
certaine  nerté.  —  Par  ma  foi,  répondit  Bnchot,  en 
eflei,  SI  vous  n'aviez  plus  trouvé  ie  train,  c'eiit  été. 


SODOME  ET   GOMORRHE  i^ 

comme  eût  parlé  teu  Viliemam,  un  sale  coup  pour 
la  fanfare  !  »  Mais  moi,  d'strait  dès  les  premiers 
instants  par  ces  gens  que  le  ne  connaissais  pas,  je 
me  rappoiai  tout  d'un  coup  ce  que  Cottard  m'avait  dit 
dans  la  saiie  de  danse  du  'etit  Casino,  et,  comme  si 
un  chaînon  invisible  eût  pu  relier  un  organe  et  les 
ima^îes  du  souvenir,  celle  d'Albertine  api>uyant  ses 
seins  contre  ceux  d'Andrée  me  faisan  un  mal  terri',  .e 
au  coeur.  Ce  ma  ne  dura  pas  :  l'idée  de  relations 
possibles  entre  Albertine  et  des  temmes  ne  me 
semblait  plus  possible  depuis  .'avant-veille,  oîi  les 
avances  que  mon  amie  avait  faites  à  Saint-Loup 
avaient  excité  en  moi  une  nouvelle  jalousie  qui 
m'avait  fait  oublier  la  première,  [avais  a  naïveté 
des  gens  qui  croient  qu'uT  goût  en  exclut  lorcément 
un  autre.  A  Harambouville,  comme  le  tram  était 
bondé,  un  te-mier  en  blouse  bleue,  qui  n'avait  qu  un 
billet  de  troisième,  monta  dans  notre  compartiment. 
Le  docteur,  trouvant  qu'on  ne  pourrait  pas  laisser 
voyager  la  princesse  avec  lui,  appela  un  employé, 
exhiba  sa  carte  de  médecin  d'une  grande  compagnie 
de  chemin  de  'er  et  torça  le  chef  de  i^are  à  faire 
descendre  le  fermier.  Cette  scène  peina  et  aiar.iia  à 
un  tel  point  la  timidité  de  Saniette  que,  dès  qu'il  la 
vit  commencer,  craignant  déjà,  à  cause  de  la  quantité 
de  paysans  qui  étaient  sur  le  quai,  qu'elle  ne  prit 
les  proportions  d'une  jacquerie,  il  feignit  d'avoir 
ma;  au  ventre,  et  pour  qu'on  ne  pût  l'accuser  d'avoir 
sa  part  de  responsabilité  dans  a  violence  du  docteur, 
iJ  enfila  le  oou.oir  en  feignant  de  chercher  ce  que 
Cottard  appelait  les  a  water  ».  N'en  trouvan'  pas, 
il  re^^arda  le  paysage  de  l'autre  extrémité  du  tortUiard. 
«  Si  ce  sont  vos  débuts  chez  M™*  Verdunn,  Monsieur, 
me  dit  Bnchot,  qui  tenait  à  montrer  ses  talents  a  un 
«  nouveau  »,  vous  verrez  qu'il  n'y  a  pas  ûe  milieu 
où  l'on  sente  mieux  la  «  douceur  de  vivre  »,  comme 
disait    un   des   mvenieurs   du   dilettantisme,    du  je 


20      A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

m'enfichisme,  de  beaucoup  de  mots  en  «  isme  »  à 
la  mode  chez  nos  snobinettes,  je  veux  dire  M.  le 
prince  de  Talleyrand.  »  Car,  quand  iJ  parlait  de  ces 
grands  seigneurs  du  passé,  li  trouvait  spirituel  et 
«couleur  de  rép:que  »  de  faire  précéder  leur  titre 
de  Monsieur  et  disait  Monsieur  le  duc  de  La  Roche- 
foucauld, Monsieur  ^e  cardinal  de  Retz,  qu  iJ  appe- 
lait aussi  de  temps  en  temps  :  «  Ce  struggle  for  iifer 
de  Gondi,  ce  «  bouJantiiste  »  de  Marsillac.  »  Et  il 
ne  manquait  jamais,  avec  un  sourire,  d'appeler 
Montesquieu,  quand  ii  parlait  de  lui  :  «  Monsieur  le 
Président  Secondât  de  Montesquieu.  »  Un  homme  du 
monde  spirituel  eût  été  agacé  de  ce  pédantisme,  qui 
sent  l'école.  Mais,  dans  les  parlaiies  manières  de 
l'homme  du  monde,  en  parlant  d'un  prince,  il  y  a 
un  pédantisme  aussi  qui  trahit  une  autre  caste,  celle 
où  l'on  fan  précéder  le  nom  Guillaume  de  «  l'Em- 
pereur '  et  où  l'on  parle  à  la  troisième  personne  à  une 
Altesse.  «  Ah  !  ceiui-là,  reprit  Brichot,  en  panant  de 
«  Monsieur  le  prince  de  Talleyrand  »,  i'  faut  le  saluer 
chapeau  bas.  C'est  un  ancêtre.  —  C'est  un  milieu 
charmant,  me  dit  Cottard,  vous  trouverez  un  peu 
de  tout,  car  M™«  Verdurin  n'est  pas  exclusive  :  des 
savants  illustres  comme  Brichot  de  la  t.aute  noblesse 
comme,  par  exemple,  la  princesse  Sherbatoft,  une 
grande  dame  russe  amie  de  la  grande-duchesse 
Eudoxie  qu  même  la  voit  seule  aux  heures  où 
personne  n'est  admis.  »  En  effet,  la  grande-duchesse 
Eudoxie,  ne  se  souciant  pas  que  la  princesse  Sher- 
batoft,  qui  depuis  ongtemps  n'était  plus  reçue  par 
personne,  vînt  chez  elle  quai.d  elle  eût  pu  v  avoir 
du  monde  ne  a  laissait  venir  que  de  très  bonne 
heure,  quand  l'Altesse  n'avait  auprès  d'elle  aucun 
des  amis  à  qui  il  eût  été  aussi  désagréable  de  rencon- 
trer la  princesse  que  cela  eût  été  gênant  pour  celle-ci. 
Comme  depuis  trois  ans,  aussitôt  après  avoir  quitté, 
comme    une    manucure,    la    grande-duchesse.    M""* 


SODOME  ET   GOMORRHE  21 

Sherbatoff  partait  chez  M°>«  Verdurin,  qui  venait 
seulement  de  s'éveiller,  et  ne  la  quittait  plus,  on 
peut  dire  que  la  fidélité  de  la  princesse  passait 
infiniment  celle  même  de  Brichot,  si  assidu  pourtant 
à  ces  mercredis,  oîi  il  avait  le  plaisir  de  se  croire,  à 
Paris,  une  sorte  de  Chateaubriand  à  l'Abbaye-aux- 
Bois  et  oîi,  à  la  campagne,  il  se  faisait  l'effet  de 
devenir  l'équivalent  de  ce  que  pouvait  être  chez 
Mme  du  Châtelet  celui  qu'il  nommait  toujours  (avec 
une  malice  et  une  satisfaction  de  lettré)  :  «  M.  de 
Voltaire.  » 

Son  absence  de  relations  avait  permis  à  la  princesse 
Sherbatoff  de  montrer,  depuis  quelques  années,  aux 
Verdurin  une  fidélité  qui  faisait  d'elle  plus  qu'une 
«  fidèle  »  ordinaire,  la  fidèle  type,  l'idéal  que  M°»« 
Verdurin  avait  longtemps  cru  inaccessible  et,  qu'ar- 
rivée au  retour  d'âge,  elle  trouvait  enfin  incarné  en 
cette  nouvelle  recrue  féminine.  De  quelque  jalousie 
qu'en  eût  été  torturée  la  Patronne,  il  était  sans 
exemple  que  les  plus  assidus  de  ses  fidèles  ne  l'eussent 
«  lâchée  »  une  fois.  Les  plus  casaniers  se  laissaient 
tenter  par  im  voyage  ;  les  plus  continents  avaient 
eu  une  bonne  fortune  ;  les  plus  robustes  pouvaient 
attraper  la  grippe,  les  plus  oisifs  être  pns  par  leurs 
vingt-huit  jours,  les  plus  indifférents  aller  fermer  les 
yeux  à  leur  mère  mourante.  Et  c'était  en  vain  que 
jjme  Verdurin  leur  disait  alors,  comme  l'impératrice 
romaine,  qu'elle  était  le  seul  général  à  qui  dût  obéir 
sa  légion,  comme  le  Christ  ou  le  Kaiser,  que  celui 
qui  aimait  son  père  et  sa  mère  autant  qu'elle  et 
n'était  pas  prêt  à  les  quitter  pour  la  suivre  n'était 
pas  digne  d'elle,  qu'au  lieu  de  s'affaiblir  au  ht  ou  de 
se  laisser  berner  par  une  grue,  ils  feraient  mieux  de 
rester  près  d'elle,  elle,  seul  remède  et  seule  volupté. 
Mais  la  destinée,  qui  se  plaît  parfois  à  embellir  la 
fin  des  existences  qui  se  prolongent  tard,  avait  fait 
rencontrer  à  Mp-^  Verdurin  la  princesse  Sherbatoff. 


22      A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Brouillée  avec  sa  tamille,  exilée  de  son  pays,  ne 
connaissant  plus  que  la  baronne  Putbus  et  la  grande- 
duchesse  Eudoxie,  chez  lesquelles,  parce  qu'elle 
n'avait  pas  envie  de  rencontrer  les  amies  de  la  pre- 
mière, et  parce  que  la  seconde  n'avait  pas  envie  que 
ses  amies  rencontrassent  la  prmcesse,  elle  n'allait 
qu'aux  heures  matinales  où  M™*  Verdurin  dormait 
encore,  ne  se  souvenant  pas  d'avoir  gardé  la  chambre 
une  seule  fois  depuis  l'âge  de  douze  ans,  où  elle  avait 
eu  la  rougeole,  ayant  répondu,  le  31  décembre,  à 
M"**  Verdurin  qui,  inquiète  d'être  seule,  lui  avait 
demandé  si  elle  ne  pourrait  pas  rester  coucher  à 
iimproviste,  malgré  le  jour  de  l'an  :  «  Mais  qu'est-ce 
qui  pourrait  m'en  empêcher  n'importe  quel  jour  ? 
D'ailleurs,  ce  jour-là,  on  reste  en  famille  et  vous  êtes 
ma  famille  »,  vivant  dans  une  pension  et  changeant 
de  «  pension  »  quand  les  Verdi  ^in  déménageaient,  les 
suivant  dans  leurs  villégiatures,  la  princesse  avait 
SI  bien  réalisé  pour  M"*  Verdurin  le  vers  de  Vigny  : 

Toi  seule  me  parus  ce  qu'on  cherche  toujours 

que  la  Présidente  du  petit  cercle,  désireuse  de  s'as- 
surer une  «  fidèle  »  jusque  dans  la  mort,  lui  avait 
demandé  que  celle  des  deux  qui  mourrait  la  dernière 
se  fît  enterrer  à  côté  de  l'autre.  Vis-à-vis  des  étrangers 

—  parmi  lesquels  il  faut  toujours  compter  celui  à  qui 
nous  mentons  le  plus  parce  que  c'est  celui  par  qui 
il  nous  serait  le  plus  pénible  d'être  méprisé  :  nous- 
même,  —  la  princesse  Sherbatoft  avait  soin  de 
représenter  ses  trois  seules  amitiés  —  avec  la  grande- 
duchesse,  avec  les  Verdurin,  avec  la  baronne  l'utbus 

—  comme  les  seules,  non  que  des  cataclysmes 
indépendant  de  sa  volcnté  eussent  laissé  émerger  au 
milieu  de  la  destruction  de  tout  le  reste,  mais  qu'im 
libre  choix  lui  avait  fait  élire  de  préférence  à  toute 
autre,  et  auxquelles  un  certain  goût  de  solitude  et 
de  simplicité  l'avait   fait  se   borner.   «  Je  ne   vois 


I 


SODOME  ET   GOMORRHE  23 

personne  d'autre  »,  disait-elle  en  insistant  sur  le 
caractère  inflexible  de  ce  qui  avait  plutôt  l'air  d'une 
règle  qu'on  s'impose  que  d'une  nécessité  qu'on  subit. 
Elle  ajoutait  :  «  Je  ne  fréquente  que  trois  maisons  », 
comme  les  auteurs  qui,  craignant  de  ne  pouvoir 
aller  jusqu'à  la  quatrième,  annoncent  que  leur  |)ièce 
n'aura  que  trois  représentations.  Que  M.  et  M™* 
Verdurin  ajoutassent  foi  ou  non  à  cette  fiction,  ils 
avaient  aidé  la  princesse  à  l'inculquer  dans  l'esprit 
des  fidèles.  Et  ceux-ci  étaient  persuadés  à  la  fois 
que  la  princesse,  entre  des  milliers  de  relations  qui 
s'offraient  à  elle,  avait  choisi  les  seuls  Verdurin,  et 
que  les  Verdurin,  sollicités  en  vain  par  toute  la  haute 
aristocratie,  n'avaient  consenti  à  faire  qu'une 
exception,  en  faveur  de  la  princesse. 

A  leurs  yeux,  la  princesse,  irop  supérieure  à  son 
milieu  d'origine  pour  ne  pas  s'y  ennuyer,  entre  tant 
de  gens  qu'elle  eût  pu  fréquenter  ne  trouvait  agréables 
que  les  seuls  Verdurin,  et  réciproquement  ceux-ci, 
sourds  aux  avances  de  toute  l'aristocratie  qui 
s'ofïrait  à  eux,  n'avaient  consenti  à  faire  qu'une 
seule  exception,  en  faveur  d'une  grande  dame  plus 
intelligente  que  ses  pareilles,  la  princesse  Sherbatoff. 

La  princesse  était  fort  riche  ;  elle  avait  à  toutes  les 
premières  une  grande  baignoire  où,  avec  l'autorisation 
de  M™*  Verdurin,  elle  emmenait  les  fidèles  et  jamais 
personne  d'autre.  On  se  montrait  cette  personne 
énigmatique  et  pâle,  qui  avait  vieilli  sans  blanchir, 
et  plutôt  en  rougissant  comme  certains  fruits  du- 
rables et  ratatinés  des  haies.  On  admirait  à  la  fois 
sa  puissance  et  son  humilité,  car,  ayant  toujours  avec 
elle  un  acadomicien,  Brichot,  un  célèbre  savant, 
Cottard,  le  premier  pianiste  du  temps,  plus  tard 
M.  de  Charlus,  elle  s'efforçait  pourtant  de  retenir 
exprès  la  baignoire  la  plus  obscure,  restait  au  fond, 
ne  s'occupait  en  nen  de  la  salle,  vivait  exclusivement 
pour  le  petit  groupe,  qui,  un  peu  avant  la  fin  de  la 


24      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

représentation,  se  retirait  en  suivant  cette  souveraine 
étrange    et    non    dépourvue    d'une    beauté    timide, 
fascinante  et  usée.  Or,  si  M™^  Sherbatoft  ne  regardait 
pas  la  salle,  restait  dans  l'ombre,  c'était  pour  tâcher 
d'oublier    qu'il    existait    un    monde    vivant    qu'elle 
désirait  passionnément  et  ne  pouvait  pas  connaître  ; 
la  «  coterie  »  dans  une  «  baignoire  »  était  pou    elle  ce 
qu'est    pour    certains    animaux    l'immobilité    quasi 
cadavérique    en    présence    du    danger.    Néanmoins, 
le  goiit  de  nouveauté  et  de  curiosité  qui  travaille  les 
gens  du  monde  faisait  qu'ils  prêtaient  peut-être  plus 
d'attention    à    cette    mystérieuse    inconnue    qu'aux 
célébrités    des    premières    loges,    chez    qui    chacun 
venait  en  visite.  On  s'imaginait  qu'elle  était  autre- 
ment que  les   personnes  qu'on   connaissait  ;  qu'une 
merveilleuse  intelligence,  jointe  à  une  bonté  divina- 
trice, retenaient  autour  d'elle  ce  petit  milieu  de  gens 
éminents.  La  princesse  était  forcée,  si  on  lui  parlait 
de  quelqu'un  ou  si  on  lui  présentait  quelqu'un,  de 
feindre  une  grande  froideur  pour  maintenir  la  fiction 
de  son  horreur  du  monde.  Néanmoins,  avec  l'appui 
de  Cottard  ou  de  M™^  Verdurin,  quelques  nouveaux 
réussissaient  à  la  connaître,  et  son  ivresse  d'en  con- 
naître un  était   telle  qu'elle  en  oubliait  la  fable  de 
l'isolement  voulu  et  se  dépensait  follement  pour  le 
nouveau  venu.  S'il  était  fort  médiocre,  chacun  s'éton- 
nait. «  yuelle  chose  singulière  que  la  princesse,  qui 
ne  veut  connaître  personne,  aille  faire  une  exception 
pour  cet  être  si  peu  caractéristique.  »  Mais  ces  fécon- 
dantes connaissances  étaient    rares,   et   la   princesse 
vivait    étroitement    confinée    au    milieu   des    fidèles. 
Cottard    disait    beaucoup    plus   souvent  :    «  Je    le 
verrai    mercredi    chez    les   Verdurin  »,   que  :   o  Je  le 
verrai    mardi    à    l'Académie.  »    Il    parlait    aussi    des 
mercredis  comme  d'une  occupation  aussi  importante 
et  aussi  inéluctable.  D'ailleurs  Cottard  était  de  ces 
gens  peu   recherchés   qui   se   font   un   devoir   aussi 


SODOME  ET  GOMORRHE  25 

impérieux  de  se  rendre  à  une  invitation  que  si  elle 
constituait  un  ordre,  comme  une  convocation  mili- 
taire ou  judiciaire.  Il  fallait  qu'il  fût  appelé  par  une/ 
visite  bien  importante  pour  qu'il  «  lâchât  »  les  Ver- 
durin  le  mercredi,  l'importance  ayant  trait,  d'ailleurs, 
plutôt  à  la  qualité  du  malade  qu'à  la  gravité  de  la 
maladie.  Car  Cottard,  quoique  bon  homme,  renonçait 
aux  douceurs  du  mercredi  non  pour  un  ouvrier  frappé 
d'une  attaque,  mais  pour  le  coryza  d'un  ministre. 
Encore,  dans  ce  cas,  disait-il  à  sa  femme  :  «  Excuse- 
moi  bien  auprès  de  M™^  Verdurm.  Préviens  que 
j'arriverai  en  retard.  Cette  Excellence  aurait  bien 
pu  choisir  un  autre  lour  pour  être  enrhumée.  »  Un 
mercredi,  leur  vieille  cuisinière  s'étant  coupé  la 
veine  du  bras,  Cottard,  déjà  en  smoking  pour  aller 
chez  les  Verdurm,  avait  haussé  les  épaules  quand  sa 
femme  lui  avait  timidement  demandé  s'il  ne  pourrait 
pas  panser  la  blessée  :  «  Mais  je  ne  peux  pas,  Léontme, 
s'était-il  écrié  en  gémissant  ;  tu  vois  bien  que  j'ai 
mon  gilet  blanc.  »  Pour  ne  pas  impatienter  son  mari, 
M™^  Cottard  avait  fait  chercher  au  plus  vite  le  chef 
de  clinique.  Celui-ci,  pour  aller  plus  vite,  avait  pris 
une  voiture,  de  sorte  que  la  sienne  entrant  dans  la 
cour  au  moment  oîi  celle  de  Cottard  allait  sortir 
pour  le  mener  chez  les  Verdurm,  on  avait  perdu  cinq 
minutes  à  avancer,  à  reculer.  M™«  Cottard  était 
gênée  que  le  chef  de  clinique  vît  son  maître  en  tenue 
de  soirée.  Cottard  pestait  du  retard,  peut-être  par 
remords,  et  partit  avec  une  humeur  exécrable  qu'il 
fallut  tous  les  plaisirs  du  mercredi  pour  arriver  à 
dissiper. 

Si  un  client  de  Cottard  lui  demandait  :  0  Rencon- 
trez-vous quelquefois  les  Guermantes  ?  »  c'est  de  la 
meilleure  foi  du  monde  que  le  professeur  répondait  : 
0  Peut-être  pas  justement  les  Guermantes,  je  ne  sais 
pas.  Mais  je  vois  tout  ce  monde-là  chez  des  amis  à 
moi.   Vous   avez  certainement  entendu  parler  des 


26      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Verdurin.  Ils  connaissent  tout  le  monde.  Et  puis 
eux,  du  moins,  ce  ne  sont  pas  des  gens  chics  décatis. 
Il  y  a  du  répondant.  On  évalue  généralement  que 
M™*  Verdurm  est  riche  à  trente-cinq  millions.  Dame, 
trente-cinq  millions,  c'est  un  chiffre.  Aussi  elle  n'y 
va  pas  avec  le  dos  de  la  cuiller.  Vous  me  parliez  de 
la  duchesse  de  Guermantes.  Je  vais  vous  dire  la 
différence  :  iM""*  Verdurin  c'est  une  grande  dame,  la 
duchesse  de  Guermantes  est  probablement  une 
purée.  Vous  saisissez  bien  la  nuance,  n'est-ce  pas  ? 
En  tout  cas,  que  ies  Guermantes  aillent  ou  non  chez 
jjme  Verdurin,  elle  reçoit,  ce  qui  vaut  mieux,  les 
d'Sherbatoff,  les  d'Forche ville,  et  tutti  quanti,  des 
gens  de  la  plus  haute  volée,  toute  la  noblesse  de 
France  et  de  Navarre,  à  qui  vous  me  verriez  parler 
de  pair  à  compagnon.  D'ailleurs  ce  genre  d'individus 
recherche  volontiers  les  nrinces  de  la  science  », 
ajoutait-il  avec  un  sourire  d'amour-propre  béat, 
amené  à  ses  lèvres  par  la  satisfaction  crgueilleuse, 
non  pas  tellement  que  l'expression  jadis  réservée  aux 
Potain,  aux  Charcot,  s'appliquât  maintenant  à  lui, 
mais  qu'il  sût  enfin  user  comme  il  convenait  de 
toutes  celles  que  l'usage  autorise  et,  qu'après  les 
avoir  longtemps  piochées,  il  possédait  à  fond.  Aussi, 
après  m 'avoir  cité  la  princesse  Sherbatoff  parmi  les 
personnes  que  recevait  M°"=  Verdurm.  Cottard 
ajoutait  en  clignant  de  l'œil  :  «  Voi;s  voyez  le  genre 
de  la  maison,  vous  comprenez  ce  que  je  veux  dire  ?  » 
Il  voulait  dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  chic.  Or,  recevoir 
une  dame  russe  qui  ne  connaissait  que  la  grande- 
duchesse  Eudoxie,  c'était/  peu.  Mais  la  princesse 
Sherbatoft  eût  même  pu  ne  pas  la  connaître  sans 
qu'eussent  été  amoindries  l'opinion  que  Cottard 
avait  relativement  à  la  suprême  élégance  du  salon 
Verdurin  et  sa  joie  d'y  être  reçu.  La  splendeur  dont 
nous  semblent  revêtus  les  gens  que  nous  fréquentons 
n'est  pas  plus  mtnnsèque  que  celle  de  ces  person- 


SODOME  ET   GOMORRHE  27 

nages  de  théâtre  pour  l'habillement  desquels  il  est 
bien  inutile  qu'un  directeur  dépense  des  centaines 
de  mille  francs  à  acheter  des  costumes  authentiques 
et  des  biioux  vrais  -|Ui  ne  feront  aucun  ettet,  quana 
un  grand  décorateur  donnera  une  impression  de 
luxe  mille  fois  plus  somptueuse  en  dirigeant  un 
rayon  factice  sur  un  pourpomt  de  grosse  toiie  semé 
de  bouchons  de  verre  et  sur  un  manteau  en  papier. 
Tel  homme  a  passé  sa  vie  au  milieu  des  grands  de  la 
terre  qui  n'étaient  pour  lui  que  d'ennujeux  parents 
ou  de  fastidieuses  connaissances,  parce  qu'une  habi- 
tude contractée  dès  le  berceau  les  avait  dépouillés  à 
ses  yeux  de  tout  prestige.  Mais,  en  revanche,  il  a 
suffi  que  celui-ci  vînt,  par  queiv^ue  hasard,  s'ajouter 
aux  personnes  les  plus  obscures,  pour  que  d'innom- 
brables Cottard  aient  vécu  éblouis  par  des  femmes 
titrées  dont  ils  s'imaginaient  que  le  saion  était  le 
centre  des  élégances  aristocratiques,  et  qui  n'étaient 
même  pas  ce  qu'étaient  M'ns  de  Villepansis  et  ses 
amies  (des  grandes  dames  déchues  que  l'aristocratie 
qui  aval'  été  élevée  avec  elles  ne  fréquentait  plus)  ; 
non,  celles  dont  l'amitié  a  été  l'orgueil  de  tant  de 
gens,  si  ceux-ci  publiaient  leurs  mémoires  et  y 
donnaient  les  noms  de  ces  femmes  et  de  celles  qu'elles 
recevaient,  personne,  pas  plus  M™''  de  Cambremer 
que  M™*  de  Guermantes,  ne  pourrait  les  identiher. 
Mais  qu'importe  !  Un  Cottard  a  ainsi  sa  marquise, 
laquelle  est  pour  lu  la  «  baronne  »,  comme,  dans 
Marivaux,  .a  baronne  dont  on  ne  dit  jamais  le  nom 
et  dont  on  n'a  même  pas  l'idée  ju'el'e  en  a  lamais  eu 
un.  Cottard  croit  d'autant  plus  y  trouver  résumée 
l'aristocratie  —  laquelle  ignore  ce  'e  dame  —  que  plus 
les  titres  sont  douteux  plus  les  couronnes  tiennent 
de  place  sur  les  verres,  sur  l'argentene,  sur  le  papier 
à  lettres,  siu"  les  malles.  De  nombreux  Cottard,  qui 
ont  cru  passer  leur  vie  au  cœur  du  faubourg  Saint- 
Germam,   ont   eu  leur   unagmation   peut-être   plus 


28      A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

enchantée  de  rêves  féodaux  que  ceux  qui  avaient 
effectivement  vécu  parmi  des  princes,  de  même  que, 
pour  le  petit  commerçant  qui,  le  dimanche,  va  parfois 
visiter  des  édifices  «  du  vieux  temps  b,  c'est  quelque- 
fois dans  ceux  dont  toutes  les  pierres  sont  du  nôtre, 
et  dont  les  voûtes  ont  été,  par  des  élèves  de  Viollet- 
le-Duc,  peintes  en  bleu  et  semées  d'étoiles  d'or, 
qu'ils  ont  le  plus  la  sensation  du  moven  âge.  «  La 
princesse  sera  à  Maineville.  Elle  voyagera  avec  nous. 
Mais  je  ne  vous  présenterai  pas  tout  de  suite.  Il 
vaudra  mieux  que  ce  soit  M™*  Verdunn  qui  fasse  cela. 
A  moins  que  je  ne  trouve  un  jomt.  Comptez  alors 
que  je  sauterai  dessus.  —  De  quoi  parliez-vous,  dit 
Saniette,  qui  fit  semblant  d'avoir  été  prendre  l'air.  — 
Je  citai  à  Monsieur,  dit  Brichot,  un  mot  que  vous 
connaissez  bien  de  celui  qui  est  à  mon  avis  le  premier 
des  fins  de  siècle  (du  siècle  i8  s'entend),  le  prénommé 
Charles-Maurice,  abbé  de  Périgord.  Il  avait  commencé 
par  promettre  d'être  im  très  bon  journaliste.  Mais 
il  tourna  mal,  je  veux  dzre  qu'il  devint  ministre  ! 
La  vie  a  de  ces  disgrâces.  Politicien  peu  scrupuleux 
au  demeurant,  qui,  avec  des  dédains  de  grand 
seigneur  racé,  ne  se  gênait  pas  de  travailler  à  ses 
heures  pour  le  roi  de  Prusse,  c'est  le  cas  de  le  dire, 
et   mourut  dans  la  peau  d'un  centre  gauche.  » 

A  Saint-Pierre-des-Ifs  monta  une  spiendide  jeun* 
fille  qui,  malheureusement,  ne  faisait  pas  partie  dï 
petit  groupe.  Je  ne  pouvais  détacher  mes  yeux  de  sa 
chaii'  de  magnolia,  de  ses  yeux  noirs  de  la  construc- 
tion admirable  et  haute  de  ses  formes.  Au  bout  d'une 
seconde  elle  voulut  ouvnr  une  glace,  car  il  faisait 
un  peu  chaud  dans  le  compartiment,  et  ne  voulant 
pas  demander  la  permission  à  tout  le  monde,  comme 
seul  je  n'avais  pas  de  manteau,  elle  me  dit  d'une 
VOIX  rapide,  fraîche  et  rieuse  :  «  Ça  ne  vous  est  pas 
désagréable.   Monsieur,   l'air  ?  »   J'aurais   voulu   lui 


SODOME  ET  GOMORRHE  29 

dire  :  «  Venez  avec  nous  chez  les  Verdurin  »,  ou  : 
«  Dites-moi  votre  nom  et  votre  adresse.  »  Je  répondis  : 
(t  Non,  l'air  ne  me  gêne  pas,  Mademoiselle.  »  Et 
après,  sans  se  déranger  de  sa  place  :  «  La  fumée,  ça 
ne  gêne  pas  vos  amis  ?  »  et  elle  alluma  une  cigarette. 
A  la  troisième  station  elle  descendit  d'un  saut.  Le 
lendemain,  je  demandai  à  Albertine  qui  cela  pouvait 
être.  Car,  stupidement,  croyant  qu'on  ne  peut 
aimer  qu'une  chose,  jaloux  de  l'attitude  d'Albertine 
à  l'égard  de  Robert,  j'étais  rassuré  quant  aux  femmes. 
Albertine  me  dit,  je  crois  très  smcèrement,  qu'elle 
ne  savait  pas.  «  Je  voudrais  tant  la  retrouver, 
m'écnai-je.  —  Tranquillisez-vous,  on  se  retrouve 
toujours  »,  répondit  Albertme.  Dans  le  cas  particulier 
elle  se  trompait  ;  je  n'ai  jamais  retrou\'é  ni  identifié 
la  belle  fille  à  la  cigarette.  On  verra  du  reste  pourquoi, 
pendant  longtemps,  je  dus  cesser  de  la  chercher. 
Mais  je  ne  l'ai  pas  oubliée.  Il  m'arrive  souvent  en, 
pensant  à  elle  d'être  pris  d'une  folle  envie.  Mais  ces 
retours  du  désir  nous  forcent  à  réfléchir  que,  si  on 
voulait  retrouver  ces  jeunes  hlles-là  avec  le  même 
plaisir,  il  faudrait  revenir  aussi  à  l'année,  qui  a  été 
suivie  depuis  de  dix  autres  pendant  lesquelles  la 
jeune  fîlle  s'est  fanée.  On  peut  quelquefois  retrouver 
un  être,  mais  non  abolir  le  temps.  Tout  cela  jusqu'au 
jour  imprévu  et  triste  comme  une  nuit  d'hiver  où 
on  ne  cherche  plus  cette  jeune  fille-là,  m  aucune 
autre,  où  trouver  vous  effraierait  même.  Car  on 
ne  se  sent  plus  assez  d'attraits  pour  plaire,  ni  de 
force  pour  aimer.  Non  pas,  bien  entendu,  qu'o»"  soit, 
au  sens  propre  du  mot,  impuissant.  Et  quant  à  aimer, 
on  aimerait  plus  que  lamais.  Mais  on  sent  que  c'est 
une  trop  grande  entreprise  pour  le  peu  de  forces 
qu'on  garde.  Le  repos  éternel  a  déjà  mis  des  inter- 
valles où  l'on  ne  peut  sortir,  ni  parler.  Mettre  un  pied 
sur  la  marche  qu'il  laut,  c'est  une  réussite  comme 
de  ne  pas  manquer  le  saut  périlleux.  Être  vu  dans   / 


30      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

icet  état  par  une  jeune  fille  qu'on  aime,  même  si 
[l'on  a  gardé  son  visage  et  tous  ses  cheveux  blonds 
de  jeune  homme  !  On  ne  peut  plus  assumer  la  fa- 
tigue de  se  mettre  au  pas  de  la  jeunesse.  Tant  pis 
SI  le  désir  charnel  redouble  au  lieu  de  s'amortir  ! 
On  fait  venir  pour  lui  une  femme  à  qui  l'on  ne  se 
souciera  pas  de  plaire,  qui  ne  partagera  qu'un  soir 
votre  couche  et  qu'on  ne  re verra  jamais. 

«  On  doit  être  toujours  sans  nouvelles  du  violo- 
niste »,  dit  Cottard.  L'événement  du  jour,  dans  le 
petit  clan,  était  en  effet  le  lâchage  du  violoniste 
favori  de  M™*  Verdunn.  Celui-ci,  qui  faisait  son 
service  militaire  près  de  Doncières,  venait  trois  fois 
par  semaine  dîner  à  la  Raspelière,  car  il  avait  la 
permission  de  minuit.  Or,  l'avant- veille,  pouf  la 
première  fois,  les  fidèles  n'avaient  pu  arriver  à  le 
découvrir  dans  le  tram.  On  avait  supposé  qu'il 
l'avait  manqué.  Mais  M°»^  Verdurin  avait  eu  beau 
envoyer  au  tram  suivant,  enfin  au  dernier,  la  voiture 
était  revenue  vide.  «  Il  a  été  sûrement  fourré  au 
bloc,  il  n'y  a  pas  d'autre  explication  de  sa  fugue. 
Ah  !  dame,  vous  savez,  dans  le  métier  militaire,  avec 
ces  gaillards-là,  il  suffit  d'un  adjudant  grincheux. 
—  Ce  sera  d'autant  plus  mortifiant  pour  M™*  Ver- 
durin, dit  Bnchot,  s'il  lâche  encore  ce  soir,  que  notre 
aimable  hôtesse  reçoit  justement  à  dîner  pour  la 
première  fois  les  voisins  qui  lui  ont  loué  la  Raspelière, 
le  marquis  et  la  marquise  de  Cambremer.  —  Ce 
soir,  le  marquis  et  la  marquise  de  Cambremer  I 
s'écria  Cottard.  Mais  je  n'en  oavais  absolument 
rien.  Naturellement  ie  savais  comme  vous  tous 
qu'ils  devaient  venir  un  jour,  mais  je  ne  savais 
pas  que  ce  fiât  si  proche.  Sapristi,  dit-il  en  se  tournant 
vers  moi,  qu'est-ce  que  je  vous  ai  dit  :  la  princesse 
Sherbatoff,  le  ma'-quis  et  la  marquise  de  Cambremer.» 
Et  après  avoir  répété  ces  noms  en  se  berçant  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  31 

leur  mélodie  :  «  Vous  voyez  que  nous  nous  mettons 
bien,  me  dit-il.  N'importe,  pour  vos  débuts,  vous 
mettez  dans  le  mille.  Cela  va  être  une  chambrée 
exceptionnellement  brillante.  »  Et  se  tournant  vers 
Bncliot,  il  ajouta  :  «  La  Patronne  doit  être  luneuse. 
Il  n  est*  que  temps  que  nous  arrivions  lui  prêter 
mam  forte.  »  Depuis  que  >!'"«  Verdurm  était  à  la 
Raspelière,  elle  affectait  vis-à-vis  des  fidèies  d'être, 
en  ertet,  dans  obligation  et  au  désespoir  d'inviter 
une  fois  ses  propriétaires.  Elle  aurait  ainsi  de  meil- 
leures conditions  pour  l'année  suivante,  disait-elle, 
et  ne  le  laisait  que  par  intérêt.  Mais  elle  prétendait 
avoir  une  telle  terreur,  se  faire  un  tel  monstre  d'un 
dîner  avec  des  gens  qui  n'étaient  pas  du  petit  groupe, 
qu'elle  le  remettait  toujours.  Il  l'effrayait,  du  reste, 
un  peu  pour  les  motifs  qu'elle  proclamait,  tout  en 
les  exagérant,  si  par  un  autre  côté  il  l'enchantait 
pour  des  raisons  de  snobisnie  qu'elle  préférait  taire. 
Elle  était  donc  à  demi  sincère,  elle  croyait  le  petit 
clan  quelque  chose  de  si  unique  au  monde,  un  de 
ces  ensembles  comme  il  faut  des  siècles  pour  en 
constituer  un  pareil,  qu'elle  tremblait  à  la  pensée 
d'y  voir  introduits  ces  gens  de  province,  ignorants 
de  la  Tétralogie  et  des  «  Maîtres  »,  qui  ne  sauraient 
pas  tenir  leur  partie  dans  le  concert  de  la  conversa- 
tion générale  et  étaient  capable^  en  venant  chez 
M™«  Verdurm,  de  détruire  un  des  tameu.x  mercredis, 
chefs-d'œuvre  incomparables  et  fragiles,  pareils  à 
ces  verreries  de  Venise  qu'une  fausse  note  suffit  à 
briser.  «  De  plus,  ils  doivent  être  tout  ce  qu'il  v  a 
de  plus  anti,  et  galonnards,  avait  dit  M.  Verdurm. 
—  Ah  !  ça,  pai  exemple,  ça  m'est  égal,  voila  assez 
longtemps  qu'on  en  parle  de  cette  histoire-ià  », 
avait  répondu  M™^  Verdurin  qui,  sincérenient 
dreyfusarde,  eût  cependant  voulu  trouver  dans  la 
prépondérance  de  son  salon  dreyfusiste  une  récom- 
pense   mondame.    Or    le    dreyfusisme    triomphait 


32      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

politiquement,  mais  non  pas  mondainement.  Labori, 
Reinach,  Picquart,  Zola,  restaient,  pour  les  gens  du 
monde,  des  espèces  de  traîtres  qui  ne  pouvaient 
que  les  éloigner  du  petit  noyau.  Aussi,  après  cette 
incursion  dans  la  politique,  M™«  V'erdurin  tenait- 
elle  à  rentrer  dans  l'art.  D'ailleurs  d'indy,  Debussy, 
n'étaient-iis  pas  <>  mal  b  dans  l'Affaire  ?  «  Pour  ce 
qu)  est  de  l'Aflaire,  nous  n'aurions  qu'à  les  mettre 
à  côté  de  Brichot,  dit-elle  (l'universitaire  étant  le 
seul  des  hdèles  qui  avait  pris  le  parti  ce  l'Etat- 
Maior,  ce  qui  l'avait  fait  beaucoup  baisser  dans 
l'estime  de  M^^  Verdunn).  On  n'est  pas  obligé  de 
parier  éternellement  de  l'affaire  Dreyfus.  Non,  la 
vérité,  c'est  que  les  Cambremer  m'embêtent.  » 
Quant  aux  fidèles,  aussi  excités  par  ie  désir  mavoué 
qu'ils  avaient  de  connaître  les  Cambremer,  que 
dupes  de  l'ennui  affecté  que  M""*  Verdurin  disait 
éprouver  à  les  recevoir,  ils  reprenaient  chaque  jour, 
en  causant  avec  elle,  les  vils  arguments  qu'elle 
donnait  elle-même  en  faveur  de  cette  invitation, 
tâchaient  de  les  rendre  irrésistibles,  o  Décidez-vous 
une  bonne  fois,  répétait  Cottard,  et  vous  aurez 
les  concessions  pour  le  loyer,  ce  sont  eux  qui  paieront 
le  jardinier,  vous  aurez  la  jouissance  du  pré.  Tout 
cela  vaut  bien  de  s'ennuyer  une  soirée.  Je  n'en  parle 
que  pour  vous  »,  ajoutait-il,  bien  que  le  coeur  lui 
eût  battu  une  fois  que,  dans  la  voiture  de  M™*  Ver- 
dunn, li  avait  croisé  celle  de  la  vieille  M™«  de  Cam- 
bremer sur  la  route,  et  surtout  qu'il  fût  humilié  pour 
:es  employés  du  chemin  de  ter,  quand,  à  la  gare,  il 
se  trouvait  près  du  marquis.  De  leur  côté,  les  Cam- 
bremer, vivant  bien  trop  loin  du  mouvement  mon- 
dain pour  pouvoir  même  se  douter  que  certaines 
femmes  élégantes  parlaient  avec  quelque  considé- 
ration de  M""*  Verdurin,  s'imagmaient  que  celle-ci 
était  une  personne  qui  ne  pouvait  connaître  que 
des  bohèmes,  n'était  même  peut-être  pas  légitime- 


SODOME  ET   GOMORRHE  33 

ment  mariée,  et,  en  fait  de  gens  «  nés  »,  ne  verrait 
jamais  qu'eux.  Ils  ne  s'étaient  résignés  à  y  dîner 
que  pour  être  en  bons  termes  avec  une  locataire 
dont  ils  espéraient  le  retour  pour  de  nombeuses 
saisons,  surtout  depuis  qu'ils  avaient,  le  mois  précé- 
cédent,  appris  qu'elle  venait  d'hériter  de  tant  de 
millions.  C'est  en  silence  et  sans  plaisanteries  de 
mauvais  goût  qu'ils  se  préparaient  au  our  fatal. 
Les  fidèles  n'espéraient  plus  qu'il  vînt  jamais,  tant 
de  fois  M^^e  Verdurin  en  avait  déjà  fixé  devant  eux 
la  date,  toujours  changée.  Ces  fausses  résolutions 
avaient  pour  but,  non  seulement  de  faire  ostentation 
de  l'ennui  que  lui  causait  ce  dîner,  mais  de  tenir  en 
haleine  les  membres  du  petit  groupe  qui  habitaient 
dans  le  voisinage  et  étaient  parfois  enclins  à  lâcher. 
Non  que  la  Patronne  devinât  que  le  «  grand  jour  » 
leur  était  aussi  agréable  qu'à  elle-même,  mais  parce 
que,  les  ayant  persuadés  que  ce  dîner  était  pour 
elle  la  plus  terrible  des  corvées,  elle  pouvait  faire 
appel  à  leur  dévouement.  «  Vous  n'allez  pas  me 
laisser  seule  en  tête  à  tête  avec  ces  Chinois-là  !  Il 
faut  au  contraire  que  nous  soyons  en  nombre  pour 
supporter  l'ennui.  Naturellement  nous  ne  pourrons 
parler  de  rien  de  ce  qui  nous  intéresse.  Ce  sera  un 
mercredi  de  raté,  que  voulez-vous  1  » 

—  En  effet,  répondit  Bnchot,  en  s'adressant  à 
moi,  le  crois  que  M™®  Verdunn,  qui  est  très  intelli- 
gente et  apporte  une  grande  coquetterie  à  l'élabora- 
tion de  ses  mercredis,  ne  tenait  guère  à  recevoir 
ces  hobereaux  de  grande  lignée  mais  sans  esprit. 
Elle  n'a  pu  se  résoudre  à  inviter  la  marquise  douai- 
rière, mais  s'est  résignée  au  fils  et  à  la  belle-fille. 

—  Ah  !  nous  verrons  la  marquise  de  Cambremer  ? 
dit  Cottard  avec  un  sourire  oii  il  crut  devoir  mettre 
de  la  paillardise  et  du  marivaudage,  bien  qu'il 
ignorât  si  M°^t  ^e  Cambremer  était  jolie  ou  non.  Mais 
le  titre  de  marquise  éveillait  en  lui  des  images  pres- 

VoL  X.    3 


34      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

tigieuses  et  galantes.  «  Ah  !  je  la  connais,  dit  Ski, 
qui  l'avait  rencontrée,  une  fois  qu'il  se  promenait 
avec  M^e  Verdurin.  —  Vous  ne  la  connaissez  pas 
au  sens  biblique,  dit,  en  coulant  un  regard  louche 
sous  son  lorgnon,  le  docteur,  dont  c'était  une  des 
plaisanteries  favorites.  —  Elle  est  intelligente,  me 
dit  Ski.  Naturellement,  reprit-il  en  voj'ant  que  je  ne 
disais  rien  et  appuyant  en  souriant  sur  chaque 
mot,  elle  est  mtelligente  et  elle  ne  l'est  pas,  il  lui 
manque  l'instruction,  elle  est  frivole,  mais  elle  a 
l'instinct  des  jolies  choses.  Elle  se  taira,  mais  elle 
ne  dira  jamais  une  bêtise.  Et  puis  elle  est  d'une 
jolie  coloration.  Ce  serait  un  portrait  qui  serait 
amusant  à.  peindre  »,  ajouta-t-il  en  fermant  à  demi 
les  3eux  comme  s'il  la  regardait  posant  devant  lui. 
Comme  je  pensais  tout  le  contraire  de  ce  que  Ski 
exprimait  avec  tant  de  nuances,  je  me  contentai  de 
dire  qu'elle  était  la  sœur  d'un  ingénieur  très  distin- 
gué, M.  Legrandin.  «  Hé  bien,  vous  voyez,  vous 
serez  présenté  à  une  jolie  femme,  me  dit  Brichot,  et 
on  ne  sait  jamais  ce  qui  peut  en  résulter.  Cléopâtre 
n'était  même  pas  une  grande  dame,  c'était  la  petite 
femme,  la  petite  femme  inconsciente  et  terrible  de 
notre  Meilhac,  et  voyez  les  conséquences,  non  seule- 
ment pour  ce  jobard  d'Antoine,  mais  pour  le  monde 
antique.  —  J'ai  déjà  été  présenté  à  M™»  de  Cambre- 
mer,  répondis-je.  — Ah  !  mais  alors  vous  allez  vous 
trouver  en  pays  de  connaissance.  —  Je  serai  d'autant 
plus  heureux  de  la  voir,  répondis-je,  qu'elle  m'avait 
promis  un  ouvrage  de  l'ancien  curé  de  Combray  sur 
les  noms  de  lieux  de  cette  région-ci,  et  je  vais  pouvoir 
lui  rappeler  sa  promesse.  Je  m'intéresse  à  ce  prêtre 
et  aussi  aux  étymologies.  —  Ne  vous  fiez  pas  trop  à 
celles  qu'il  indique,  me  répondit  Brichot  ;  l'ouvrage, 
qui  est  à  la  Raspelière  et  que  je  me  suis  amusé  à 
feuilleter,  ne  me  dit  rien  qui  vaille  ;  il  fourmille 
d'erreurs.  Je  vais  vous  en  donner  un  exemple.  Le 


SODOME  ET   GOMORRHE  35 

mot  Bricq  entre  dans  la  formation  d'une  quantité 
de  noms  de  lieux  de  nos  environs.  Le  brave  ecclé- 
siastique a  eu  l'idée  passablement  biscornue  qu'il 
vient  de  Briga,  hauteur,  lieu  fortifié.  Il  le  voit  déià 
dans  les  peuplades  celtiques,  Latobnges,  Neme- 
tobriges,  etc.,  et  le  suit  jusque  dans  les  noms  comme 
Briand,  Brion,  etc..  Pour  en  revenir  au  pays  que 
nous  avons  le  plaisir  de  traverser  en  ce  moment 
avec  vous,  Bricquebosc  signifierait  le  bois  de  ir 
hauteur,  Bricqueville  l'habitation  de  la  hauteur 
Bricquebec,  où  nous  nous  arrêterons  dans  un  instant 
avant  d'arriver  à  MaineviUe,  la  hauteur  près  du 
ruisseau.  Or  ce  n'est  pas  du  tout  cela,  pour  la  raison 
que  bricq  est  le  vieux  mot  norois  qui  signifie  tout 
simplement  :  un  pont.  De  même  que  fieur,  que  le 
protégé  de  M""-  de  Cambremer  se  donne  une  peine 
infinie  pour  rattacher  tantôt  aux  mots  Scandinaves 
ftoi,  fto,  tantôt  au  mot  irlandais  ae  et  aer,  est  au 
contraire,  à  n'en  point  douter,  le  fiord  des  Danois 
et  signifie  :  port.  De  même  l'excellent  prêtre  croit 
que  la  station  de  Saint-Martin-le-Vêtu,  qui  avoisine 
la  Raspelière,  signifie  Saint-Martin- le- Vieux  (vêtus). 
Il  est  certain  que  le  mot  de  vieux  a  joué  un  grand 
rôle  dans  la  toponymie  de  cette  région.  Vieux  vient 
généralement  de  vadunt  et  signifie  un  gué,  comme 
au  lieu  dit  :  les  Vieux.  C'est  ce  que  les  Anglais 
appelaient  «  ford  »  (Oxford,  Hereford).  Mais,  dans  le 
cas  particulier,  vieux  vient  non  pas  de  vêtus,  mais 
de  vastatus,  lieu  dévasté  et  nu.  Vous  avez  près  d'ici 
Sottevast,  le  vast  de  Setold  ;  Brillevast,  le  vast  de 
Berold.  Je  suis  d'autant  plus  certain  de  l'erreur  du 
cure,  que  Saint-Martm-le- Vieux  s'est  appelé  autre- 
fois Saint-Martin-du-Gast  et  même  Saint-Martin-de- 
Terregate.  Or  le  v  et  le  g  dans  ces  mots  sont  la  même 
lettre.  On  dit  :  dévaster  mais  aussi  ■  gâcher.  Jachères 
et  gâtines  (du  haut  allemand  wastinna)  ont  '^e  même 
sens  :  Terregate  c'est  donc  terra  vasiata.   yuant  à 


36      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Saint-Mars,  jadis  (honni  soit  qui  mal  y  pense)  Saint- 
Merd,  c'est  Saint-Medardus,  qui  est  tantôt  Saint- 
Médard,  Saint-Mard,  Saint-Marc,  Cinq-Mars,  et 
jusqu'à  Dammas.  Il  ne  faut  du  reste  pas  oublier 
que,  tout  près  d'ici,  des  lieux,  portant  ce  même 
nom  de  Mars,  attestent  simplement  une  origine 
païenne  (le  dieu  Mars)  restée  vivace  en  ce  pays,  mais 
que  le  samt  homme  se  refuse  à  reconnaître.  Les 
hauteurs  dédiées  aux  dieux  sont  en  particulier  fort 
nombreuses,  comme  la  montagne  de  Jupiter  (Jeu- 
mont).  Votre  curé  n'en  veut  rien  voir  et,  en  revanche, 
partout  où  le  christianisme  a  laissé  des  traces,  elles 
lui  échappent.  Il  a  poussé  son  voyage  jusqu'à  Loc- 
tudy,  nom  barbare,  dit-il,  alors  que  c'est  Locus 
sancti  Tudeni,  et  n'a  pas  davantage,  dans  Sammar- 
çoles,  deviné  Sanctus  Martialis.  Votre  curé,  continua 
Brichot,  en  voyant  qu'il  m'intéressait,  fait  venir  les 
mots  en  hon,  home,  holm,  du  mot  holl  (hullus),  colline, 
alors  qu'il  vient  du  norois  holm,  île,  que  vous  con- 
naissez bien  dans  Stockholm,  et  qui  dans  tout  ce 
pays-ci  est  si  répandu,  la  Houlme.  Engohomme, 
Tahoume,  Robehomme,  Néhomme,  Quettehon,  etc.  » 
Ces  noms  me  firent  penser  au  jour  où  Albertine 
avait  voulu  aller  a  Amfreville-la-Bigot  (  du  nom  de 
deux  de  ses  seigneurs  successifs,  me  dit  Brichot),  et 
où  elle  m'avait  ensuite  proposé  de  dîner  ensemble 
à  Robehomme.  Quant  à  Montmartm,  nous  allions 
y  passer  dans  un  mstant.  o  Est-ce  que  Néhomme, 
demandai-je,  n'est  pas  près  de  Carquethuit  et  de 
Chtourps  ?  —  Parfaitement,  Néhomme  c'est  le 
hohn,  rUe  ou  presqu'île  du  fameux  vicomte  Nigei 
dont  le  nom  est  resté  aussi  dans  Néville.  Carquethuit 
et  Clitourps,  dont  vous  me  parlez,  sont,  pour  le 
protégé  de  M™«  de  Cambremer,  l'occasion  d'autres 
erreurs.  Sans  doute  il  voit  bien  que  carque,  c'est  une 
église,  ia  Kirche  des  Allemands.  Vous  connaissez 
Querqueville,  sans  parler  de  Dunkerque.  Car  mieux 


SODOME  ET   GOMORRHE  37 

vaudrait  alors  nous  arrêter  à  ce  fameux  mot  de 
Dun  qui,  pour  les  Celtes,  signifiait  une  élévation.  Et 
cela  vous  le  retrouverez  dans  toute  la  France.  Votre 
abbé  s'hypnotisait  devant  Duneville  repris  dans 
l'Eure-et-Loir  ;  il  eût  trouvé  Châieaudun.  Dun-le-Roi 
dans  le  Cher  ;  Duneau  dans  la  Sarthe  ;  Dun  dans 
l'Ariège  ;  Dune-les-Places  dans  la  Nièvre,  etc.,  etc. 
Ce  Dun  lui  fait  commette  une  curieuse  erreur  en 
ce  qui  concerne  Doville,  où  nous  descendrons  et 
où  nous  attendent  les  confortables  voitures  de 
jyfme  Verdurm.  Doville,  en  latm  donvilla,  dit-il.  En 
effet  Doville  est  au  pied  de  grandes  hauteurs.  Votre 
curé,  qui  sait  tout,  sent  tout  de  même  qu'il  a  fait 
une  bévue.  Il  a  lu,  en  effet,  dans  un  ancien  Fouillé 
Domvilla.  Alors  il  se  rétracte  ;  Douville,  selon  lui, 
est  un  hef  de  l'Abbé,  Domino  Abbati,  du  mont 
Saint-Michel.  Il  s'en  réjouit,  ce  qui  est  assez  bizarre 
quand  on  pense  à  la  vie  scandaleuse  que,  depuis 
le  Capitulaire  de  Saint-Clair-sur-Epte,  on  menait  au 
mont  Saint-Michel,  et  ce  qui  ne  serait  pas  plus 
extraordinaire  que  d°  voir  le  roi  de  Danemark 
suzerain  de  toute  cette  côte  où  il  faisait  célébrer 
beaucoup  plus  le  culte  d'Odin  que  celui  du  Christ. 
D'autre  part,  la  supposition  que  \'n  a  été  changée 
en  m  ne  me  choque  pas  et  exige  moins  d'altération 
que  le  très  correct  Lyon  qui,  lui  aussi,  vient  de 
Dun  {Lî(gduntim).  Mais  enfin  l'abbé  se  trompe. 
Douville  n'a  jamais  été  Douville,  mais  Doville, 
Eudonis  Villa,  le  village  d'Eudes.  Douville  s'appelait 
autrefois  Escalecliff,  l'escalier  de  la  pente.  Vers 
1233,  Eudes  le  Bouteiller,  seigneur  d'Escalechff, 
partit  pour  la  Terre-Sainte  ;  au  moment  de  partir  il 
fit  remise  de  l'église  à  l'abbaye  de  Blanchelande. 
Echange  de  bons  procédés  :  le  village  prit  son  nom, 
d'où  actuellement  Douville.  Mais  j'ajoute  que  la 
toponymie,  où  je  suis  d'ailleurs  fort  ignare,  n'est  pas 
une  science  exacte  ;  si  nous  n'avions  ce  témoignage 


38      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

historique,  Douville  pourrait  fort  bien  venir  d'Ou- 
ville,  c'est-à-dire  :  les  Eaux.  Les  formes  en  ai  (Aigues- 
Mortes),  de  aqua,  se  changent  fort  souvent  en  eu. 
en  ou.  Or  il  y  avait  tout  près  de  Douville  des  eaux 
renommées,  Carquebut.  Vous  pensez  que  le  curé 
était  trop  content  de  trouver  là  quelque  trace  chré- 
tienne, encore  que  ce  pays  semble  avoir  été  assez 
difficile  à  évangéliser,  puisqu'il  a  fallu  que  s'y  re- 
prissent successivement  saint  Ursal,  saint  Gofroi, 
saint  Barsanore,  saint  Laurent  de  Brèvedent,  lequel 
passa  enfin  la  main  aux  moines  de  Beaubec.  Mais 
pour  tuit  l'auteur  se  trompe,  il  y  voit  une  forme 
de  toft,  masure,  comme  dans  Criquetot,  Ectot, 
Yvetot,  alors  que  c'est  le  thveit,  essart,  défrichement, 
comme  dans  Braquetuit,  le  Thuit,  Regnetuit,  etc. 
De  même,  s'il  reconnaît  dans  Clitourps  le  thorp 
normand,  qui  veut  dire  :  village,  il  veut  que  la 
première  partie  du  nom  dérive  de  clivus,  pente, 
alors  qu'elle  vient  de  cliff,  rocher.  Mais  ses  plus 
grosses  bévues  viennent  moins  de  son  ignorance  que 
de  ses  préjugés.  Si  bon  Français  qu'on  soit,  faut-il 
nier  l'évidence  et  prendre  Saint-Laurent-en-Bray 
pour  le  prêtre  romain  si  connu,  alors  qu'il  s'agit 
de  saint  Lawrence  'Toot,  archevêque  de  Dublin  ? 
Mais  plus  que  le  sentiment  patriotique,  le  parti  pris 
religieux  de  votre  ami  lui  fait  commettre  des  erreurs 
grossières.  Ainsi  vous  avez  non  loin  de  chez  nos 
hôtes  de  la  Raspelière  deux  Montmartin,  Mont- 
martin-sur-Mer  et  Montmartin-en-Graignes.  Pour 
Craignes,  le  bon  curé  n'a  pas  commis  d'erreur,  il  a 
bien  vu  que  Craignes,  en  latin  Grania,  en  grec 
crêné,  signifie  étangs,  marais  ;  combien  de  Cresmays, 
de  Croen,  de  Grenieville,  de  Lengronne,  ne  pourrait- 
on  pas  citer  ?  Mais  pour  Montmartin,  votre  prétendu 
linguiste  veut  absolument  qu'il  s'agisse  de  paroisses 
dédiées  à  saint  Martin.  Il  s'autorise  de  ce  que  le 
saint  est  leur  patron,  mais  ne  se  rend  pas  compte 


SODOME  ET   GOMORRHE  39 

qu'il  n'a  été  pris  pour  tel  qu'après  coup  ;  ou  plutôt 
il  est  aveuglé  par  sa  haine  du  paganisme  ;  il  ne  veut 
pas  voir  qu'on  aurait  dit  Mont-Saint-Martin  comme 
on  dit  le  mont  Saint-Michel,  s'il  s'était  agi  de  saint 
Martm,  tandis  que  le  nom  de  Montmartin  s'applique, 
de    façon    beaucoup    plus    païenne,    à    des    temples 
consacrés  au  dieu  Mars,  temples  dont  nous  ne  pos- 
sédons pas,  il  est  vrai,  d'autres  vestiges,  mais  que 
la  présence  incontestée,  dans  le  voisinage,  de  vastes 
camps    romains    rendrait    des    plus    vraisemblables 
même  sans  le  nom  de  Montmartin  qui  tranche   le 
doute.  Vous  voyez  que  le  petit  livre  que  vous  allez 
trouver  à  la  Raspehère  n'est  pas  des  mieux  faits.  » 
J'objectai  qu'à  Combray  le  curé  nous  avait  appris 
souvent    des    étymologies    intéressantes.    «  Il    était 
probablement  mieux  sur  son  terram,  le  voyage  en 
Normandie    l'aura    dépaysé.    —   Et    ne    l'aura    pas 
guéri,  ajoutai-je,  car  il  était  arrivé  neurasthénique 
et  est  reparti  rhumatisant.  —  Ah  !  c'est  la  faute  à  la 
neurasthénie.  Il  est  tombé  de  la  neurasthénie  dans 
la  philologie,  comme  eût  dit  mon  bon  maître  Poc- 
quelin.  Dites  donc,  Cottard,  vous  semble-t-il  que  la 
neurasthénie  puisse  avoir  une  influence  fâcheuse  sur 
la  philologie,   la   philologie   une  influence  calmante 
sur  la  neurasthénie,  et  la  guénson  de  la  neurasthénie 
conduire  au  rhumatisme  ?   —  Parfaitement,  le  rhu- 
matisme et  la  neurasthénie  sont  deux  formes  vica- 
riantes  du  neuro-arthritisme.  On  peut  passer  de  l'une 
à  l'autre  par  métastase.  —  L'éminent  professeur,  dit 
Brichot,    s'exprime.    Dieu    me    pardonne,    dans    un 
français  aussi  mêlé  de  latin  et  de  grec  qu'eût  pu  le 
faire  M.  Purgon  lui-même,  de  moliéresque  mémoire  ! 
A  moi,  mon  oncle,  je  veux  dire  notre  Sarcey  natio- 
nal... »  Mais  il  ne  put  achever  sa  phrase.  Le  profes- 
seur venait  de  sursauter  et  de  pousser  un  hurlement  : 
a  Nom  de  d'ià,  s'écna-t-il  en  passant  enfin  au  langage 
articulé,  nous  avons  passé  Maineville  (hé  !  hé  1)  et 


40      A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDb 

même  Renneville.  »  Il  venait  de  voir  que  le  train 
s'arrêtait  à  Saint-Mars-le- Vieux,  où  presque  tout 
les  voyageurs  descendaient.  «  Ils  n'ont  pas  dû  pour- 
tant brûler  l'arrêt.  Nous  n'aurons  pas  fait  attention 
en  parlant  des  Cambremer.  —  Écoutez-moi,  Ski, 
attendez,  je  vais  vous  dire  «  une  bonne  chose  »,  dit 
Cottard  qui  avait  pris  en  affection  cette  expression 
usitée  dans  certains  milieux  médicaux.  La  princesse 
doit  être  dans  le  train,  elle  ne  nous  aura  pas  vus 
et  sera  montée  dans  un  autre  compartiment.  Allons 
à  sa  recherche.  Pourvu  que  tout  cela  n'aille  pas 
amener  de  grabuge  !»  Et  il  nous  emmena  tous  à  la 
recherche  de  la  princesse  Sherbatoft.  Il  la  trouva 
dans  le-  coin  d'un  wagon  vide,  en  train  de  lire  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  Elle  avait  pris  depuis  de 
longues  années,  par  peur  des  rebuffades,  l'habitude 
de  se  tenir  à  sa  place,  de  rester  dans  son  coin,  dans 
la  vie  comme  dans  le  train,  et  d'attendre  pour  donner 
la  main  qu'on  lui  eût  dit  bonjour.  Elle  contmua  à 
lire  quand  les  fidèles  entrèrent  dans  son  wagon.  Je 
la  reconnus  aussitôt  ;  cette  femme,  qui  pouvait  avoir 
perdu  sa  situation  mais  n'en  était  pas  moins  d'une 
grande  naissance,  qui  en  tout  cas  était  la  perle  d'un 
salon  comme  celui  des  Verdurin,  c'était  la  dame  que, 
dans  le  même  train,  j'avais  cru,  l'avant- veille, 
pouvoir  être  une  tenancière  de  maison  publique.  Sa 
personnalité  sociale,  si  incertaine,  me  devint  claire 
aussitôt  quand  je  sus  son  nom,  comme  quand,  après 
avoir  peiné  sur  une  devinette,  on  apprend  enfin  le 
mot  qui  rend  clair  tout  ce  qui  était  resté  obscur 
et  qui,  pou;  les  personnes,  est  le  nom.  Apprendre 
le  surlendemain  quelle  était  la  personne  à  côté  de 
qui  on  a  voyagé  dans  le  train  sans  parvenir  à  trou- 
ver son  rang  social  est  une  surprise  beaucoup  plus 
amusante  que  de  lire  dans  la  Uvraison  nouvelle  d'une 
revue  le  mot  de  l'énigme  proposée  dans  la  précédente 
livraison.    Les   grands   restaurants,    les   casinos,   les 


SODOME  ET  GOMORRHE  41 

«  tortillards  »  sont  le  musée  des  familles  de  ces 
énigmes  sociales.  «  Princesse,  nous  vous  aurons 
manquée  à  Mai  ne  ville  !  Vous  permettez  que  nous 
prenions  place  dans  votre  compartiment  ?  —  Mais 
comment  donc  »,  fit  la  princesse  qui,  en  entendant 
Cottard  ui  parler,  leva  seulement  alors  de  sur  sa 
revue  des  yeux  qui,  comme  ceux  de  M.  de  Charlus, 
quoique  plus  doux,  voyaient  très  bien  les  personnes 
de  la  présence  de  qui  elle  faisait  semblant  de  ne  pas 
s'apercevoir.  Cottard,  réfléchissant  à  ce  que  le  fait 
d'être  invité  avec  .es  Cambremer  était  pour  moi 
une  recommandation  suffisante,  prit,  au  bout  d'un 
moment,  la  décision  de  me  présenter  à  la  princesse, 
laquelle  s'inclina  avec  une  grande  politesse,  mais 
eut  l'air  d'entendre  mon  nom  pour  la  première  fois. 
«  Cré  nom,  s'écria  le  docteur,  ma  femme  a  oublié  de 
faire  changer  les  boutons  de  mon  gilet  blanc.  Ah  1 
les  femmes,  ça  ne  pense  à  rien.  Ne  vous  mariez  jamais, 
voyez-vous  »,  me  dit-il.  Et  comme  c'était  une  des 
plaisanteries  qu'il  jugeait  convenables  quand  on 
n'avait  rien  à  dire,  il  regarda  du  coin  de  l'œil  la 
princesse  et  les  autres  fidèles,  qui,  parce  qu'il  était 
professeur  et  académicien,  sourirent  en  admirant  sa 
bonne  humeur  et  son  absence  de  morgue.  La  prmcesse 
nous  apprit  que  le  jeune  violoniste  était  retrouvé. 
Il  avait  gardé  le  lit  la  veille  à  cause  d'une  migraine, 
mais  viendrait  ce  soir  et  amènerait  un  vieil  ami  *de 
son  père  qu'il  avait  retrouvé  à  Doncières.  Elle  l'avait 
su  par  M'^^  Verdun n  avec  qui  elle  avait  déjeuné 
le  matm,  nous  dit-aile  d'une  voix  rapide  oîi  le  rou- 
lement des  r,  de  l'accent  russe,  était  doucement 
marmonne  au  fond  de  la  gorge,  comme  si  c'étaient 
non  des  >•  mais  des  .  :<  Ah  !  vous  ave?  déieuné  ce 
matin  a  ver  elle  dit  Cottard  à  la  princesse  ;  mais  en 
me  regardant,  car  ces  paroles  avaient  pour  but  de 
me  montrer  combien  la  princesse  ^tait  mtime  avec 
la  Patronne.  Vous  êtes   une  naèie,   vous  !   —  Oui, 


42      A   LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

j'aime  ce  petit  celcle  intelligent,  agléable,  pas  mé- 
chant, tout  simple,  pas  snob  et  où  on  a  de  l'esplit 
jusqu'au  bout  des  ongles.  —  Nom  d'une  pipe,  j'ai 
dû  perdre  mon  billet,  je  ne  le  retrouve  pas  »,  s'écria 
Cottard  sans  s'inquiéter  d'ailleurs  outre  mesure.  Il 
savait  qu'à  Douville,  où  deux  landaus  allaient  nous 
attendre  l'employé  le  laisserait  passer  sans  billet 
et  ne  s'en  découvrirait  que  plus  bas  afin  de  donner 
par  ce  salut  l'explication  de  son  mdulgence.  à  savoir 
qu'il  avait  bien  reconnu  en  Cottard  un  habitué  des 
Verdurin.  «  On  ne  me  mettra  pas  à  la  salle  de  police 
pour  cela,  conclut  le  docteur.  —  Vous  disiez,  Mon- 
sieur, demandai-je  à  Brichot,  qu'il  y  avait  près 
d'ici   des   eaux   renommées  ;   comment   le   sait-on  ? 

—  Le  nom  de  la  station  suivante  l'atteste  entre 
bien  d'autres  témoignages.  Elle  s'appehe  Fervaches. 

—  Je  ne  complends  pas  ce  qu'il  veut  dil  »,  grommela 
la  princesse,  d'un  ton  dont  elle  m'aurait  dit  par 
gentillesse  :  «  Il  nous  embête,  n'est-ce  pas  ?»  «  Mais, 
princesse,  Fervaches  veut  dire,  eaux  chaudes, 
fervtdae  aquae...  Mais  à  propos  du  jeune  violoniste, 
continua  Bnchot,  j'oubliais,  Cottard,  de  vous  parler 
de  la  grande  nouvelle.  Saviez-vous  que  notre  pauvre 
ami  Dechambre,  l'ancien  pianiste  favon  de  M^^e 
Verdurm,  vient  de  mourir  ?  C'est  effrayant.  —  Il 
était  encore  jeune,  répondit  Cottard,  mais  il  devait 
faire  quelque  chose  du  côté  du  foie,  il  devait  avoir 
quelque  saleté  de  ce  côté,  il  avait  une  fichue  tête 
depuis  quelque  temps.  —  Mais  il  n'était  pas  si  leune, 
dit  Brichot  ;  du  temps  où  Elstir  et  Swann  allaient 
chez  M°»e  Vefdunn,  Dechambre  était  déjà  une 
notoriété  parisienne,  et,  chose  admirable,  sans  avoir 
reçu  3  l'étranger  le  baptême  du  succès.  Ah  1  vl  n  était 
pas  un  adepte  de  l'Evangile  selon  saint  Barnum, 
celui-là.  —  Vous  confondez,  il  ne  pouvait  aller  chez 
Mme  Verdurin  à  ce  moment-là,  il  était  encore  en 
nournce.  —  Mais,  à  moins  que  ma  vieille  mémoire 


SODOME  ET   GOMORRHE  43 

ne  soit  infidèle,  il  me  semblait  que  Dechambre  iouait 
la  sonate  de  Vinteuil  pour  Swann  quand  ce  cercleux, 
en  rupture  d'aristocratie,  ne  se  doutait  guère  qu'il 
serait  un  jour  le  pnnce  consori  embourgeoisé  de  notre 
Odette  nationale.  —  C'est  impossible,  la  sonate  de 
Vinteuil  a  été  jouée  chez  M°>e  Verdurin  loui^temps 
après  que  Swann  n'y  allait  plus  »,  dit  le  docteur  qui, 
comme  les  gens  qui  travaillent  beaucoup  e'  croient 
retenir  beaucoup  de  choses  qu'ils  se  figurent  être  uti- 
les, en  oubfienî  beaucoup  d'autres,  ce  qui  leur  permet 
de  s'extasier  devant  a  mémoire  de  gens  qui  n'ont 
nen  à  faire.  «  Vous  taites  tort  à  vos  connaissances, 
vous  n'êtes  pourtant  pas  ramolli  »,  dit  en  souriant  le 
docteur.  Brichot  convint  de  son  erreur.  Le  train 
s'arrêta.  C'était  la  Sogne.  Ce  nom  m'intriguait. 
«Comme  j'aimerais  savoir  ce  que  veulent  dire  tous 
ces  noms,  dis-je  à  Cottard.  —  -Mais  demandez  à 
M.  Brichot,  il  le  sait  peut-être.  —  Mais  'a  Sogne,  c'est 
la  Cicogne,  Siconia  »,  répondit  Brichot  que  je  brûlais 
d'interroger  sur  bien  d'auures  noms. 

Oubliant  qu'elle  tenait  à  son  «  coin  »,  M™^  Sher- 
batoff  m'offrit  aimablement  de  changer  de  place 
avec  moi  pour  que  je  pusse  mieux  causer  avec 
Brichot  à  qui  je  voulais  demander  d'autres  étymo- 
iogies  qui  m'intéressaient,  et  elle  assura  qu'il  lui 
était  indifférent  de  voyager  en  avant,  en  arrière, 
debout,  etc..  Elle  restait  sur  la  défensive  tant 
qu'elle  gnorait  les  intentions  des  nouveaux  venus, 
mais  quand  elle  avait  reconnu  que  celles-ci  étaient 
aimables,  elle  cherchait  de  toutes  manières  à  taire 
plaisir  à  chacun.  Enfin  le  train  s'arrêta  à  la  station 
de  Doville-Féterne,  laquelle  étant  située  à  peu  près 
à  égaie  distance  du  village  de  Féterne  et  de  celm 
de  Doville  portait,  à  cause  de  cette  particularité, 
letirs  deux  noms.  -  SaperUpopette,  s'écria  le  locteur 
Cottard,  quand  nous  fiimes  devant  la  barrière  où 
on  prenait  les  billets  et  feignant  seulement  de  s'en 


44      A  LA    RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

apercevoir,  je  ne  peux  pas  retrouver  mon  ticket,  i'ai 
dû  le  perdre.  »  Mais  ^ 'employé,  ôtant  sa  casquette, 
assura  que  cela  ne  taisait  rien  et  sourit  respec- 
tueusement. La  princesse  (donnant  des  explications 
au  cocher  comme  eûi  fait  une  espèce  de  dame 
d'honneur  de  M'"^  Verdurin,  laquelle,  à  cause  des 
Cambremer,  n'avait  pu  venir  à  la  gare,  ce  qu'elle 
faisait  du  reste  rarement)  me  prit  ainsi  que  Brichot, 
avec  elle  dans  une  des  voitures.  Dans  l'autre 
montèrent  le  docteur,  Saniette  et  Sk\ 

Le  cocher,  bien  que  tout  ieune,  était  le  premier 
cocher  des  Verdurin,  le  seul  qui  fût  vraiment  cocher 
en  titre  ;  il  leur  faisait  faire,  dans  le  jour,  toutes 
leurs  promenades  car  il  connaissait  tous  les  chemins, 
et  le  soir  allait  chercher  et  reconduire  ensuite  les 
fidèles.  Il  était  accompagné  d'extras  (qu'il  choisissait) 
en  cas  de  nécessité.  C'était  un  excellent  garçon, 
sobre  et  adroit,  mais  avec  une  de  ces  figures  mélanco- 
liques où  le  regard,  trop  fixe,  signifie  qu'on  se  fait 
pour  un  rien  de  la  bile,  même  des  idées  noires.  Mais 
il  était  en  ce  moment  .ort  heureux  car  iJ  avait  réussi 
à  placer  son  irère,  autre  excellente  pâte  d'homme, 
chez  les  Verdurin.  Nous  traversâmes  d'abord  Doviile. 
Des  mamelons  herbus  y  descendaient  jusqu'à  la 
mer  en  amples  pâtés  auxquels  la  saturation  de 
l'humidité  et  du  sel  donnent  une  épaisseur,  un  moel- 
leux, une  v'vacité  de  tons  extrêmes.  Les  ilôts  et 
les  découpures  de  Rivebelle,  beaucoup  plus  rappro- 
chés ici  qu'à  Balbec,  donnaient  à  cette  partie  de  la 
mer  l'aspect  nouveau  pour  moi  d'un  plan  en  relief. 
Nous  passâmes  devant  de  petits  chalets  loués 
presque  tous  par  des  peintres  ;  nous  primes  un  sentier 
où  des  vaches  en  liberté,  aussi  effra\'ées  que  nos 
chevaux,  nous  barrèrent  dix  minutes  le  passage,  et 
nous  nous  engageâmes  dans  la  route  de  la  corniche, 
a  Mais,  par  les  dieux  immortels,  demanda  tout  à  coup 
Brichot,  revenons  à  ce  pauvre  Dechambre  ;  croyez- 


SODOME  ET   GOMORRHE  45 

vous  que  M'"^  Verdurin  sache  ?  Lui  a-t-on  dit  ?  » 
Mme  Verdurin,  comme  presque  tous  les  gens  du 
monde,  justement  parce  qu'elle  avait  besoin  de  la  ' 
société  des  autres,  ne  pensait  plus  un  seul  jour  à  ^ 
eux  après  qu'étant  morts,  ils  ne  pouvaient  plus 
venir  aux  mercredis,  ni  aux  samedis,  ni  dîner  en 
robe  de  chambre.  Et  oa  ne  pouvait  pas  dire  du  petit 
clan,  image  en  cela  de  tous  les  salons,  qu'il  se  com- 
posait de  plus  de  morts  que  de  vivants,  vu  que, 
dès  qu'on  était  mort,  c'était  comme  si  on  n'avait 
jamais  existé.  Mais  pour  éviter  l'ennui  d'avoir  à 
parler  des  défunts,  voire  de  suspendre  les  dîners, 
chose  impossible  à  la  Patronne,  à  cause  d'un  deuil, 
M.  Verdurin  feignait  que  la  mort  des  fidèles  affectât 
tellement  sa  femme  que,  dans  l'intérêt  de  sa  santé, 
il  ne  fallait  pas  en  parler.  D'ailleurs,  et  peut-être 
justement  parce  que  la  mort  des  autres  lui  semblait 
un  accident  si  définitif  et  si  vulgaire,  la  pensée  de 
la  sienne  propre  lui  faisait  horreur  et  il  fuyait  toute 
réflexion  pouvant  s'y  rapporter.  Quant  à  Brichot, 
comme  il  était  très  brave  homme  et  parfaitement 
dupe  de  ce  que  M.  Verdurin  disait  de  sa  femme,  il 
redoutait  pour  son  amie  les  émotions  d'un  pareil 
chagrin.  «  Oui,  elle  sait  tout  depuis  ce  matin,  dit  la 
princesse,  on  n'a  pas  pu  lui  cacher.  —  Ah  !  mille 
tonnerres  de  Zeus,  s'écria  Brichot,  ah  !  ça  a  dû  être 
un  coup  terrible,  un  ami  de  vingt-cinq  ajis  !  En 
voilà  un  qui  était  des  nôtres  !  —  Évidemment, 
évidemment,  que  voulez- vous,  dit  Cottard.  Ce  sont 
des  circonstances  toujours  pénibles  ;  mais  M™* 
Verdurin  est  une  femme  orte,  c'est  une  cérébrale 
encore  plus  qu'une  émotive.  —  Je  ne  suis  pas  tout 
à  fait  de  l'avis  du  docteur,  dit  la  princesse,  à  qui 
décidément  son  parler  rapide,  son  accent  murmuré, 
donnait  l'air  à  la  fois  boudeur  et  mutin.  M"»^  Verdurin, 
sous  une  apparence  froide,  cache  des  trésors  de 
sensibilité.  M.  Verdurin  m'a  dit  qu'il  avait  eu  beau- 


46      A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS   PERDU 

coup  de  peine  à  l'empêcher  d'aller  à  Paris  poiar  la 
cérémonie  ;  il  a  été  obligé  de  lui  faire  croire  que  tout 
se  ferait  à  la  campagne.  —  Ah  !  diable,  elle  voulait 
aller  à  Paris.  Mais  je  sais  bien  que  c'est  une  femme 
de  cœur,  peut-être  de  trop  de  cœur  même.  Pauvre 
Dechambre  !  Comme  le  disait  M"^*  Verdurin  il  n'y 
a  pas  deux  mois  :  «  A  côté  de  lui  Planté,  Paderewski, 
Risler  même,  rien  ne  tient.  »  Ah  !  il  a  pu  dire  plus 
justement  que  ce  m'as-tu  vu  de  Néron,  qui  a  trouvé 
le  moyen  de  rouler  la  science  allemande  elle-même  : 
«  Qualis  artifex  fereo  !  »  Mais  lui,  du  moins.  De- 
chambre,  a  dû  mourir  dans  l'accompHssement  du 
sacerdoce,  en  odeur  de  dévotion  beethovenienne  ;  et 
bravement,  je  n'en  doute  pas  ;  en  bonne  justice,  cet 
officiant  de  la  musique  allemande  aurait  mérité  de 
trépasser  en  célébrant  la  messe  en  ré.  Mais  il  était, 
au  demeurant,  homme  à  accueillir  la  camarde  avec 
un  trille,  car  cet  exécutant  de  génie  retrouvait  par- 
fois, dans  son  ascendance  de  Champenois  parisianisé, 
des  crâneries  et  des  élégances  de  garde-française.  » 
De  la  hauteur  où  nous  étions  déjà,  la  mer  n'ap- 
paraissait plus,  ainsi  que  de  Balbec,  pareille  aux 
ondulations  de  montagnes  soulevées,  mais,  au  con- 
traire, comme  apparaît  d'un  pic,  ou  d'une  route  qui 
contourne  la  montagne,  un  glacier  bleuâtre,  ou  une 
plaine  éblouissante,  situés  à  une  moindre  altitude. 
Le  déchiquetage  des  remous  y  semblait  immobiUsé 
et  avoir  dessiné  pour  toujours  leurs  cercles  concen- 
triques ;  l'émail  même  de  la  mer,  qui  changeait 
insensiblement  de  couleur,  prenait  vers  le  fond  de 
la  baie,  où  se  creusait  un  estuaire,  la  blancheur  bleue 
d'un  lait  où  de  petits  bacs  noirs  qui  n'avançaient 
pas  semblaient  empêtrés  comme  des  mouches.  Il 
ne  me  semblait  pas  qu'on  pût  découvrir  de  nulle 
part  un  tableau  plus  vaste.  Mais  à  chaque  tournant 
une  partie  nouvelle  s'y  ajoutait,  et  quand  nous 
arrivâmes  à  l'octroi  de  Doville,  l'éperon  de  falaise 


SODOME  ET   GOMORRHE  47 

qui  nous  avait  caché  jusque-là  une  moitié  de  la  baie 
rentra,  et  je  vis  tout  à  coup  à  ma  gauche  un  golfe 
aussi  profond  que  celui  que  j'avais  eu  jusque-là 
devant  moi,  mais  dont  il  changeait  les  proportions 
et  doublait  la  beauté.  L'air  à  ce  point  si  élevé  devenait 
d'une  vivacité  et  d'une  pureté  qui  m'enivraient. 
J'aimais  les  Verdurm  ;  qu'ils  nous  eussent  envoyé 
une  voiture  me  semblait  d'une  bonté  attendrissante. 
J'aurais  voulu  embrasser  la  princesse.  Je  lui  dis  que 
je  n'avais  jamais  rien  vu  d'aussi  beau.  Elle  fit  pro- 
fession d'aimer  aussi  ce  pays  plus  que  tout  autre. 
Mais  je  sentais  bien  que,  pour  elle  comme  pour  les 
Verdurin,  la  grande  affaire  était  non  de  le  contempler 
en  touristes,  mais  d'y  faire  de  bons  repas,  d'y  recevoir 
une  société  qui  leur  plaisait,  d'y  écrire  des  lettres, 
d'y  lire,  bref  d'y  vivre,  laissant  passivement  sa 
beauté  les  baigner  plutôt  qu'ils  n'en  faisaient  l'objet 
de  leur  préoccupation. 

De  l'octroi,  la  voiture  s'étant  arrêtée  pour  un  ins- 
tant à  une  telle  hauteur  au-dessus  de  la  mer  que, 
comme  d'un  sommet,  la  vue  du  gouffre  bleuâtre 
donnait  presque  le  vertige,  j'ouvris  le  carreau  ;  le 
bruit  distinctement  perçu  de  chaque  fiot  qui  se 
brisait  avait,  dans  sa  douceur  et  dans  sa  netteté, 
quelque  chose  de  sublime.  N'était-il  pas  comme  un 
indice  de  mensuration  qui,  renversant  nos  impres- 
sions habituelles,  nous  montre  que  les  distances 
verticales  peuvent  être  assimilées  aux  distances 
horizontales,  au  contraire  de  la  représentation  que 
notre  esprit  s'en  fait  d'habitude  ;  et  que,  rapprochant 
ainsi  de  nous  le  ciel,  elles  ne  sont  pas  grandes  ; 
qu'elles  sont  même  moins  grandes  pour  un  bruit 
qui  les  tranchit,  comme  taisait  celui  de  ces  petits 
flots,  car  le  milieu  qu'il  a  à  traverser  est  plus  pur  ? 
Et,  en  effet,  si  on  reculait  seulement  de  deux  mètres 
en  arrière  de  l'octroi,  on  ne  distinguait  plus  ce  bruit 
de    vagues    auquel    deux    cents    mètres    de    falaise 


48      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

n'avaient  pas  enlevé  sa  délicate,  minutieuse  et 
douce  précision.  Je  me  disais  que  ma  grand 'mère 
aurait  eu  pour  lui  cette  admiration  que  lui  mspi- 
raient  toutes  les  manifestations  de  la  nature  ou  de 
l'art  dans  la  simplicité  desquelles  on  lit  la  grandeur. 
Mon  exaltation  était  à  son  comble  et  soulevait  tout 
ce  qui  m'entourait.  J'étais  attendri  que  les  Verdurin 
nous  eussent  envoyé  chercher  à  la  gare.  Je  le  dis  à 
la  princesse,  qui  parut  trouver  que  j'exagérais 
beaucoup  une  si  simple  politesse.  Je  sais  qu'elle 
avoua  plus  tard  à  Cottard  qu'elle  me  trouvait  bien 
enthousiaste  ;  il  lui  répondit  que  j'étais  trop  émotif 
et  que  j'aurais  eu  besoin  de  calmants  et  de  faire  du 
tricot.  Je  faisais  remarquer  à  la  princesse  chaque 
arbre,  chaque  petite  maison  croulant  sous  ses  roses, 
je  lui  faisais  tout  adm.irer,  j'aurais  voulu  la  serrer 
elle-même  contre  mon  cœur.  Elle  me  dit  qu'elle 
voyait  que  j'étais  doué  pour  la  peinture,  que  je 
devrais  dessiner,  qu'elle  était  surprise  qu'on  ne  me 
l'eût  pas  encore  dit.  Et  elle  confessa  qu'en  effet 
ce  pays  était  pittoresque.  Nous  traversâmes,  perché 
sur  la  hauteur,  le  petit  village  d'Englesque ville 
{Engleberti  Villa),  nous  dit  Brichot.  «  Mais  êtes- vous 
bien  sûr  que  le  dîner  de  ce  soir  a  lieu,  malgré  la 
mort  de  Dechambre,  princesse  ?  ajouta-t-il  sans 
réfléchir  que  la  venue  à  la  gare  des  voitures  dans 
lesquelles  nous  étions  était  déjà  une  réponse.  — 
Oui,  dit  la  princesse,  M.  Veldulin  a  tenu  ô  ce  qu'il 
ne  soit  pas  remis,  justement  pour  empêcher  sa 
femme  de  «  penser  ».  Et  puis,  après  tant  d'années 
qu'elle  n'a  jamais  manqué  de  recevoir  un  mercredi, 
ce  changement  dans  ses  habitudes  aurait  pu  l'impres- 
sionner. Elle  est  tlès  nerveuse  ces  temps-ci.  M. 
Verdurin  était  particulièrement  heureux  que  vous 
veniez  dîner  ce  soir  parce  qu'il  savait  que  ce  serait 
une  grande  distraction  pour  M™®  Verdurin,  dit  la 
princesse,  oubUant  sa  feinte  de  ne  pas  avoir  entendu 


SODOME  ET  GOMORRHE  49 

parler  de  moi.  Je  crois  que  vous  ferez  bien  de  ne 
parler  de  rien  devant  M™«  Verdurin,  ajouta  la  prin- 
cesse. —  Ah  !  vous  faites  bien  de  me  le  dire,  répondit 
naïvement  Brichot.  Je  transmettrai  la  recommanda- 
tion à  Cottard.  »  La  voiture  s'arrêta  un  instant.  Elle 
repartit,  mais  le  bruit  que  faisaient  les  roues  dans 
le  village  avait  cessé.  Nous  étions  entrés  dans  l'allée 
d'honneur  de  la  Raspelière  où  M.  Verdurin  nous 
attendait  au  perron.  «  J'ai  bien  fait  de  mettre  un 
smokmg,  dit-il,  en  constatant  avec  plaisir  que  les 
fidèles  avaient  le  leur,  puisque  i'ai  des  hommes  si 
chics.  »  Et  comme  je  m'excusais  de  mon  veston  : 
«  Mais,  voyons,  c'est  parfait.  Ici  ce  sont  des  dîners 
de  camarades.  Je  vous  offrirais  bien  de  vous  prêter 
un  des  mes  smokings  mais  il  ne  vous  irait  pas.  » 
Le  shake  hand  plein  d'émotion  que,  en  pénétrant 
dans  le  vestibule  de  la  Raspelière,  et  en  manière  de 
condoléances  pour  la  mort  du  pianiste,  Brichot 
donna  au  Patron  ne  provoqua  de  la  part  de  celui-ci 
aucun  commentaire.  Je  lui  dis  mon  admiration  pour 
ce  pays.  «  Ah  !  tant  mieux,  et  vous  n'avez  rien  vu, 
nous  vous  le  montrerons.  Pourquoi  ne  viendriez- 
vous  pas  habiter  quelques  semaines  ici  ?  l'air  est 
excellent.  »  Brichot  craignait  que  sa  poignée  de  mains 
n'eût  pas  été  comprise.  «  Hé  bien  !  ce  pauvre  De- 
chambre  !  dit-il,  mais  à  mi-voix,  dans  la  crainte  que 
]yime  Verdurin  ne  fût  pas  loin.  —  C'est  affreux, 
répondit  allègrement  M.  Verdurin.  —  Si  jeune  », 
reprit  Brichot.  Agacé  de  s'attarder  à  ces  inutilités, 
M.  Verdurin  réphqua  d'un  ton  pressé  et  avec  un 
gémissement  suraigu,  non  de  chagrin,  mais  d'impa- 
tience irritée  :  «  Hé  bien  oui,  mais  qu'est-ce  que 
vous  voulez,  nous  n'y  pouvons  rien,  ce  ne  sont  pas 
no£  paroles  qui  le  ressusciteront,  n'est-ce  pas  ?  » 
Et  la  douceur  lui  revenant  avec  la  joviahté  :  «  Allons, 
mon  brave  Brichot,  posez  vite  vos  affaires.  Nous 
avons  une  bouillabaisse  qui  n'attend  pas.  Surtout, 

VoU  X.    4 


50      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

au  nom  du  ciel,  n'allez  pas  parler  de  Dechambre  à 
j^jme  Verdurin  !  Vous  savez  qu'elle  cache  beaucoup 
ce  qu'elle  ressent,  mais  elle  a  une  véritable  maladie 
de  la  sensibilité.  Non,  mais  je  vous  jure,  quand  elle 
a  appris  que  Dechambre  était  mort,  elle  a  presque 
pleuré  »,  dit  M.  Verdurin  d'un  ton  profondément 
ironique.  A  l'entendre  on  aurait  dit  qu'il  fallait  une 
espèce  de  démence  pour  regretter  un  ami  de  trente 
ans,  et  d'autre  part  on  devinait  que  l'union  perpétuel- 
le de  M.  Verdurin  avec  sa  femme  n'allait  pas,  de  la 
part  de  celui-ci,  sans  qu'il  la  jugeât  toujours  et 
qu'elle  l'agaçât  souvent.  «  Si  vous  lui  en  parlez  elle 
va  encore  se  rendre  malade.  C'est  déplorable,  trois 
semaines  après  sa  bronchite.  Dans  ces  cas-là,  c'est 
moi  qui  suis  le  garde-malade.  Vous  comprenez  que 
je  sors  d'en  prendre.  Affligez-vous  sur  le  sort  de 
Dechambre  dans  votre  cœur  tant  que  vous  voudrez. 
Pensez-y,  mais  n'en  parlez  pas.  J'aimais  bien  De- 
chambre, mais  vous  ne  pouvez  pas  m'en  vouloir 
d'aimer  encore  plus  ma  femme.  Tenez,  voilà  Cottard, 
vous  allez  pouvoir  lui  demander.  »  Et  en  effet,  il 
savait  qu'un  médecin  de  la  famille  sait  rendre  bien 
des  petits  services,  comme  de  prescrire  par  exemple 
qu'il  ne  faut  pas  avoir  de  chagrin. 

Cottard,  docile,  avait  dit  à  la  Patronne  :  «  Boule- 
versez-vous comme  ça  et  vous  me  ferez  demain  39 
de  fièvre  »,  comme  il  aurait  dit  à  la  cuisinière  :  «  Vous 
me  ferez  demain  du  ris  de  veau.  »  La  médecine, 
faute  de  guérir,  s'occupe  à  changer  le  sens  des  verbes 
et  des  pronoms. 

M.  Verdurin  fut  heureux  de  constater  que  Saniette, 
malgré  les  rebuffades  que  celui-ci  avait  essuyées 
l'avant-veilie,  n'avait  pas  déserté  le  petit  noyau. 
En  effet,  M^^f  Verdurin  et  son  mari  avaient  contracté 
dans  l'oisiveté  des  instincts  cruels  à  qui  les  grandes 
circonstances,  trop  rares,  ne  suffisaient  plus.  On  avait 
bien  pu  brouiller  Odette  avec  Swann,  Brichot  avec 


SODOME  ET   GOMORRHE  51 

sa    maîtresse.    On    recommencerait    avec    d'autres, 
c'était  entendu.   Mais  l'occasion   ne  s'en   présentait 
pas  tous  les  jours.  Tandis  que,  grâce  à  sa  sensibilité 
frémissante,  à  sa  timidité  craintive  et  vite  affolée, 
Saniette    leur   offrait    un  souffre-douleur  quotidien. 
Aussi,  de  peur  qu'il  lâchât,  avait-on  soin  de  l'inviter 
avec    des   paroles   aimables   et    persuasives    comme 
en  ont  au  lycée  les  vétérans,  au  régiment  les  anciens 
pour  un  bleu  qu'on  veut  amadouer  afin  de  pouvoir 
s'en  saisir,  à  seules  tins  alors  de  le  chatouiller  et  de 
lui  faire  des  brimades  quand  il  ne  pourra  plus  s'échap- 
per. «  Surtout,  rappela  Cottard  à  Brichot  qui  n'avait 
pas  entendu  M.  Verdurin,  motus  devant  M*"*^  Verdurin. 
—  Soyez  sans  crainte,  ô  Cottard,  vous  avez  affaire 
à  un  sage,  comme  dit  Théocrite.  D'ailleurs  M.  Ver- 
durin a  raison,  à  quoi  servent  nos  plaintes,  a'outa-t-il, 
car,  capable  d'assimiler  des  formes   verbales  et  les 
idées  qu'elles  amenaient  en  lui,  mais  n'ayant  pas  de 
finesse,  il  avait  admiré  dans  les  paroles  de  M.  Ver- 
durin le  plus  courageux  stoïcisme.  N'importe,  c'est 
un  grand  talent  qui  disparaît.  —  Comment,   vous 
parlez  encore  de  Dechambre  ?  dit  M.  Verdurin  qui 
nous  avait  précédés  et  qui,  voyant  que  nous  ne  le 
suivions  pas,  était  revenu  en  arrière.  Écoutez,  dit-il 
à  Brichot,  il  ne  faut  d'exagération  en  rien.  Ce  n'est 
pas  une  raison  parce  qu'il  est  mort  pour  en  faire 
un  génie  qu'il  n'était  pas.  Il  jouait  bien,  c'est  entendu, 
il   était    surtout    bien    encadré    ici  ;    transplanté,    il 
n'existait    plus.    Ma    femme    s'en    était    engouée    et 
avait    fait   sa   réputation.    Vous   savez   comme   elle 
est.  Je  dirai  plus,  dans  l'intérêt  même  de  sa  réputation 
il   est   mort   au   bon   moment,   à  point,   comme   les 
demoiselles  de  Caen,  grillées  selon  les  recettes  incom- 
parables de  Pampille,  vont  l'être,  j'espère  (à  moins 
que    vous   ne    vous    éternisiez   par    vos    jérémiades 
dans  cette  kasbah  ouverte  à  tous  les  vents).  Vous  ne 
voulez   tout  de  même  pas  nous  faire  crever  tous 


52      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

parce  que  Dechambre  est  mort  et  quand,  depuis 
un  an,  i]  était  obligé  de  faire  des  gammes  avant  de 
donner  un  concert,  pour  retrouver  momentanément, 
bien  momentanément,  sa  souplesse.  Du  reste,  vous 
allez  entendre  ce  soir,  ou  du  moins  rencontrer,  car 
ce  mâtin-là  délaisse  trop  souvent  après  dîner  l'art 
pour  les  cartes,  quelqu'un  qui  est  un  autre  artiste 
que  Dechambre,  un  petit  que  ma  femme  a  découvert 
(comme  elle  avait  découvert  Dechambre,  et  Pade- 
rewski  et  le  reste)  :  Morel.  Il  n'est  pas  encore  arrivé, 
ce  bougre-là.  Je  vais  être  obligé  d'envoyer  une 
voiture  au  dernier  train.  Il  vient  avec  un  vieil  ami 
de  sa  famille  qu'il  a  retrouvé  et  qui  l'embête  à 
crever,  mais  sans  qui  il  aurait  été  obligé,  pour  ne 
pas  avoir  de  plaintes  de  son  père,  de  rester  sans  cela 
à  Doncières  à  lui  tenir  compagnie  :  le  baron  de 
Charlus,  »  Les  fidèles  entrèrent.  ÏVI.  Verdurin,  resté 
en  arrière  avec  moi  pendant  que  j'ôtais  mes  affaires, 
me  prit  le  bras  en  plaisantant,  comme  fait  à  un  dîner 
un  maître  de  maison  qui  n'a  pas  d'invitée  à  vous 
donner  à  conduire.  «  Vous  avez  fait  bon  voyage  ? 
—  Oui,  M.  Brichot  m'a  appris  des  choses  qui  m'ont 
beaucoup  intéressé  »,  dis-je  en  pensant  aux  étymo- 
logies  et  parce  que  j'avais  entendu  dire  que  les 
Verdurin  admiraient  beaucoup  Brichot.  «  Cela  m'au- 
rait étonné  qu'il  ne  vous  eût  rien  appris,  me  dit 
M.  Verdurin,  c'est  un  homme  si  effacé,  qui  parle  si 
peu  des  choses  qu'il  sait.  »  Ce  compliment  ne  me 
parut  pas  très  juste.  «  Il  a  l'air  charmant,  dis-je.  — 
Exquis,  délicieux,  pas  pion  pour  un  sou,  fantaisiste, 
léger,  ma  femme  l'adore,  moi  aussi  !  »  répondit 
M.  Verdurin  sur  un  ton  d'exagération  et  de  réciter 
une  leçon.  .A.lors  seulement  e  compris  que  ce  qu'il 
m'avait  dit  de  Brichot  était  ironique.  Et  je  me 
demandai  si  M.  Verdurin,  depuis  le  temps  lointain 
dont  j'avais  entendu  parler,  n'avait  pas  secoué  la 
tutelle  de  sa  femme. 


SODOME  ET   GOMORRHE  53 

Le  sculpteur  fut  très  étonné  d'apprendre  que  les 
\'erdurin    consentaient    à   recevoir    M.    de    Charlus. 
Alors  que  dans  le  faubourg  Saint-Germain,  où  M.  de 
Charlus  était  si  connu,  on  ne  parlait  jamais  de  ses 
mœurs   (ignorées  du  plus  grand  nombre,   objet  de 
doute  pour   d'autres,    qui    croyaient    plutôt    à    des 
amitiés  exaltées,  mais  platoniques,  à  des  imprudences, 
et    enfin    soigneusement    dissimu'ées    par    les    seuls 
renseignés,  qui  haussaient  les  épaules  quand  quelque 
malveillante    Gallardon    risquait    une    insinuation), 
ces  mœurs,   connues  à  peine   de  quelques   intimes, 
étaient  au  contraire  journellement  décriées  loin  du 
milieu  ovi  il  vivait,  comme  certains  coups  de  canon 
qu'on    n'entend   qu'après   l'interférence   d'une   zone 
silencieuse.  D'ailleurs  dans  ces  milieux  bourgeois  et 
artistes   où   il   passait    pour   l'incarnation   même   de 
l'inversion,  sa  grande  situation  mondaine,  sa  haute 
origine,   étaient  entièrement  ignorées,   par   un  phé- 
nomène analogue  à  celui  qui,  dans  le  peuple  roumain, 
fait  que  le  nom  de  Ronsard  est  connu  comme  celui 
d'un  grand  seigneur,  tandis  que  son  œuvre  poétique 
y  est  inconnue.  Bien  plus,  la  noblesse  de  Ronsard 
repose  en   Roumanie   sur  une  erreur.  De  même,  si 
dans  le  monde  des  peintres,  des  comédiens,  M.  de 
Charlus  avait  si  mauvaise  réputation,  cela  tenait  à 
ce  qu'on  le  confondait  avec  un  comte  Leblois  de 
Charlus,  qui  n'avait  même  pas  la  moindre  parenté 
avec  lui,  ou  extrêmement  lointaine,  et  qui  avait  été 
arrêté,  peut-être  par  erreur,  dans  une  descente  de 
police  restée  fameuse.  En  somme,  toutes  les  histoires 
qu'on  racontait  sur  M.  de  Charlus  s'appliquaient  au 
faux.  Beaucoup  de  professionnels  juraient  avoir  eu 
des  relations  avec  M.  de  Charlus  et  étaient  de  bonne 
foi,  croyant  que  le  faux  Charlus  était  le  vrai,  et  le 
faux  peut-être  favorisant,  moitié  par  ostentation  de 
noblesse,    moitié    par    dissimulation    de    vice,    une 
confusion  qui,  pour  le  vrai  (le  baron  que  nous  con- 


54      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

naissons),  fut  longtemps  préjudiciable,  et  ensuite, 
quand  il  eut  glissé  sur  sa  pente,  devint  commode, 
car  à  lui  aussi  elle  permit  de  dire:  «Ce  n'est  pas 
moi.  »  Actuellement,  en  effet,  ce  n'était  pas  de  lui 
qu'on  pariait.  Enfin,  ce  qui  ajoutait  à  la  fausseté 
des  commentaires  d'un  fait  vrai  (les  goûts  du  baron), 
il  avait  été  l'ami  intime  et  parfaitement  pur  d'un 
auteur  qui,  dans  le  monde  des  théâtres,  avait,  on 
ne  sait  pourquoi,  cette  réputation  et  ne  la  méritait 
nullement.  Quand  on  les  apercevait  à  une  première 
ensemble,  on  disait  :  ^i  Vous  savez  »,  de  même  qu'on 
croyait  que  la  duchesse  de  Guermantes  avait  des 
relations  immorales  avec  la  princesse  de  Parme  ; 
légende  indestructible,  car  elle  ne  se  serait  évanouie 
qu'à  une  proximité  de  ces  deux  grandes  dames  où 
les  gens  qui  la  répétaient  n'atteindraient  vraisem- 
blablement amais  qu'en  les  lorgnant  au  théâtre  et 
en  les  calomniant  auprès  du  titulaire  du  fauteuil 
voism.  Des  mœurs  de  M.  de  Charlus  le  sculpteur 
concluait,  avec  d'autant  moins  d'hésitation,  que  la 
situation  mondaine  du  baron  devait  être  aussi  mau- 
vaise, qu'il  ne  possédait  sur  la  famille  à  laquelle 
appartenait  M.  de  Charlus,  sur  son  titre,  sur  son 
nom,  aucune  espèce  de  renseignement.  De  même 
que  Cottard  croyait  que  tout  le  monde  sait  que 
le  titre  de  docteur  en  médecine  n'est  rien,  celui  d'in- 
j.^ terne  des  hôpitaux  quelque  chose,  les  gens  du  monde 
se  trompent  en  se  figurant  que  tout  le  monde  possède 
sur  l'importance  sociale  de  leur  nom  les  mêmes 
notions  qu'eux-mêmes  et  les  personnes  de  leur 
milieu. 

Le  prince  d'Agrigente  passait  pour  un  «  rasta  » 
aux  yeux  d'un  chasseur  de  cercle  à  qui  il  devait 
vingt-cinq  louis,  et  ne  reprenait  son  importance  que 
dans  le  faubourg  Saint-Germain  oia  il  avait  trois 
sœurs  duchesses,  car  ce  ne  sont  pas  sur  les  gens  mo- 
destes, aux  yeux  de  qui  il  compte  peu,  mais  sur  les 


SODOME  ET  GOMORRHE  55 

gens  brillants,  au  courant  de  ce  qu'il  est,  que  fait 
quelque  effet  le  grand  seigneur.  M.  de  Charlus 
allait,  du  reste,  pouvoir  se  rendre  compte,  dès  le 
5oir  même,  que  le  Patron  avait  sur  les  plus  illustres 
famille?  ducales  des  notions  peu  approlondiçs.  Per- 
suadé que  les  Verc'urin  allaient  faire  un  pas  de  clerc 
en  laissant  s'introduire  dans  leur  salon  si  «  sélect  » 
un  individu  taré,  le  sculpteur  crut  devou  prendre 
à  part  la  Patronne.  «  Vous  faites  entièrement  erreur, 
d'ailleurs  je  ne  crois  jamais  ces  choses-là,  et  puis, 
quand  ce  serait  vrai,  je  vous  dirai  que  ce  ne  serait 
pas  très  con. promettant  pour  moi  !  »  lui  répondit 
M">«  Verdurin,  furieuse,  car,  Morel  étant  le  principal 
élément  des  mercredis,  elle  tenait  avant  tout  à  ne 
pas  le  mécontenter.  Quant  à  Cottard  il  ne  put  donner 
d'avis,  car  il  avait  demandé  à  monter  un  instant 
«  faire  une  petite  commission  »  dans  le  «  buen  retire  » 
et  à  écrire  ensuite  dans  la  chambre  de  M.  Verdurin 
une  lettre  très  pressée  pour  un  malade. 

Un  grand  éditeur  de  Paris  venu  en  visite,  et  qui 
avait  pensé  qu'on  le  retiendrait,  s'en  alla  brutalement, 
avec  rapidité,  comprenant  qu'il  n'était  pas  assez 
élégant  pour  le  petit  clan.  C'était  un  homme  giand 
et  fort,  très  brun,  studieux,  avec  quelque  chose 
de  tranchant.  II  avait  l'air  d'un  couteau  à  papier  en 
ébène. 

]Vîme  Verdurin  qui,  potu"  nous  recevoir  dans  son 
immense  salon,  oii  des  trophées  de  graminées,  de 
coquelicots,  de  fleurs  des  champs,  cueillis  le  jour 
même,  alternaient  avec  le  même  motif  peint  en 
camaïeu,  deux  siècles  auparavant,  par  un  artiste 
d'un  goût  exquis,  s'était  levée  un  instant  d'une 
partie  qu'elle  faisait  avec  un  vieil  ami,  nous  de- 
manda la  permission  de  la  finir  en  deux  mmutes  et 
tout  en  causant  avec  nous.  D'ailleurs,  ce  que  je  lui 
dis  de  mes  impressions  ne  lui  fut  qu'à  demi  agréable. 
D'abord  j'étais  scandalisé  de  voir   qu'elle   et   son 


56      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mari  rentraient  tous  les  jours  longtemps  avant 
l'heure  de  ces  couchers  de  soleil  qui  passaient  pour 
si  beaux,  vus  de  cette  falaise,  plus  encore  de  la 
terrasse  de  la  Raspelière,  et  pour  lesquels  j'aurais 
fait  des  lieues.  «  Oui,  c'est  incomparable,  dit  légè- 
rement M°ie  Verdurin  en  jetant  un  coup  d'oeil  sur 
les  immenses  croisées  qui  faisaient  porte  vitrée. 
Nous  avons  beau  voir  cela  tout  le  temps,  nous  ne 
nous  en  assons  pas  »,  et  elle  ramena  ses  regards 
vers  ses  cartes.  Or,  mon  enthousiasme  même  me 
rendait  exigeant.  Je  me  plaignais  de  ne  pas  voir  du 
salon  les  rochers  de  Darnetal  qu'Elstir  m'avait  dit 
adorables  à  ce  moment  oii  ils  réfractaient  tant  de 
couleurs.  «  Ah  !  vous  ne  pouvez  pas  les  voir  d'ici, 
il  faudrait  aller  au  bout  du  parc,  à  la  «  Vue  de  la 
baie  ».  Du  banc  qui  est  là-bas  vous  embrassez  tout 
le  panorama.  Mais  vous  ne  pouvez  pas  y  aller  tout 
seul,  vous  vous  perdr.ez.  Je  vais  vous  y  conduire, 
si  vous  voulez,  ajouta-t-elle  mollement.  —  Mais 
non,  voyons,  tu  n'as  pas  assez  des  douleurs  que  tu 
as  prises  l'autre  jour,  tu  veux  en  prendre  de  nouvelles. 
Il  reviendra,  il  verra  la  vue  de  la  baie  une  autre 
fois.  »  Je  n'insistai  pas,  et  je  compris  qu'il  suffisait 
aux  Verdurin  de  savoir  que  ce  soleil  couchant  était, 
jusque  dans  leur  salon  ou  dans  leur  salle  à  manger, 
comme  une  magnifique  peinture,  comme  un  précieux 
émail  japonais,  justifiant  le  prix  élevé  auquel  ils 
louaient  la  Raspelière  toute  meublée,  mais  vers 
equel  il-  levaient  rarement  les  yeux  ;  leur  grande 
•  rtaire  ici  était  de  vivre  agréablement,  de  se  pro- 
mener, de  bien  manger,  de  causer,  de  recevoir 
d'agréables  amis  à  qui  ils  faisaient  faire  d'amusantes 
parties  de  billard,  de  bons  repas,  de  joyeux  goûters. 
Je  vis  cependant  plus  tard  avec  quelle  intelligence 
ils  avaient  appris  à  connaître  ce  pays,  faisant  faire 
à  leurs  hôtes  des  promenades  aussi  «  inédites  »  que 
la  musique  qu'ils  leur  faisaient  écouter.  Le  rôle  que 


SODOME  ET   GOMORRHE  57 

les  fleurs  de  la  Raspelière,  les  chemins  le  long  de  la 
mer,  les  vieilles  maisons,  les  églises  inconnues, 
jouaient  dans  la  vie  de  M.  Verdurin  était  si  grand, 
cjue  ceux  qui  ne  le  voyaient  qu'à  Pans  et  qui,  eux, 
remplaçaient  la  vie  au  bord  de  la  mer  et  à  a  cam- 
pagne par  des  luxes  citadins,  pouvaient  à  peine 
comprendre  l'idée  que  lui-même  se  faisait  de  sa 
propre  vie,  et  l'importance  que  ses  joies  lui  donnaient 
à  ses  propres  yeux.  Cette  mportance  était  encore 
accrue  du  fait  que  le^  Verdurin  étaient  persuadés 
que  la  Raspelière,  qu'ils  comptaient  acheter,  était 
une  propriété  unique  au  monde.  Cette  supériorité 
que  leur  amour-propre  leur  faisait  attribuer  à  la 
Raspelière  justifia  à  leurs  yeux  mon  enthousiasme 
qui,  sans  cela,  les  eût  agacés  un  peu,  à  cause  des 
déceptions  qu'il  comportait  (comme  celles  que  l'au- 
dition de  la  Berma  m'avait  jadis  causées)  et  dont 
je  leur  faisais  l'aveu  sincère. 

«  J'entends  la  voiture  qui  revient  »,  murmura 
tout  à  coup  la  Patronne.  Disons  en  un  mot  que 
Mme  Verdurin,  en  dehors  même  des  changements 
inévitables  de  l'âge  ne  ressemblait  plus  à  ce  qu'elle 
était  au  temps  oîi  Swann  et  Odette  écoutaient  chez 
elle  la  petite  'phrase.  Même  quand  on  la  jouait, 
elle  n'était  plus  obligée  à  J'air  exténué  d'admiration 
qu'elle  prenait  au  refois,  car  celui -ri  était  devenu  sa 
figure.  Sous  l'action  des  innombrables  névralgies 
que  la  musique  de  Bach,  de  Wagner,  de  Vinteuil, 
de  Debussy  lui  avait  occasionnées  le  front  de  M°i« 
Verdurin  avait  pris  des  proportions  r^normes,  comme 
les  membres  qu'un  rhumatisme  finit  par  déformer. 
Ses  tempes,  pareilles  à  deux  belles  sphères  briilantes, 
endolories  et  laiteuses,  où  roule  immortellement 
l'Harmonie,  rejetaient  de  chaque  côté,  des  mèches 
argentées,  et  proclamaient,  pour  le  compte  de  la 
Patronne,  sans  que  celle-ci  eiit  besoin  de  parler  : 
«  Je   sais   ce   qui   m'attend   ce   soir.  »   Ses   traits   ne 


5.8      A    LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

prenaient  plus  la  peine  de  formuler  successivement 
des  impressions  esthétiques  trop  fortes,  car  ils 
étaient  eux-mêmes  comme  leur  expression  perma- 
nente dans  un  visage  ravagé  et  superbe.  Cette 
attitude  de  résignation  aux  souffrances  toujours 
prochaines  infligées  par  le  Beau,  et  du  courage  qu'il 
y  avait  eu  à  mettre  une  robe  quand  on  relevait  à 
peine  de  la  dernière  sonate,  faisait  que  M™"  Verdurin, 
même  pour  écouter  la  plus  cruelle  musique,  gardait 
un  visage  dédaigneusement  impassible  et  se  cachait 
même  pour  avaler  les  deux  cuillerées  d'aspirine. 

0  Ah  !  oui,  les  voici  »,  s'écria  M.  Verdurin  avec 
soulagement  en  voyant  la  porte  s'ouvrir  sur  Morel 
suivn  de  M.  de  Charlus.  Celui-ci,  pour  qui  dîner  chez 
les  Verdurin  n'était  nullement  aller  dans  le  monde, 
mais  dans  un  mauvais  lieu,  était  intimidé  comme 
un  collégien  qui  entre  pour  la  première  fois  dans  une 
maison  publique  et  a  mille  respects  pour  la  patronne. 
Aussi  le  désir  habituel  qu'avait  M.  de  Charlus  de 
paraître  viril  et  froid  tut-il  dominé  (quand  il  apparut 
dans  la  porte  ouverte)  par  ces  idées  de  politesse 
traditionnelles  qui  se  réveillent  dès  que  la  timidité 
détruit  une  attitude  factice  et  fait  appel  aux  res- 
sources de  l'inconscient.  Quand  c'est  dans  un  Charlus, 
qu'il  soit  d'ailleurs  noble  ou  bourgeois,  qu'agit  un  tel 
sentiment  de  politesse  instinctive  et  atavique  envers 
des  inconnus,  c'est  toujours  l'âme  d'une  parente 
du  sexe  féminin,  auxiliatrice  comme  une  déesse  ou 
incarnée  comme  un  double,  qui  se  charge  de  l'in- 
troduire dans  un  salon  nouveau  et  de  modeier  son 
attitude  jusqu'à  ce  qu'il  soit  arrivé  devant  la  maî- 
tresse de  maison.  Tel  jeune  peintre,  élevé  par  une 
sainte  cousine  protestante,  entrera  la  tête  oblique 
et  chevrotante,  les  yeux  au  ciel,  les  mains  crampon- 
nées à  un  manchon  invisible,  dont  la  torme  évoquée 
et  la  présence  réelle  et  tutélaire  aideront  l'artiste 
intimidé  à  franchir  sans  agoraphobie  l'espace  creusé 


SODOME  ET  GOMORRHE  59 

d'abîmes   qui   va  de  l'antichambre  au  petit  salon. 
Ainsi   la   pieuse  parente  dont  le  souvenir   le  guide 
aujourd'hui  entrait  il  y  a  bien  des  années,  et  d'un 
air  si  gémissant  qu'on  se  demandait  quel  malheur 
elle  venait  annoncer  quand,  à  ses  premières  paroles, 
on  comprenait,  comme  maintenant  pour  le  pemtre, 
qu'elle  venait  faire  une  visite  de  digestion.  En  vertu 
dé  cette  même  loi,  qui  veut  que  la  vie,  dans  l'intérêt 
de    l'acte    encore    inaccompli,    tasse    servir,    utilise, 
dénature,    dans    une    perpétuelle    prostitution,    les 
legs   les   plus  respectables,    parfois    les   plus   saints, 
quelquefois  seulement  les  plus  innocents  du  passé, 
et  bien  qu'elle  engendrât  alors  un  aspect  différent, 
celui  des  neveux  de  M™^  Cottard  qui  affligeait  sa 
famille  par  ses  manières  efféminées  et  ses  fréquen- 
tations faisait  toujours  une  entrée  joyeuse,  comme 
s'il  venait  vous  faire  une  surprise  ou  vous  annoncer 
un  héritage,  illuminé  d'un  bonheur  dont  il  eiàt  été 
vain   de   lui    demander   la   cause   qui   tenait   à   son 
hérédité  inconsciente  et  à  son  sexe  déplacé.  Il  mar- 
chait   sur   les   pointes,    était   sans    doute    lui-même 
étonné  de  ne  pas  tenir  à  la  main  un  carnet  de  cartes 
de  visites,  tendait  la  main  en  ouvrant  la  bouche  en 
cœur  comme  il  avait  vu  sa  tante  le  faire,  et  son  seul 
regard  inquiet  était  pour  la  glace  oii  il  semblait  vou- 
loir vérifier,  bien  qu'il  fût  nu-tête,  si  son  chapeau, 
comme  avait  un  jour  demandé  M^^^  Cottard  à  Swann, 
n'était  pas  de  travers.  Quant  à  M.  de  Charlus,  à  qui 
la  société  où  il  ava^t  vécu  fournissait,  à  cette  minute 
critique,  des  exemples  différents,  d'autres  arabesques 
d'amabilité,  et  enfin  la  maxime  qu'on  doit  savoir 
dans  certains  cas,  pour  de  simples  petits  bourgeois, 
mettre  au  jour  et  faire  servir  ses  grâces  les  plus  rares 
et   habituellement  gardées   en   réserve,   c'est   en   se 
trémoussant,   avec   mièvrerie   et   la  même  ampleur 
dont  un  enjuponnement  eût  élargi  et  gêné  ses  dandi- 
nements, qu'il  se  dirigea  vers  M'as  Verdurin,  avec 


6o      A   LA    RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

un  air  si  flatté  et  si  honoré  qu'on  eût  dit  qu'être 
présenté  chez  elle  était  pour  lui  une  suprême  faveur. 
Son  visage  à  demi  incliné,  oii  la  satisfaction  le 
disputait  au  comme  iJ  faut,  se  plissait  de  petite 
rides  d'affabilité.  On  aurait  cru  voir  s'avancer 
M™«  de  Marsantes,  tant  ressortait  à  ce  moment  la 
lemme  qu'une  erreur  de  la  nature  avait  mise  dans  le 
corps  de  M.  de  Charlus.  Certes  cette  erreur,  le  baron 
avait  durement  peiné  pour  la  dissimuler  et  prendre 
une  apparence  masculine.  Mais  à  peine  y  étaii-il 
parvenu  que,  ayant  pendant  le  même  temps  gardé  les 
mêmes  goûts,  cette  habitude  de  sentir  en  femme  lui 
donnait  une  nouvelle  apparence  féminine,  née  celle-là 
non  de  'hérédité,  mais  de  la  vie  individuelle.  Et 
comme  il  arrivait  peu  à  peu  à  penser,  même  les 
choses  sociales,  au  féminin,  et  cela  sans  s'en  aperce- 
voir, car  ce  n'est  pas  qu'à  force  de  mentir  aux  autres, 
mais  aussi  de  se  mentir  à  soi-même,  qu'on  cesse  de 
s'apercevoir  qu'on  ment,  bien  qu'il  eût  demandé  à 
son  CDrps  de  rendre  manifeste  (au  moment  où  il 
entrait  chez  les  Verdurin)  toute  la  courtoisie  d'un 
grand  seigneur,  ce  corps,  qui  avait  bien  compris  ce 
que  M.  de  Charlus  avait  cessé  d'entendre,  déploya, 
au  point  que  le  baron  eût  mérité  l'épithète  de  lady- 
like,  toutes  les  séductions  d'une  grande  dame. 
Au  reste  peut-on  séparer  entièrement  l'aspect  de 
M.  de  Charlus  du  fait  que  les  fils,  n'ayant  pas  toujours 
la  ressemblance  paternelle  même  sans  être  invertis 
et  en  recherchant  des  femmes  consomment  dans 
leur  'nsage  la  profanation  de  leur  mère  ?  Mais  laissons 
ic.  ce  qui  mériterait  un  chapitre  à  part  :  les  mères 
profanées. 

Bien  que  d'autres  raisons  présidassent  à  cette  trans- 
formation de  ]M.  de  Charlus  et  que  des  ferments  pure- 
ment physiques  fissent  a  travailler  chez  lui  »  la 
matière,  et  passer  peu  à  peu  son  corps  dans  la  caté- 
gorie des  corps  de  femme,  pourtant  le  changement 


SODOME  ET   GOMORRHE  6i 

que  nous  marquons  ici  était  d'origine  spirituelle.  A 
force  de  se  croire  malade,  on  le  devient,  on  maigrit,  on 
n'a  plus  la  force  de  se  lever,  on  a  des  entérites  ner- 
veuses. A  force  de  penser  tendrement  aux  hommes 
on  devient  femme,  et  une  robe  postiche  entrave  vos 
pas.  L'idée  fixe  peut  modifier  (aussi  bien  que,  dans 
d'autres  cas,  la  santé)  dans  ceux-là  le  sexe.  Morel,  qui 
le  suivait,  vint  me  dire  bonjour.  Dès  ce  moment-là, 
à  cause  d'un  double  changement  qui  se  produisit 
en  lui,  il  me  donna  (hélas  !  je  ne  sus  pas  assez  tôt 
en  tenir  compte)  une  mauvaise  impression.  Voici 
pourquoi.  J'ai  dit  que  Morel,  échappé  de  la  servitude 
de  son  père,  se  complaisait  en  général  à  une  fami- 
liarité fort  dédaigneuse.  Il  m'avait  parlé,  le  jour  où 
il  m'avait  apporté  les  photographies,  sans  même  me 
dire  une  seule  fois  Monsieur,  me  traitant  de  haut 
en  bas.  Quelle  fut  ma  surprise  chez  M™^  Verdurin 
de  le  voir  s'inchner  très  bas  devant  moi,  et  devant 
moi  seul,  et  d'entendre,  avant  même  qu'il  eût  pro- 
noncé d'autre  parole,  les  mots  de  respect,  de  très 
respectueux  —  ces  mots  que  je  croyais  impossibles  à 
amener  sous  sa  plume  ou  sur  ses  lèvres  —  à  moi 
adressés.  J'eus  aussitôt  l'impression  qu'il  avait 
quelque  chose  à  me  demander.  Me  prenant  à  part 
au  bout  d'une  minute  :  «  Monsieur  me  rendrait  bien 
grand  service,  me  dit-il,  allant  cette  fois  jusqu'à  me 
parler  à  la  troisième  personne,  en  cachant  entière- 
ment à  M™e  Verdurin  et  à  ses  invités  le  genre  de 
profession  que  mon  père  a  exercé  chez  son  oncle. 
Il  vaudrait  mieux  dire  qu'il  était,  dans  votre  famille, 
l'intendant  de  domaines  si  vastes,  que  cela  le  faisait 
presque  l'égal  de  vos  parents.  »  La  demande  de 
Morel  me  contrariait  infiniment,  non  pas  en  ce  qu'elle 
me  forçait  à  grandir  la  situation  de  son  père,  ce  qui 
m'était  tout  à  fait  égal,  mais  la  fortune  au  moins 
apparente  du  mien,  ce  que  je  trouvais  ridicule. 
Mais  son  air  était  si  malheureux,  si  urgent  que  je  ne 


62      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

refusai  pas.  «  Non,  avant  dîner,  dit-il  d'un  ton 
suppliant,  Monsieiir  a  mille  prétextes  pour  prendre  à 
part  M™s  Verdurin.  »  C'est  ce  que  je  fis  en  effet,  en 
tâchant  de  rehausser  de  mon  mieux  l'éclat  du  père 
de  Morel,  sans  trop  exagérer  le  «  train  »  ni  les  «  biens 
au  soleil  »  de  mes  parents.  Cela  passa  comme  une  lettre 
à  la  poste,  malgré  l'étonnement  de  M"»*  Verdurin  qui 
avait  connu  vaguement  mon  grand-père.  Et  comme 
elle  n'avait  pas  de  tact,  haïssait  les  familles  (ce 
dissolvant  du  petit  noyau),  après  m'avoir  dit  qu'elle 
avait  autrefois  aperçu  mon  arrière-grand-père  et 
m'en  avoir  parlé  comme  de  quelqu'un  d'à  peu  près 
idiot  qui  n'eût  rien  compris  au  petit  groupe  et  qui, 
selon  son  expression,  «  n'en  était  pas  »,  elle  me  dit  : 
«  C'est,  du  reste,  si  ennuyeux  les  familles,  on  n'aspire 
qu'à  en  sortir  »  ;  et  aussitôt  elle  me  raconta  sur  le 
père  de  mon  grand-père  ce  trait  que  j'ignorais,  bien 
qu'à  la  maison  j'eusse  soupçonné  (je  ne  l'avais  pas 
connu,  mais  on  parlait  beaucoup  de  lui)  sa  rare 
avarice  (opposée  à  la  générosité  un  peu  trop  fas- 
tueuse de  mon  grand-oncle,  l'ami  de  la  dame  en 
rose  et  le  patron  du  père  de  Morel)  :  «  Du  moment 
que  vos  grands-parents  avaient  un  intendant  si 
chic,  cela  prouve  qu'il  y  a  des  gens  de  toutes  les 
couleurs  dans  les  familles.  Le  père  de  votre  grand- 
père  était  si  avare  que,  presque  gâteux  à  la  fin  de 
sa  vie  —  entre  nous  il  n'a  jamais  été  bien  fort,  vous 
les  rachetez  tous,  —  il  ne  se  résignait  pas  à  dépenser 
trois  sous  pour  son  omnibus.  De  sorte  qu'on  avait 
été  obligé  de  le  faire  suivre,  de  payer  séparément 
le  conducteur,  et  de  faire  croire  au  vieux  grigou  que 
son  ami,  M.  de  Persigny,  ministre  d'État,  avait 
obtenu  qu'il  circulât  pour  rien  dans  les  omnibus. 
Du  reste,  je  suis  très  contente  que  le  père  de  notre 
Morel  ait  été  si  bien.  J'avais  compris  qu'il  était 
professeur  de  lycée,  ça  ne  fait  rien,  j'avais  mal 
compris.  Mais  c'est  de  peu  d'importance  car  je  vous 


SODOME  ET   GOMORRHE  63 

dirai  qu'ici  nous  n'apprécions  que  la  valeur  propre, 
la  contribution  personnelle,  ce  que  j'appelle  la  partici- 
pation. Pourvu  qu'on  soit  d'art,  pourvu  en  un  mot 
qu'on  soit  de  la  confrérie,  le  reste  importe  peu.  » 
La  façon  dont  Morel  en  était  —  autant  que  j'ai  pu 
l'apprendre  —  était  qu'il  aimait  assez  les  lemmes  et 
les  hommes  pour  faire  plaisir  à  chaque  sexe  à  l'aide 
de  ce  qu'il  avait  expérimenté  sur  l'autre  —  c'est  ce 
qu'on  verra  plus  tard.  Mais  ce  qui  est  essentiel  à 
dire  ici,  c'est  que,  dès  que  je  lui  eus  donné  ma  parole 
d'intervenir  auprès  de  M™^  Verdurin,  dès  que  je  l'eus 
fait  surtout,  et  sans  retour  possible  en  arrière,  le 
«  respect  »  de  Morel  à  mon  égard  s'envola  comme  par 
enchantement,  les  formules  respectueuses  dispa- 
rurent, et  même  pendant  quelque  temps  il  m'évita, 
s'arràngeant  pour  avoir  l'air  de  me  dédaigner,  de 
sorte  que,  si  M°»«  Verdurin  voulait  que  je  lui  disse 
quelque  chose,  lui  demandasse  tel  morceau  de  mu- 
sique, il  continuait  à  parler  avec  un  fidèle,  puis 
passait  à  un  autre,  changeait  de  place  si  j'allais  à 
lui.  On  était  obligé  de  lui  dire  jusqu'à  trois  ou  quatre 
fois  que  je  lui  avais  adressé  la  parole,  après  quoi  il 
me  répondait,  l'air  contraint,  brièvement,  à  moins 
que  nous  ne  fussions  seuls.  Dans  ce  cas-là  il  était 
expansif,  amical,  car  il  avait  des  parties  de  caractère  j 
charmantes.  Je  n'en  conclus  pas  moins  de  cette 
première  soirée  que  sa  nature  devait  être  vile,  qu'il 
ne  reculait  quand  il  le  fallait  devant  aucune  platitude, 
ignorait  la  reconnaissance.  En  quoi  il  ressemblait 
au  commun  des  hommes.  Mais  comme  j'avais  en  moi 
un  peu  de  ma  grand'mère  et  me  plaisais  à  la  diversité 
des  hommes  sans  rien  attendre  d'eux  ou  leur  en 
vouloir,  je  néglif?eai  sa  bassesse,  je  me  plus  à  sa 
gaieté  quand  cela  se  présenta,  même  à  ce  que  je  crois 
avoir  été  une  sincère  amitié  de  sa  part  quand, 
ayant  fait  tout  le  tour  de  ses  fausses  connaissances 
de  la  nature  humaine,  il  s'aperçut  (par  à-coups,  car 


64      A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

il  avait  d'étranges  retours  à  sa  sauvagerie  primitive 
et  aveugle)  que  ma  douceur  avec  lui  était  désinté- 
ressée, que  mon  indulgence  ne  venait  pas  d'un 
manque  de  clairvoyance,  mais  de  ce  qu'il  appela 
bonté,  et  surtout  ie  m'enchantai  à  son  art,  qui  n'était 
guère  qu'une  virtuosité  admirable  mais  me  faisait 
(sans  qu'il  fût  au  sens  intellectuel  du  mot  un  vrai 
musicien)  réentendre  ou  connaître  tant  de  belle 
musique.  D'ailleurs  un  manager,  M.  de  Charlus 
(chez  qui  j'ignorais  ces  talents,  bien  que  M.'^^  de 
Guermantes,  qui  l'avait  connu  fort  différent  dans  leur 
jeunesse  prétendît  qu'il  lui  avait  fait  une  sonate, 
peint  un  éventail,  etc.),  modeste  en  ce  qui  concer- 
nait ses  vraies  supériorités,  mais  de  tout  premier 
ordre,  sut  mettre  cette  virtuosité  au  service  d'un 
sens  artistique  multiple  et  qu'il  décupla.  Qu'on 
imagine  quelque  artiste,  purement  adroit,  des 
ballets  russes,  stylé,  instruit,  développé  en  tous  sens 
par  M.  de  D^aghilew. 

Je  venais  de  transmettre  à  M"^^  Verdurin  le  mes- 
sage dont  m'avait  chargé  Morel,  et  je  parlais  de  Saint- 
Loup  avec  M.  de  Charlus,  quand  Cottard  entra  au 
salon  en  annonçant,  comme  s'il  y  avait  le  feu,  que  les 
Cambremer  arrivaient.  M^^  Verdurin,  pour  ne  pas 
avoir  l'air,  vis-à-vis  de  nouveaux  comme  M.  de 
Charlus  (que  Cottard  n'avait  pas  vu)  et  comme  moi, 
d'attacher  tant  d'importance  à  l'arrivée  des  Cam- 
bremer, ne  bougea  pas,  ne  répondit  pas  à  l'annonce 
de  cette  nouvelle  et  se  contenta  de  dire  au  docteur, 
en'  s'éventant  avec  grâce,  et  du  même  ton  factice 
qu'une  marquise  du  Théâtre-Français  :  «  Le  baron 
nous  disait  justement...  »  C'en  était  trop  pour 
Cottard  !  Moins  vivement  qii'il  n'eût  lait  autretois, 
car  l'étude  et  les  hautes  situations  avaient  ralenti 
son  débit,  mais  avec  cette  émotion  tout  de  même 
qu'il  retrouvait  chez  les  Verdurin  :  «  Un  baron  ! 
Où   ça,   un  baron  ?  Où  ça,  un  baron  ?  »  s'écria-t-il 


SODOME  ET   GOMORRHE  65 

en  le  cherchant  des  yeux  avec  un  étonneraent  qui 
frisait  l'incréduhté.  M°»e  Verdurin,  avec  l'indifférence 
affectée  d'une  maîtresse  de  maison  à  qui  un  domes- 
tique vient,  devant  les  invités,  de  casser  un  verre  de 
prix,  et  avec  l'intonation  artificielle  et  surélevée  d'un 
premier  prix  du  Conservatoire  jouant  du  Dumas  fils, 
répondit,  en  désignant  avec  son  éventail  le  protec- 
teur de  Morel  :  «  Mais,  le  baron  de  Charlus,  à  qui  je 
vais  vous  nommer...  Monsieur  le  professeur  Cottard.  » 
Il  ne  déplaisait  d'ailleurs  pas  à  IM™^  Verdurin  d'avoir 
l'occasion  de  jouer  à  la  dame.  M.  de  Charlus  tendit 
deux  doigts  que  le  professeur  serra  avec  le  sourire 
bénévole  d'un  «  prince  de  la  science  ».  Mais  il  s'arrêta 
net  en  voyant  entrer  les  Cambremer,  tandis  que  M.  de 
Charlus  m'entraînait  dans  un  coin  pour  me  dire  un 
mot,  non  sans  palper  mes  muscles,  ce  qui  est  une 
manière  allemande.  M.  de  Cambremer  ne  ressemblait 
guère  à  la  vieille  marquise.  Il  était,  comme  elle  le 
disait  avec  tendresse,  «  tout  à  îait  du  côté  de  son 
papa  ».  Pour  qui  n'avait  entendu  que  parler  de  lui, 
ou  même  de  lettres  de  lui,  vives  et  convenablement 
tournées,  son  physique  étonnait.  Sans  doute  devait-on 
s'y  habituer.  Mais  son  nez  avait  choisi,  pour  venir 
se  placer  de  travers  au-dessus  de  sa  bouche,  peut-être 
la  seule  ligne  obhque,  entre  tant  d'autres,  qu'on 
n'eût  eu  l'idée  de  tracer  sur  ce  visage,  et  qui  signifiait 
une  bêtise  vulgaire,  aggravée  encore  par  le  voisinage 
d'un  teint  normand  à  la  rougeur  de  pommes.  Il  est 
possible  que  les  yeux  de  M.  de  Cambremer  gardassent 
dans  leurs  paupières  un  peu  de  ce  ciel  du  Cotentin, 
si  doux  par  les  beaux  iours  ensoleillés,  oix  le  prome- 
neur s'amuse  à  voir,  arrêtées  au  bord  de  la  route,  et 
à  compter  par  centames  les  ombres  des  peupUers, 
mais  ces  paupières  lourdes,  chassieuses  et  mai 
rabattues,  eussent  empêché  l'intelhgence  elle-même 
de  passer.  Aussi,  décontenancé  par  la  minceur  de  ce 
regard  bleu,  se  reportait-on  au  grand  nez  de  travers. 

Vol    X,     5 


66      A    LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

Par  une  transposition  de  sens,  M.  de  Cambremer 
vous  regardait  avec  son  nez.  Ce  nez  de  M.  de  Cam- 
bremer n'était  pas  laid,  plutôt  un  peu  trop  beau, 
trop  fort,  trop  fier  de  son  importance.  Busqué, 
astiqué,  luisant,  flambant  neuf,  il  était  tout  disposé 
à  compenser  l'insuffisance  spirituelle  du  regard  ; 
malheureusement,  si  les  yeux  sont  quelquefois 
l'organe  oîi  se  révèle  l'intelligence,  le  nez  (quelle 
que  soit  d'ailleurs  l'mtime  solidarité  et  la  répercus- 
sion msoupçonnée  des  traits  les  uns  sur  les  autres), 
le  nez  est  généralement  l'organe  où  s'étale  le  plus 
aisément  la  bêtise. 

La  convenance  de  vêtements  sombres  que  portait 
toujours,  même  le  matin,  M.  de  Cambremer,  avait 
beau  rassurer  ceux  qu'éblouissait  et  exaspérait 
l'insolent  éclat  des  costumes  de  plage  des  gens  qu'ils 
ne  connaissaient  pas,  on  ne  pouvait  comprendre  que 
la  femme  du  premier  président  déc'arât  d'un  air  de 
flair  et  d'autorité,  en  personne  qui  a  plus  que  vous 
l'expérience  de  la  haute  société  d'Alençon,  que  devant 
M.  de  Cambremer  on  se  sentait  tout  de  suite,  même 
avant  de  savoir  qui  il  était,  en  présence  d'un  homme 
de  haute  distinction,  d'un  homme  parfaitement  bien 
élevé,  qui  changeait  du  genre  de  Balbec,  un  homme 
enfin  auprès  de  qui  on  pouvait  respirer.  Il  était  pour 
elle,  asphyxiée  par  tant  de  touristes  de  Balbec,  qui  ne 
connaissaient  pas  son  monde,  comme  un  flacon 
de  sels.  Il  me  sembla  au  contraire  qu'il  était  des  gens 
que  ma  grand'mère  eût  trouvés  tout  de  suite  «  trè^ 
mal  »,  et,  comme  elle  ne  comprenait  pas  le  snobisme, 
elle  eût  sans  doute  été  stupéfaite  qu'il  eût  réussi  à 
être  épousé  par  M^i®  Legrandin  qui  devait  être 
difficile  en  fait  de  distinction,  elle  dont  le  frère  était 
«  si  bien  ».  Tout  au  plus  pouvait-on  dire  de  la  laideur 
vulgaire  de  M.  de  Cambremer  qu'elle  était  un  peu 
du  pa  V  i  et  avait  quelque  chose  de  très  anciennement 
local  ;  on  pensait,  devant  ses  traits  lautils  et  qu'on 


SODOME  ET   GOMORRHE  67 

eût  voulu  rectifier,  à  ces  noms  de  petites  villes  nor- 
mandes sur  l'étymologie  desquels  mon  curé  se  trom- 
pait parce  que  les  paysans,  articulant  mal  ou  ayant 
compris  de  travers  le  mot  normand  ou  latin  qui  les 
désigne,  ont  fini  par  fixer  dans  un  barbarisme  qu'on 
trouve  déjà  dans  les  cartulaires,  comme  eût  dit 
Brichot,  un  contre-sens  et  un  vice  de  prononciation. 
La  vie  dans  ces  vieilles  petites  villes  peut  d'ailleurs 
se  passer  agréablement,  et  M.  de  Cambremer  devait 
avoir  des  qualités,  car,  s'il  était  d'une  mère  que  la 
vieille  marquise  préférât  son  fils  à  sa  belle-fille,  en 
revanche,  elle  qui  avait  plusieurs  enfants,  dont  deux 
au  moms  n'étaient  pas  sans  mérites,  déclarait  sou- 
vent que  le  marquis  était  à  son  avis  le  meilleur  de  la 
famille.  Pendant  le  peu  de  temps  qu'il  avait  passé 
dans  l'armée,  ses  camarades,  trouvant  trop  long  de 
dire  Cambremer,  lui  avaient  donné  le  surnom  de 
Cancan,  qu'il  n'avait  d'ailleurs  mérité  en  rien.  Il 
savait  orner  un  dîner  où  on  l'invitait  en  disant  au 
moment  du  poisson  (le  poisson  fût-il  pourri)  ou  à 
l'entrée  :  «  Mais  dites  donc,  il  me  semble  que  voilà 
une  belle  bête.  »  Et  sa  femme,  ayant  adopté  en 
entrant  dans  la  lamille  tout  ce  qu'elle  avait  cru  faire 
partie  du  genre  de  ce  monde-là,  se  mettait  à  la 
hauteur  des  amis  de  son  mari  et  peut-être  cherchait 
à  lui  plaire  comme  une  maîtresse  et  comme  si  elle 
avait  jadis  été  mêlée  à  sa  vie  de  garçon,  en  disant 
d'un  air  dégagé,  quand  elle  parlait  de  lui  à  des 
officiers  :  «  Vous  allez  voir  Cancan.  Cancan  est  allé 
à  Balbec,  mais  il  reviendra  ce  soir.  »  Elle  était  furieuse 
de  se  compromettre  ce  soir  chez  les  Verdurin  et  ne 
le  faisait  qu'à  la  prière  de  sa  belle-mère  et  de  son 
mari,  dans  l'intérêt  de  la  location.  Mais,  moins  bien 
élevée  qu'eux,  eile  ne  se  cachait  pas  du  motif  et  depuis 
quinze  jours  faisait  avec  ses  amies  des  eorges  chaudes 
de  ce  dîner.  «  Vous  savez  que  nous  dînons  chez  nos 
locataires.  Cela  vaudra  bien  une  a.ugraentatioii.  Au 


68      A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

ionà.,  je  suis  assez  curieuse  de  savoir  ce  qu'ils  ont  pu 
faire  de  notre  pauvre  vieille  Raspelière  (comme  si 
elle  y  fût  née,  et  y  retrouvât  tous  les  souvenirs 
des  siens).  Notre  vieux  garde  m'a  encore  dit  hier 
qu'on  ne  reconnaissait  plus  rien.  Je  n'ose  pas  penser 
à  tout  ce  qui  doit  se  passer  là  dedans.  Je  crois  que 
nous  ferons  bien  de  faire  désinfecter  tout,  avant  de 
nous  réinstaller.  »  EUe  arriva  hautaine  et  morose,  de 
l'air  d'une  grande  dame  dont  le  château,  du  fait 
d'une  guerre,  est  occupé  par  les  ennemis,  mais  qui 
se  sent  tout  de  même  chez  elle  et  tient  à  montrer 
aux  vainqueurs  qu'ils  sont  des  intrus.  M°i«  de  Cam- 
bremer  ne  put  me  voir  d'abord,  car  j'étais  dans  une 
baie  latérale  avec  M.  de  Charlus,  lequel  me  disait 
avoir  appris  par  Morel  que  son  père  avait  été  «  inten- 
dant »  dans  ma  famille,  et  qu'il  comptait  suffisam- 
ment, lui  Charlus,  siir  mon  intelligence  et  ma  magna- 
nimité (terme  commun  à  lui  et  à  Swann)  pour  me 
refuser  l'ignoble  et  mesquin  plaisir  que  de  vulgaires 
petits  imbéciles  (j'étais  prévenu)  ne  manqueraient 
pas,  à  ma  place,  de  prendre  en  révélant  à  nos  hôtes 
des  détails  que  ceux-ci  pourraient  croire  amoindris- 
sants. «  Le  seul  fait  que  je  m'intéresse  à  lui  et  étende 
sur  lui  ma  protection  a.  quelque  chose  de  suréminent 
et  aboht  le  passé  »,  conclut  le  baron.  Tout  en  'écou- 
tant et  en  lui  promettant  le  silence,  que  j  aurais 
gardé  même  sans  l'espoir  de  passer  en  échange  pour 
intelligent  et  magnanime,  je  regardais  M™«  de  Cam- 
bremer.  Et  j'eus  peine  à  reconnaître  la  chose  fondante 
et  savoureuse  que  j'avais  eue  l'autre  jour  auprès  de 
moi  à  l'heure  du  goûter,  sur  la  terrasse  de  Balbec, 
dans  la  galette  normande  que  je  voyais,  dure  comme 
un  galet,  où  les  fidèles  eussent  en  vain  essayé  de 
mettre  la  dent.  Irritée  d'avance  du  côté  bonasse  que 
son  mari  tenait  de  sa  mère  et  qui  lui  ferait  prendre  un 
air  honoré  quand  on  lui  présenterait  l'assistance  des 
fidèles,  désireuse  pourtant  de  remplir  ses  fonctions 


1 


SODOME  ET   GOMORRHE  69 

de  femme  du  monde,  quand  on  lui  eut  nommé  Brichot, 
elle  voulut  lui  faire  faire  la  connaissance  de  son  mari 
parce  qu'elle  avait  vu  ses  amies  plus  élégantes  faire 
ainsi,  mais  la  rage  ou  l'orgueil  l'emportant  sur  l'os- 
tentation du  savoir-vivre,  elle  dit,  non  comme  elle 
aurait  dû  :  «  Permettez-moi  de  vous  présenter  mon 
mari  »,  mais  :  «  Je  vous  présente  à  mon  mari  », 
tenant  haut  ainsi  le  drapeau  des  Cambremer,  en 
dépit  d'eux-mêmes,  car  le  marquis  s'inclina  devant 
Brichot  aussi  bas  qu'elle  avait  prévu.  Mais  toute 
cette  humeur  de  M™«  de  Cambremer  changea  soudain 
quand  elle  aperçut  M.  de  Charlus,  qu'elle  connaissait 
de  vue.  Jamais  elle  n'avait  réussi  à  se  le  faire  pré- 
senter, même  au  temps  de  la  haison  qu'elle  avait  eue 
avec  Swann.  Car  M.  de  Charlus,  prenant  toujours 
le  parti  des  femmes,  de  sa  belle-sœur  contre  les 
maîtresses  de  M.  de  Guermantes,  d'Odette,  pas 
encore  mariée  alors,  mais  vieille  liaison  de  Swann, 
contre  les  nouvelles,  avait,  sévère  défenseur  de  la 
morale  et  protecteur  fidèle  des  ménages,  donné  à 
Odette  —  et  tenu  —  la  promesse  de  ne  pas  se  laisser 
nommer  à  M™«  de  Cambremer.  Celle-ci  ne  s'était 
certes  pas  doutée  que  c'était  chez  les  Verdurin  qu'elle 
connaîtrait  enfin  cet  homme  inapprochable.  M.  de 
Cambremer  savait  que  c'était  une  si  grande  joie 
poiir  elle  qu'il  en  était  lui-même  attendri,  et  qu'il 
regarda  sa  femme  d'un  air  qui  signifiait  :  «  Vous  êtes 
contente  de  vous  être  décidée  à  venir,  n'est-ce  pas  ?  » 
Il  parlait  du  reste  fort  peu,  sachant  qu'il  avait 
épousé  une  femme  supérieure.  «  Moi,  indigne  », 
disait-il  à  tout  moment,  et  citait  volontiers  une 
fable  de  La  Fontaine  et  une  de  Florian  qui  lui  parais- 
saient s'appliquer  à  son  ignorance,  et,  d'autre  part, 
lui  permettre,  sous  les  formes  d'une  dédaigneuse 
flatterie,  de  montrer  aux  hommes  de  science  qui 
n'étaient  pas  du  Jockey  qu'on  pouvait  chasser  et 
avoir  lu  des  fables.  Le  malheur  est  qu'il  n'en  con- 


70      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

naissait  guère  que  deux.  Aussi  revenaient-elles 
souvent.  M™^  de  Cambremer  n'était  pas  bête,  mais 
elle  avait  diverses  habitudes  fort  agaçantes.  Chez 
elle  la  déformation  des  noms  n'avait  absolument  rien 
du  dédain  aristocratique.  Ce  n'est  pas  elle  qui, 
comme  la  duchesse  de  Guermantes  (laquelle  par  sa 
naissance  eût  dû  être,  plus  que  M™^  de  Cambremer, 
à  l'abri  de  ce  ridicule),  eût  dit,  pour  ne  pas  avoir 
l'air  de  savoir  le  nom  peu  élégant  (alors  qu'il  est 
maintenant  celui  d'une  des  femmes  les  plus  difficiles 
à  approcher)  de  Julien  de  Monchâteau  :  «  une  petite 
Madame...  Pic  de  la  Mirandole  ».  Non,  quand  M™*  de 
Cambremer  citait  à  faux  un  nom,  c'était  par  bien- 
veillance, pour  ne  pas  avou  l'air  de  savoir  quelque 
chose  et  quand,  par  sincérité,  pourtant  elle  l'avouait, 
croyant  le  cacher  en  le  démarquant.  Si,  par  exemple, 
elle  défendait  une  femme,  elle  cherchait  à  dissimuler, 
tout  en  voulant  ne  pas  mentir  à  qui  la  suppliait  de 
dire  la  vérité,  que  Madame  une  telle  était  actuelle- 
ment la  maîtresse  de  M.  Sylvain  Lévy,  et  elle  disait  : 
«Non...  je  ne  sais  absolument  rien  sur  elle,  je  crois 
qu'on  lui  a  reproché  d'avoir  inspiré  une  passion  à 
un  monsieur  dont  je  ne  sais  pas  le  nom,  quelque 
chose  comme  Cahn,  Kohn,  Kuhn  ;  du  reste,  je  crois 
que  ce  monsieur  est  mort  depuis  fort  longtemps  et 
qu'il  n'y  a  jamais  rien  eu  entre  eux.  »  C'est  le  procédé 
semblable  à  celui  des  menteurs  —  et  inverse  du  leur  — 
qui,  en  altérant  ce  qu'ils  ont  fait  quand  ils  le  racon- 
tent à  une  maîtresse  ou  simplement  à  un  ami.  se 
figurent  que  l'une  ou  l'autre  ne  verra  pas  immédia- 
tement que  la  phrase  dite  (de  même  que  Cahn, 
Kohn,  Kuhn)  est  interpolée,  est  d'une  autre  espèce 
que  celles  qui  composent  la  conversation,  est  à 
double  fond. 

^me  Verdurin  demanda  à  l'oreille  de  son  mari  : 
«  Est-ce  que  je  donne  le  bras  au  baron  de  Charlus  ? 
Comme  tu  auras  à  ta  droite  M™^  de  Cambremer,  on 


SODOME  ET   GOMORRHE  71 

aurait  pu  croiser  les  politesses.  —  Non,  dit  M.  Ver- 
durin,  puisque  l'autre  est  plus  élevé  en  grade  (voulant 
dire  que  M.  de  Cambremer  était  marquis),  M.  de 
Charlus  est  en  somme  son  inférieur.  —  Eh  bien, 
je  le  mettrai  à  côté  de  la  princesse,  d  Et  M™^  Verdurin 
présenta  à  M.  de  Charlus  M^^  Sherbatoff  ;  ils  s'in- 
clinèrent en  silence  tous  deux,  de  l'air  d'en  savoir 
long  l'un  sur  l'autre  et  de  se  promettre  un  mutuel 
secret.  M.  Verdurin  me  présenta  à  M.  de  Cambremer. 
Avant  même  qu'il  n'eût  parlé  de  sa  voix  forte  et 
légèrement  bégayante,  sa  haute  taille  et  sa  figure 
colorée  manifestaient  dans  leur  oscillation  l'hésitation 
martiale  d'un  chef  qui  cherche  à  vous  rassurer  et 
vous  dit  :  «  On  m'a  parlé,  nous  arrangerons  cela  ;  je 
vous  ferai  lever  votre  punition  ;  nous  ne  sommes 
pas  des  buveurs  de  sang  ;  tout  ira  bien.  »  Puis,  me 
serrant  la  main  :  «  Je  crois  que  vous  connaissez  ma 
mère  »,  me  dit-il.  Le  verbe  «  croire  »  iui  semblait 
d'ailleurs  convenir  à  la  discrétion  d'une  première 
présentation  mais  nullement  exprimer  un  doute, 
car  il  ajouta  :  «  J'ai  du  reste  une  lettre  d'elle  pour 
vous.  »  M.  de  Cambremer  était  naïvement  heureux 
de  revoir  des  lieux  où  il  avait  vécu  si  longtemps. 
«  Je  me  retrouve  »,  dit-il  à  M'oe  Verdurin,  tandis  que 
son  regard  s'émerveillait  de  reconnaître  les  peintures 
de  fleurs  en  trumeaux  au-dessus  des  portes,  et  les 
bustes  en  marbre  sur  leurs  hauts  socles.  Il  pouvait 
pourtant  se  trouver  dépaysé,  car  M'as  Verdurin  avait 
apporté  quantité  de  vieilles  belles  choses  qu'elle 
possédait.  A  ce  point  de  vue,  M°ie  Verdurin,  tout  en 
passant  aux  yeux  des  Cambremer  pour  tout  bou- 
leverser, était  non  pas  révolutionnaire  mais  intelli- 
gemment conservatrice,  dans  un  sens  qu'ils  ne 
comprenaient  pas.  Ils  l'accusaient  aussi  à  tort  de 
détester  la  vieille  demeure  et  de  la  déshonorer  par 
de  simples  toiles  au  lieu  de  leur  riche  peluche,  comme 
un  curé  ignorant  reprochant  à  un  architecte  diocésain 


72      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

de  remettre  en  place  de  vieux  bois  sculptés  laissés 
au  rancart  et  auxquels  l'ecclésiastique  avait  cru  bon 
de  substituer  des  ornements  achetés  place  Saint- 
Sulpice.  Enfin,  un  ardin  de  curé  commençait  à 
remplacer  devant  le  château  les  plates-bandes  qui 
faisaient  l'orgueil  non  seulement  des  Cambremer  mais 
de  leur  jardinier.  Celui-ci,  qui  considérait  les  Cam- 
bremer comme  ses  seuls  maîtres  et  gémissait  sous  le 
joug  des  Verdurin,  comme  i  la  terre  eût  été  momen- 
tanément occupée  par  un  envahisseur  et  une  troupe 
de  soudards,  allait  en  secret  porter  ses  doléances  à  la 
propriétaire  dépossédée,  s'indignait  du  mépris  où 
étaient  tenus  ses  araucarias,  ses  bégonias,  ses  jou- 
barbes, ses  dahlias  doubles,  et  qu'on  osât  dans  une 
aussi  riche  demeure  faire  pousser  des  fleurs  aussi 
communes  que  des  anthémis  et  des  cheveux  de 
Vénus.  ..I™®  Verdurin  sentait  cette  sourde  opposition 
et  était  décidée,  si  elle  faisait  un  long  bail  ou  même 
achetait  la  Raspelière,  à  mettre  comme  condition  le 
renvoi  du  jardinier,  auquei  la  vieille  propriétaire  au 
contraire  tenait  extrêmement.  Il  l'avait  servie  pour 
rien  dans  des  temps  difficiles,  l'adorait  :  mais  par 
ce  morcellement  bizarre  de  l'opinion  des  gens  du 
peuple,  oii  le  mépris  mora  le  plus  profond  s'enclave 
dans  l'estime  la  plus  passionnée,  laquelle  chevauche 
à  son  tour  de  vieilles  rancunes  inabolies,  il  disait 
souvent  de  M°»^  de  Cambremer  qui,  en  70,  dans  un 
château  qu'elle  avait  dans  l'Est,  surprise  par  l'inva- 
sion, avait  dû  souffrir  pendant  un  mois  le  contact 
des  Allemands  :  «  Ce  qu'on  a  beaucoup  reproché  à 
Madame  la  marquise,  c'est,  pendant  la  guerre,  d'avoir 
pris  le  parti  des  Prussiens  et  de  les  avoir  même 
logés  chez  elle.  A  un  autre  moment,  i 'aurais  compris  ; 
mais  en  temps  de  guerre,  elle  n'aurait  pas  dû.  C'est 
pas  bien.  »  De  sorte  qu'il  lui  était  fidèle  jusqu'à  la 
mort,  la  vénérait  pour  sa  bonté  et  accréditait  qu'elle 
se  fût  rendue  coupable  de  trahison.  M™"^  Verdurin  fut 


SODOME  ET   GOMORRHE  73 

piquée  que  M.  de  Cambremer  prétendît  reconnaître 
si  bien  la  Kaspelière.  «  Vous  devez  pourtant  trouver 
quelques  changements,  répondit-elle.  Il  y  a  d'abord 
de  grands  diables  de  bronze  de  Barbedienne  et  de 
petits  coquins  de  sièges  en  peluche  que  je  me  suis 
empressée  d'expédier  au  grenier,  qui  est  encore  trop 
bon  pour  eux.  »  Après  cette  acerbe  riposte  adressée 
à  M,  de  Cambremer  elle  lui  offrit  le  bras  pour  aller 
à  table.  Il  hésita  un  mstant,  se  disant  :  «  Je  ne  peux 
tout  de  même  pas  passer  avant  M.  de  Charlus.  » 
Mais,  pensant  que  celui-ci  était  un  vieil  ami  de  la 
maison  du  moment  qu'il  n'avait  pas  la  place  d'hon- 
neur, il  se  décida  à  prendre  le  bras  qui  lui  était 
offert  et  dit  à  M™^  Verdurin  combien  il  était  fier 
d'être  admis  dans  le  cénacle  (c'est  ainsi  qu'il  appela 
le  petit  noyau,  non  sans  rire  un  peu  de  la  satisfaction 
de  connaître  ce  terme). f^ottard,  qui  était  assis  à  côté 
de  M.  de  Charlus,  le  regardait,  pour  faire  connais- 
sance, sous  son  lorgnon,  et  pour  rompre  la  glace, 
avec  des  clignements  beaucoup  plus  insistants  qu'ils 
n'eussent  été  jadis,  et  non  coupés  de  timidités.  Et 
ses  regards  engageants,  accrus  par  leur  sourire, 
n'étaient  plus  contenus  par  le  verre  du  lorgnon  et  le 
débordaient  de  tous  côtés.  Le  baron,  qui  voyait 
facilement  partout  des  pareils  à  lui,  ne  (k>uta  pas 
que  Cottard  n'en  fût  un  et  ne  lui  fît  de  l'œiljAussitôt 
il  témoigna  au  professeur  la  dureté  des  invertis, 
aussi  méprisants  pour  ceux  à  qui  ils  plaisent  qu'ar- 
demment empressés  auprès  de  ceux  qui  leur  plaisent. 
Sans  doute,  bien  que  chacun  parle  mensongèrement 
de  la  douceur,  toujours  refusée  par  le  destin,  d'être 
aimé,  c'est  une  loi  générale,  et  dont  l'empire  est  bien 
loin  de  s'étendre  sur  les  seuls  Charlus,  que  l'être  que 
nous  n'aimons  pas  et  qui  nous  aime  nous  paraisse 
insupportable.  A  cet  être,  à  telle  femme  dont  nous 
ne  dirons  pas  qu'elle  nous  aime  mais  qu'elle  nous 
cramponne,  nous  préférons  la  société  de  n'importe 


74      A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

quelle  autre  qui  n'aura  m  son  charme,  ni  son  agré- 
ment, ni  son  esprit.  Elle  ne  les  recouvrera  pour  nous 
que  quand  elle  aura  cessé  de  nous  aimer.  En  ce  sens, 
on  pourrait  ne  voir  que  la  transposition,  sous  une 
forme  cocasse,  de  cette  règle  universelle,  dans 
l'irritation  causée  chez  un  -nverti  par  un  homme  qui 
lui  déplaît  et  le  recherche.  Mais  elle  est  chez  lui 
bien  plus  forte.  Aussi,  tandis  que  le  commun  des 
hommes  cherche  à  la  dissimuler  tout  en  l'éprouvant, 
l'inverti  la  tait  implacablement  sentir  à  celui  qui  la 
provoque,  comme  li  ne  le  ferait  certainement  pas 
sentir  à  une  femme,  M.  de  Char! us,  par  exemple,  à 
la  princesse  de  Guermantes  dont  la  passion  l'ennuyait, 
mais  le  flattait.  Mais  quand  ils  voient  un  autre  homme 
témoigner  envers  eux  d'un  goîit  particulier,  alors, 
soit  incompréhension  que  ce  soit  le  même  que  le 
leur,  soit  fâcheux  rappel  que  ce  goîit,  embelh  par 
eux  tant  que  c'est  eux-mêmes  qui  l'éprouvent,  est 
considéré  comme  un  vice  soit  désir  de  se  réhabiliter 
par  un  éclat  dan;?  une  circonstance  où  cela  ne  leur 
coûte  pas,  soit  par  une  crainte  d'être  devinés,  qu'ils 
retrouvent  soudain  quand  le  désir  ne  les  mène  plus, 
les  yeux  bandés,  d'in  prudence  en  imprudence,  soit 
par  la  fureur  de  subir,  du  fait  de  l'attitude  équivoque 
d'un  autre,  le  dommage  que  par  la  leur,  si  cet  autre 
leur  plaisait  ils  ne  craindraient  pas  de  lui  causer, 
ceux  que  cela  n'embarrasse  pas  de  suivre  un  jeune 
homme  pendant  des  .ieues,  de  ne  pas  le  qtiitter  des 
yeux  au  théâtre  même  s'il  est  avec  des  amis,  risquant 
par  cela  de  le  brouiller  avec  eux,  on  peut  les  entendre, 
pour  peu  qu'un  autre  qui  ne  leur  plaît  pas  les  regarde, 
dire  :  «  Monsieur,  pour  qui  me  prenez-vous  ?  (sim- 
plement parce  qu'on  les  prend  pour  ce  qu'ils  sont)  ; 
je  ne  vous  comprends  pas,  inutile  d'insister,  vous 
faites  erreur  )-,  aller  au  besoin  jusqu'aux  gifles,  et, 
devant  quelqu'un  qui  connaît  l'imprudent,  s'indigner: 
«  Comment,  vous  connaissez  cette  horreur  ?  Elle  a 


SODOME  ET  GOMORRHE  75 

une  façon  de  vous  regarder  !...  En  voilà  des  manières  !  » 
M.  de  Charlus  n'alla  pas  aussi  loin,  mais  il  prit  l'air 
offensé   et   glacial    qu'ont,    lorsqu'on   a   l'air   de   les 
croire    légères,    les    femmes   qui    ne    le   sont    pas,   et 
encore  plus  celles  qui   le  sonti^D'ailleurs,    l'inverti, 
mis  en  présence  d'un  inverti,  voit  non  pas  seulement 
une  image  déplaisante  de  lui-même,  qui  ne  pourrait, 
purement   inanimée,   que   faire  souffrir  son  amour- 
propre,  mais  un  autre  lui-même,  vivani,  agissant  dans 
le  même  sens,  capable  donc  de  le  faire  souffrir  dans 
ses  amours.7Aussi  est-ce  dans  un  sens  d'instinct  de 
conservation  qu'il  dira  du  mal  du  concurrent  possible, 
soit  avec  les  gens  qui   peuvent  nuire  à  celui-ci   (et 
sans   que   l'inverti   n^   i   s'inquiète   de   passer   pour 
menteur  quand  il   accable  ainsi    l'inverti   n"^  2  aux 
yeux  de  personnes  qui  peuvent  être  renseignées  sur 
son  propre  cas),  soit  avec  le  jeune  homme  qu'il  a 
«  levé  »,  qui  va  peut-être  lui  être  enlevé  et  auquel  il 
s'agit   de   persuader   que   les   mêmes  choses   qu'il   a 
tout  avantage  à  faire  avec  lui  causeraient  le  malheur 
de  sa  vie  s'il  se  laissait  aller  à  les  faire  avec  l'autre. 
Pour    M.    de    Charlus,    qui    pensait    peut-être    aux 
dangers    (bien    imaginaires)    que   la   présence   de   ce 
Cottard,  dont  il  comprenait  à  faux  le  sourire,  ferait 
courir  à   Morel,   un    inverti  qui  ne  lui   plaisait  pas 
n'était   pas  seulement    une  caricature  de  lui-même, 
c'était  aussi   un   rival    désigné.   Un  commerçant,  et 
tenant   un   commerce   rare,   en   débarquant   dans  la 
ville  de  province  oil  il   vient  s'installer  pour  la  vie, 
s'i^   voit    que,  sur  la  même  place,  juste  en  face,  le 
m  ême  comnicrce  est  tenu  par  un  concurrent,  il  n'est 
pas   plus   déconfit  qu'un   Charlus   allant   cacher  ses 
amours  dans  une  région  tranquille  et  qui,  te  ;Our  de 
l'arrivée,    aperçoit    le   gentilhomme    du    lieu,    ou   le 
coiffeur,    desquels    l'aspect    et    les    nianières    ne    lui 
laissent  aucun  doute.  Le  commerçant  prend  souvent 
son  concurrent  en  haine  ;  cette  haine  dégénère  parfois 


76      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

en  mélancolie,  et  pour  peu  qu'il  y  ait  hérédité  assez 
chargée,  on  a  vu  dans  des  petites  villes  le  commerçant 
montrer  des  commencements  de  foHe  qu'on  ne  guérit 
au'en  ie  décidant  à  vendre  son  «  fonds  »  et  à  s'expa- 
trier. La  rage  de  l'inverti  est  plus  lancinante  encore. 
Il  a  compris  que,  dès  la  première  seconde,  le  gentil- 
homme et  le  coiffeur  ont  désiré  son  jeune  compagnon. 
Il  a  beau  répéter  cent  fois  par  jour  à  celui-ci  que  le 
coiffeur  et  le  gentilhomme  sont  des  bandits  dont 
l'approche  le  déshonorerait,  il  est  ob'igé,  comme 
Harpagon,  de  veiller  sur  son  trésor  et  se  relève  la 
nuit  pour  voir  si  on  ne  le  lui  prend  pas.  Et  c'est  ce 
qui  fait  sans  doute,  plus  encore  que  le  désir  ou  la 
commodité  d'habitudes  communes,  et  presque  autant 
que  cette  expérience  de  soi-même,  qui  est  la  seule 
vraie,  que  l'inverti  dépiste  l'inverti  avec  une  rapidité 
et  une  siireté  presque  infaillibles.  Il  peut  se  tromper 
un  moment,  mais  une  divination  rapide  le  remet  dans 
la  vérité.  Aussi  l'erreur  de  M.  de  Char  lus  fut-elle 
courte.  Le  discernement  divin  lui  montra  au  bout 
d'un  instant  que  Cottard  n'était  pas  de  sa  sorte  et 
qu'il  n'avait  à  craindre  ses  avances  ni  pour  lui-même, 
ce  qui  n'eût  fait  que  l'exaspérer,  ni  pour  Morel,  ce 
qui  lui  eût  paru  plus  grave.  Il  reprit  son  calme,  et 
comme  il  était  encore  sous  l'influence  du  passage  de 
Vénus  androgyne,  par  moments  il  souriait  faiblement 
aux  Verdurin,  sans  prendre  la  peine  d'ouvrir  la 
bouche,  en  déplissant  seulement  un  coin  de  lèvres, 
et  pour  une  seconde  allumait  câlinement  ses  yeux, 
lui  si  féru  de  virihté,  exactement  comme  eût  fait  sa 
belle-sœur  la  duchesse  de  Guermantes.  «  Vous 
chassez  beaucoup,  Monsieur  ?  dit  M™^  Verdurin  avec 
mépris  à  M.  de  Cambremer.  —  Est-ce  que  Ski  vous 
a  raconté  qu'il  nous  en  est  arrivé  une  excellente  .'' 
demanda  Cottard  à  la  Patronne.  —  Je  chasse  surtout 
dans  la  forêt  de  Chantepie,  répondit  M.  de  Cambre- 
mer.  —  Non,  je  n'ai  rien  raconté,  dit  Ski.  —  Mérite- 


SODOME  ET   GOMORRHE  77 

t-elle  son  nom  ?  »  demanda  Brichot  à  M.  de  Cambre- 
mer,  après  m'avoir  regardé  du  coin  de  l'œil,  car  il 
m'avait  promis  de  parler  étymologies,  tout  en  me 
demandant  de  dissimuler  aux  Cambremer  le  mépris 
que  lui  inspiraient  celles  du  curé  de  Combray. 
«  C'est  sans  doute  que  je  ne  suis  pas  capable  de 
comprendre,  mais  je  ne  saisis  pas  votre  question,  dit 
M.  de  Cambremer.  —  Je  veux  dire  :  Est-ce  qu'il  y 
chante  beaucoup  de  pies  ?  »  répondit  Brichot.  Cot- 
tard  cependant  souffrait  que  M^^  Verdurin  ignorât 
qu'ils  avaient  failli  manquer  le  train.  «  Allons,  voyons, 
dit  M"'^  Cottard  à  son  mari  pour  l'encourager, 
raconte  ton  odyssée.  —  En  effet,  elle  sort  de  l'ordi- 
naire, dit  le  docteur  qui  recommença  son  récit.  Quand 
j'ai  vu  que  le  train  était  en  gare,  je  suis  resté  médusé. 
Tout  cela  par  la  faute  de  Ski.  Vous  êtes  plutôt 
bizarroïde  dans  vos  renseignements,  mon  cher  !  Et 
Brichot  qui  nous  attendait  à  la  gare  !  —  Je  croyais, 
dit  l'universitaire,  en  jetant  autour  de  lui  ce  qui  lui 
restait  de  regard  et  en  souriant  de  ses  lèvres  minces, 
que  si  vous  vous  étiez  attardé  à  Graincourt,  c'est 
que  vous  aviez  rencontré  quelque  péripatéticienne. 
—  Voulez-vous  vous  taire  ?  si  ma  femme  vous 
entendait  !  dit  le  professeur.  La»femme  à  moâ,  il  est 
jalouse.  —  Ah  !  ce  Brichot,  s'écria  Ski,  en  qui  l'égril- 
larde plaisanterie  de  Brichot  éveillait  la  gaieté  de 
tradition,  il  est  toujours  le  même  »  ;  bien  qu'il  ne 
sût  pas,  à  vrai  dire,  si  l'universitaire  avait  jamais 
été  polisson.  Et  pour  ajouter  à  ces  paroles  consacrées 
le  geste  rituel,  il  fit  mine  de  ne  pouvoir  résister  au 
désir  de  lui  pincer  la  jambe.  «  Il  ne  change  pas  ce 
gaillard-là  »,  continua  Ski,  et,  sans  penser  à  ce  que 
la  quasi-cécité  de  l'universitaire  donnait  de  triste  et 
de  comique  à  ces  mots,  il  ajouta  ;  «  Toujours  un  petit 
œil  pour  les  femmes.  —  Voyez-vous,  dit  M.  de  Cam- 
bremer, ce  que  c'est  que  de  rencontrer  un  savant. 
Voilà  quinze  ans  que  je  chasse  dans  la  forêt  de 


78      A   L'A   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

Chantepie  et  jamais  je  n'avais  réfléchi  à  ce  que  son 
nom  voulait  dire.  »  M'»^  de  Cambremer  jeta  un 
regard  sévère  à  son  mari  ;  elle  n'aurait  pas  voulu 
qu'il  s'humiliât  ainsi  devant  Brichot.  Elle  fut  plus 
mécontente  encore  quand,  à  chaque  expression 
«  toute  faite  »  qu'employait  Cancan,  Cottard,  qui  en 
connaissait  le  fort  et  le  faible  parce  qu'il  les  avait 
laborieusement  apprises,  démontrait  au  marquis, 
lequel  confessait  sa  bêtise,  qu'elles  ne  voulaient  rien 
dire  :  «  Pourquoi  :  bête  comme  chou  ?  Croyez-vous 
que  les  choux  soient  plus  bêtes  qu'autre  chose  ?  Vous 
dites  :  répéter  trente-six  fois  la  même  chose.  Pour- 
quoi particulièrement  trente-six  ?  Pourquoi  :  dormir 
comme  un  pieu  ?  Pourquoi  :  Tonnerre  de  Brest  ? 
Pourquoi  :  faire  les  quatre  cents  coups  ?  »  Mais  alors 
la  défense  de  M.  de  Cambremer  était  prise  par  Brichot, 
qui  expliquait  l'origine  de  chaque  locution.  Mais 
^Ime  (Je  Cambremer  était  surtout  occupée  à  examiner 
les  changements  que  les  Verdurin  avaient  apportés 
à  la  Raspehère,  ann  de  pouvoir  en  critiquer  certains, 
en  importer  à  Féterne  d'autres,  ou  peut-être  les 
mêmes.  «  Je  me  demande  ce  que  c'est  que  ce  lustre 
qui  s'en  va  tout  de  tra viole.  J'ai  peine  à  reconnaître 
ma  vieille  Raspelière  »,  ajouta-t-elle  d'un  air  fami- 
Uèrement  aristocratique,  comme  elle  eût  parlé  d'un 
serviteur  dont  elle  eût  prétendu  moins  désigner  l'âge 
que  dire  qu'il  l'avait  vu  naître.  Et  comme  elle  était 
un  peu  livresque  dans  son  langage  :  «  Tout  de  même, 
ajouta-t-elle  à  mi-voix,  il  me  semble  que,  si  j'habitais 
chez  les  autres,  j'aurais  quelque  vergogne  à  tout 
changer  ainsi.  —  C'est  malheureux  que  vous  ne 
soyez  pas  venus  avec  eux  »,  dit  M°>*  Verdurin  à  M. 
de  Chai  lus  et  à  Morel,  espérant  que  M.  de  Charlus 
était  de  «  revue  »  et  se  plierait  à  la  règle  d'arriver 
tous  par  le  même  train.  «  Vous  êtes  sûr  que  Chantepie 
veut  dire  ia  pie  qui  chante  Chochotte  ?  »  ajouta- 
t-elle  pour  montrer  qu'en  grande  maîtresse  de  maison 


SODOME  ET   GOMORRHE  79 

elle  prenait  part  à  toutes  les  conversations  à  la  fois. 
«  Parlez-moi  donc  un  peu  de  ce  violoniste,  me  dit 
M™«  de  Cambremer,  il  m'intéresse  ;  i 'adore  la  mu-* 
sique,  et  il  me  semble  que  j'ai  entendu  parler  de  lui, 
faites  mon  uistruction.  »  Elle  avait  appris  que  Morel 
était  venu  avec  M.  de  Charlus  et  voulait,  en  faisant 
venir  le  premier,  tâcher  de  se  lier  avec  .e  second. 
Elle  ajouta  pourtant,  pour  que  je  ne  pusse  deviner 
cette  raison  :  «  M.  Brichot  aussi  m'intéresse.  »  Car  si 
elle  était  fort  cultivée,  de  même  que  certaines  per- 
sonnes prédisposées  à  l'obésité  mangent  à  peine  et 
marchent  toute  la  journée  sans  cesser  d'engraisser  à 
vue  d'œil,  de  même  M™^  de  Cambremer  avait  beau 
approfondir,  et  surtout  à  Féterne,  une  philosophie 
de  plus  en  plus  ésoténque,  une  musique  de  plus  en 
plus  savante,  elle  ne  sortait  de  ces  études  que  pour 
machiner  des  intrigues  qui  lui  permissent  de  «  couper  » 
les  amitiés  bourgeoises  de  sa  jeunesse  et  de  nouer  des 
relations  qu'elle  avait  cru  d'abord  faire  partie  de  la 
société  de  sa  belle-famille  et  qu'elle  s'était  aperçue 
ensuite  être  situées  beaucoup  plus  haut  et  beaucoup 
plus  loin.  Un  philosophe  qui  n'était  pas  assez  moderne 
pour  elle,  Leibnitz,  a  dit  que  le  trajet  est  long  de 
l'intelligence  au  cœur.  Ce  trajet,  M™^  de  Cambremer 
n'avait  pas  été,  plus  que  son  frère,  de  force  à  le 
parcourir.  Ne  qu.ttant  la  lecture  de  Stuart  Mill  que 
pour  celle  de  Laciielier,  au  tur  et  à  mesure  qu'elle 
croyait  moins  à  la  réalité  du  monde  extérieur,  elle 
mettait  plus  d'acharnement  à  chercher  à  s'y  taire, 
avant  de  mourir,  une  bonne  position.  Éprise  d'art 
réaliste,  aucun  objet  ne  lui  paraissait  assez  humble 
pour  servu  de  modèle  au  peintre  ou  à  récnvain. 
Un  tableau  ou  un  roman  mondain  lui  eussent  donné 
la  nausée  ;  un  moujik  de  Tolstoï,  un  pgtysan  de 
Millet  étaient  l'extrême  limite  sociale  qu'elle  ne 
permettait  pas  à  l'artiste  de  dépasser.  Mais  franchir 
celle    qui    bornait    ses    propres    relations,    s'élever 


8o      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

jusqu'à  la  fréquentation  de  duchesses,  était  le  but 
de  tous  ses  efforts,  tant  le  traitement  spiritue^ 
auquel  elle  se  soumettait,  par  le  moyen  de  l'étude 
des  chefs-d'œuvre,  restait  inefficace  contre  le  sno- 
bisme congénital  et  morbide  qui  se  développait  chez 
elle.  Celui-ci  avait  même  fini  par  guérir  certains 
penchants  à  l'avarice  et  à  l'adultère,  auxquels,  étant 
jeune,  elle  était  encline,  pareil  en  cela  à  ces  états 
pathologiques  singuliers  et  permanents  qui  semblent 
immuniser  ceux  qui  en  sont  atteints  contre  les 
autres  maladies.  Je  ne  pouvais,  du  reste,  m'empêcher, 
en  l'entendant  parler,  de  rendre  justice,  sans  y  prendre 
aucun  plaisir,  au  raffinement  de  ses  expressions. 
C'étaient  celles  qu'ont,  à  une  époque  donnée,  toutes 
les  personnes  d'une  même  envergure  intellectuelle, 
de  sorte  que  l'expression  raffinée  fournit  aussitôt, 
comme  l'arc  de  cercle,  le  moyen  de  décrire  et  de 
limiter  toute  la  circonférence.  Aussi  ces  expressions 
font-elles  que  les  personnes  qui  les  emploient  m'en- 
nuient immédiatement  comme  déjà  connues,  mais 
aussi  passent  pour  supérieures,  et  me  furent  souvent 
offertes  comme  voisines  délicieuses  et  inappréciées. 
«  Vous  n'ignorez  pas,  Madame,  que  beaucoup  de 
régions  forestières  tirent  leur  nom  des  animaux  qui 
les  peuplent.  A  côté  de  la  forêt  de  Chantepie,  vous 
avez  le  bois  de  Chantereine.  —  Je  ne  sais  pas  de 
quelle  reine  il  s'agit,  mais  vous  n'êtes  pas  galant 
pour  elle,  dit  M.  de  Cambremer.  —  Attrapez,  Cho- 
chotte,  dit  M°i«  Verdurin.  Et  à  part  cela,  le  voyage 
s'est  bien  passé  ?  —  Nous  n'avons  rencontré  que  de 
vagues  I  umanités  qui  remplissaient  le  tram.  Mais 
je  réponds  à  la  question  de  M.  de  Cambremer  ;  reine 
n'est  pas  ici  la  femme  d'un  roi,  mais  la  grenouille. 
C'est  le  nom  qu'elle  a  gardé  longtemps  dans  ce  pays, 
comme  en  témoigne  la  station  de  Renneville,  qui 
devrait  s'écrire  Reine  ville.  —  Il  me  semble  que  vous 
avez  là  une  belle  bête  »,  dit  M.  de  Cambremer  à 


SODOME  ET   GOMORRHE  81 

Al"'*  Verdurin,  en  montrant  un  poisson.  C'était  là  un 
de  ces  compliments  à  l'aide  desquels  il  croyait  payer 
son  écot  à  im  dîner,  et  déjà  rendre  sa  politesse, 
(«  Les  inviter  est  inutile,  disait-il  souvent  en  parlant 
de  tels  de  leurs  amis  à  sa  femme.  Ils  ont  été  enchantés 
de  nous  avoir.  C'étaient  eux  qui  me  remerciaient.  ») 
a  D'ailleurs  je  dois  vous  dire  que  je  vais  presque 
chaque  jour  à  Renneville  depuis  bien  des  années,  et 
je  n'}'  ai  vu  pas  plus  de  grenouilles  qu'ailleurs.  M™^  de 
Cambremer  avait  fait  venir  ici  le  curé  d'une  paroisse 
ou  elle  a  de  grands  biens  et  qui  a  la  même  tournure 
d'esprit  que  vous,  à  ce  qu'il  semble.  Il  a  écrit  un 
ouvrage.  —  Je  crois  bien,  je  l'ai  lu  avec  infiniment 
d'intérêt  »,  répondit  hypocritement  Brichot.  La 
satisfaction  que  son  orgueil  recevait  indirectement 
de  cette  réponse  fit  rire  longuement  M.  de  Cambremer. 
«  Ah  !  eh  bien,  l'auteur,  comment  dirais-je,  de  cette 
géographie,  de  ce  glossaire,  épilogue  longuement  sur 
le  nom  d'une  petite  localité  dont  nous  étions 
autrefois,  si  je  puis  dire,  les  seigneurs,  et  qui  se 
nomme  Pont-à-Couleuvre.  Or  je  ne  suis  évidemment 
qu'un  vulgaire  ignorant  à  côté  de  ce  puits  de  science, 
mais  je  suis  bien  allé  mille  fois  à  Pont-à-Couleuvre 
pour  lui  une,  et  du  diable  si  j'y  ai  jamais  vu  un  seul 
de  ces  vilains  serpents,  je  dis  vilains,  malgré  l'éloge 
qu'en  fait  le  bon  La  Fontaine  {L'Homme  et  la  cou- 
leuvre était  une  des  deux  fables).  —  Vous  n'en  avez 
pas  vu,  et  c'est  vous  qui  avez  vu  juste,  répondit 
Brichot.  Certes,  l'écrivain  dont  vous  parlez  connaît 
à  fond  son  sujet,  il  a  écnt  un  hvre  remarquable. 
—  Voire  !  s'exclama  M°»«  de  Cambremer,  ce  livre, 
c'est  bien  le  cas  de  le  dire,  est  im  véritable 
travail  de  Bénédictin.  —  Sans  doute  il  a  consulté 
quelques  pouillés  (on  entend  par  là  les  listes  des 
bénéfices  et  des  cures  de  chaque  diocèse),  ce  qui 
a  pu  lui  fournir  le  nom  des  patrons  laïcs  et  des  colla- 
teurs  ecclésiastiques.   Mais  il  est  d'autres  sources. 

VoL  X.     6 


82      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Un  de  mes  plus  savants  amis  y  a  puisé.  Il  a  trouvé 
que  le  même  lieu  était  dénommé  Pont-à-Quileuvre. 
Ce  nom  bizarre  l'incita  à  remonter  plus  haut  encore, 
à  un  texte  latin  où  le  pont  que  votre  ami  croit  mfesté 
de  couleuvres  est  désigné  :  Pons  eut  aperit.  Pont 
fermé  qui  ne  s'ouvrait  que  moyennant  une  honnête 
rétribution,  —  Vous  parlez  de  grenouilles.  Moi,  en 
me  trouvant  au  milieu  de  personnes  si  savantes,  je 
me  fais  l'effet  de  la  grenouille  devant  l'aréopage  » 
(c'était  la  seconde  fable),  dit  Cancan  qui  faisait 
souvent,  en  riant  beaucoup,  cette  plaisanterie  grâce 
à  laquelle  iJ  croyait  à  la  fois,  par  hum;hté  et  avec 
à-propos,  faire  profession  d'ignorance  et  étalage  de 
savoir.  Quant  à  Cottard,  bloqué  par  le  «ilence  de 
M.  de  Charlus  et  essayant  de  se  donner  de  l'air  des 
autres  côtés,  il  se  tourna  vers  moi  et  me  fit. une  de 
ces  questions  qui  frappaient  ses  malades  s'il  était 
tombé  luste  et  montraient  ainsi  qu'il  était  pour 
ainsi  dire  dans  leur  corp?  ;  si  au  contraire,  il  tombait 
à  taux,  lui  permettaient  de  rectifier  cert;:ines  théories, 
d'élargir  les  points  de  vue  anciens.  «  Quand  vous 
arrivez  à  ces  sites  relativement  élevés  comme  celui 
où  nous  nous  trouvons  en  ce  moment,  remarquez- 
vous  que  cela  augmente  votre  tendance  aux  étouf- 
fements  ?  »  me  demanda-t-il,  certain  ou  de  faire 
admirer,  ou  de  compléter  son  mstruction.  M.  de 
Cambremer  entendit  la  question  et  sourit.  «  Je  ne 
peux  pas  vous  dire  comme  ça  m'amuse  d'apprendre 
que  vous  avez  des  étouftements  »,  me  jeta-t-il  à 
travers  la  table.  Il  ne  voulait  pas  dire  par  cela  que 
cela  l'égayait,  bien  que  ce  fût  vrai  aussi.  Car  cet 
homme  excellent  ne  pouvait  cependant  pas  entendre 
parler  du  malheur  d'autrui  sans  un  sentiment  de 
bien-être  et  un  spasme  d'hilarité  qui  faisaient  vite 
place  à  la  pitié  d'un  bon  cœur.  Mais  sa  phrise  avait 
un  autre  sens,  que  précisa  celle  qui  la  suivit  :  «  Ça 
m'amuse,  me  dit-il,  parce  que  justement  ma  sœur 


SODOME  ET   GOMORRHE  83 

en  a  aussi.  »  En  somme,  cela  l'amusait  comme  s'il 
m'avait    entendu    citer    comme    un    des    mes    amis 
quelqu'un    qui    eût    fréquenté    beaucoup   chez   eux. 
«Comme  le  monde  est  petit»,  fut  la  réflexion  qu'il 
formula  mentalement  et  que  je  vis  écrite  sur  son 
visage   souriant    quand   Cottard    me   parla   de   mes 
étouffements.   Et  ceux-ci  devinrent,   à  dater  de  ce 
dîner,  comme  une  sorte  de  relation  commune  et  dont 
M.  de  Cambremer  ne  manquait  jamais  de  me  deman- 
der des  nouvelles,  ne  fût-ce  que  pour  en  donner  à 
sa  sœur.   Tout  en  répondant  aux  questions  que  sa 
femme  me  posait  sur  Morel,  je  pensais  à  une  conver- 
sation   que  j'avais  eue  avec  ma  mère  dans  l'après- 
midi.  Comme,  tout  en  ne  me  déconseillant  pas  d'aller 
chez  les  Verdurin  si  cela  pouvait  me  distraire,  elle 
me  rappelait  que  c'était  un  milieu  qui  n'aurait  pas 
plu  à  mon  8Tand-pè~e  et  lui   eût  fait   crier  :  «  A  la 
garde  »,  ma  mère  avait  ajouté  :  ;<  Écoute,  le  président 
Toureuil  et  sa  femme  m'ont  dit  qu'ils  avaient  déjeuné 
avec  M"»«  Bon  temps.  On  ne  m'a  rien  demandé.  Mais 
j'ai  cru  comprendre  qu'un  manage  entre  Albertine 
et  toi  serait  le  rêve  de  sa  tante.  Je  crois  que  .a  vraie 
raison  est  que  tu   leur  es  à  tous  très  sympathique. 
Tout  de  même,  le  luxe  qu'ils  croient  que  tu  pourrais 
lui  donner,   les  relations  qu'on  sait   plus  ou  moins 
que  nous  avons,  je  crois  que  tout  cela  n'y  est  pas 
étranger,  quoique  secondaire.  Je  ne  t'en  aurais  pas 
parlé,  parce  que  je  n'y  tiens  pas,  mais  comme  je  me 
figure  qu'on  t'en  parlera,  j'ai  mieux  aimé  prendre  les 
devants.    —    Mais    toi,    comment    la    trouves-tu  ? 
avais-je  demandé  à  ma  mère.  —  Mais  moi,  ce  n'est 
pas  moi  qui  l'épouserai.  Tu  peux  certainement  laire 
mille  fois  mieux  comme  mariage.  Mais  ie  crois  que 
ta  grand'mère  n'aurait   pais  aimé  qu'on  t'influence. 
Actuellement   je  ne  peux   pas  te   dire  comment   je 
trouve  Albertine,  je  ne   la  trouve  pas.  Je  te  durai 
comme  M™e  de  Sévigné  :  «  Elle  a  de  bennes  qualités, 


84      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

du  moins  je  le  crois.  Mais,  dans  ce  commencement,  je 

ne  sais  la  louer  que  par  des  négatives.  Elle  n'est 

point  ceci,  elle  n'a  point  l'accent  de  Rennes.  Avec 

le  temps,  je  dirai  peut-être  :  elle  est  cela.  Et  je  la 

trouverai  toujours  bien  si  elle  doit  te  rendre  heureux.  » 

Mais  par  ces  mots  mêmes,  qui  remettaient  entre  mes 

mains  de  décider  de  mon  bonheur,  ma  mère  m'avait 

mis  dans  cet  état  de  doute  oij  j'avais  déjà  été  quand, 

mon  père  m'ayant  permis  d'aller  à  Phèdre  et  surtout 

d'être  homme  de  lettres,  je  m'étais  senti  tout  à  coup 

I   une  responsabilité  trop  grande,  la  peur  de  le  peiner, 

I   et  cette  mélancolie  qu'il  y  a  quand  on  cesse  d'obéir 

1  à   des   ordres   qui,   au   jour   le   jour,    vous   cachent 

\  l'avenir,  de  se  rendre  compte  qu'on  a  enfin  commencé 

l  de  vivre  pour  de  bon,  comme  une  grande  personne, 

lia  vie,  la  seule  vie  qui  soit  à  la  disposition  de  chacun 

|de  nous. 

'  Peut-être  le  mieux  serait-il  d'attendre  un  peu,  de 
commencer  par  voir  Albertine  comme  par  le  passé 
pour  tâcher  d'apprendre  si  je  l'aimais  \Taiment.  Je 
pourrais  l'amener  chez  les  Verdurin  pour  la  distraire, 
et  ceci  me  rappela  que  je  n'y  étais  venu  moi-même 
ce  soir  que  pour  savoir  si  M°ie  Putbus  y  habitait  ou 
allait  y  venir.  En  tout  cas,  elle  ne  dînait  pas.  «  A 
propos  de  votre  ami  Saint-Loup,  me  dit  MP^^  de 
Cambremer,  usant  ainsi  d'une  expression  qui  mar- 
quait plus  de  suite  dans  les  idées  que  ses  phrases  ne 
l'eussent  laissé  croire,  car  si  elle  me  parlait  de  musique 
elle  pensait  aux  Guermantes,  vous  savez  que  tout  le 
monde  parle  de  son  mariage  avec  la  nièce  de  la  prin- 
cesse de  Guermantes.  Je  vous  dirai  que,  pour  ma 
part,  de  tous  ces  potins  mondains  je  ne  me  préoccupe 
mie.  »  Je  fus  pris  de  la  crainte  d'avoir  parlé  sans 
sjniîpathie  devant  Robert  de  cette  jeune  fille  tausse- 
ment  originale,  et  dont  l'esprit  était  aussi  médiocre 
que  le  caractère  était  violent.  Il  n'y  a  presque  pas 
une  nouvelle  que  nous  apprenions  qui  ne  nous  lasse 


SODOME  ET   GOMORRHE  85 

regretter  un  de  nos  propos.  Je  répondis  à  M°»c  de 
(?aml)rcmer,  ce  qui  du  reste  était  vrai,  que  je  n'en 
avais  rien,  et  que  d'ailleurs  la  fiancée  me  paraissait 
i-ncore  bien  jeune.  «  C'est  peut-être  pour  cela  que  ce 
n'est  pas  encore  officiel  ;  en  tout  cas  on  le  dit  beau- 
coup. —  J'aime  mieux  vous  prévenir,  dit  sèchement 
]\Ime  Verdurin  à  M™^  de  Cambremer,  ayant  entendu 
que  celle-ci  m'avait  parlé  de  Morel,  et,  quand  elle 
avait  baissé  la  voix  pour  me  parler  des  fiançailles 
de  Saint-Loup,  ayant  cru  qu'elle  m'en  parlait  encore. 
Ce  n'est  pas  de  la  musiquette  qu'on  fait  ici.  En  art, 
vous  savez,  les  fidèles  de  mes  mercredis,  mes  enfants 
comme  je  les  appelle,  c'est  effrayant  ce  qu'ils  sont 
avancés,  ajouta-t-elle  avec  un  air  d'orgueilleuse 
terreur.  Je  leur  dis  quelquefois  :  «  Mes  petites  bonnes 
gens,  vous  marchez  plus  vite  que  votre  patronne  à 
qui  les  audaces  ne  passent  pas  pourtant  pour  avoir 
jamais  fait  peur.  »  Tous  les  ans  ça  va  un  peu  plus 
loin  ;  je  vois  bientôt  le  jour  oia  ils  ne  marcheront  plus 
pour  Wagner  et  pour  d'Indy.  —  Mais  c'est  très  bien 
d'être  avancé,  on  ne  l'est  jamais  assez  »,  dit  M"*®  de 
Cambremer,  tout  en  inspectant  chaque  coin  de  la 
salle  à  manger,  en  cherchant  à  reconnaître  les  choses 
qu'avait  laissées  sa  belle-mère,  celles  qu'avait  appor- 
tées M"e  Verdurin,  et  à  prendre  celle-ci  en  flagrant 
délit  de  faute  de  goût.  Cependant,  elle  cherchait  à  me 
parler  du  sujet  qui  l'intéressait  le  plus,  M.  de  Charlus. 
Elle  trouvait  touchant  qu'il  protégeât  un  violoniste. 
«  Il  a  l'air  intelligent.  —  Même  d'une  verve  extrême 
pour  un  homme  déjà  un  peu  âgé,  dis-je.  —  Agé  ?  Mais 
il  n'a  pas  l'air  âgé,  regardez,  le  cheveu  est  resté  '  3une.  » 
(Car  depuis  trois  ou  quatre  ans  le  mot  «  cheveu  » 
avait  été  employé  au  singulier  par  un  de  ces  inconnus 
qui  sont  les  lanceurs  des  modes  littéraires,  et  toutes 
les  personnes  ayant  la  longueur  de  rayon  de  M"'^  de 
Cambremer  disaient  «  le  cheveu  »,  non  sans  un 
sourire  affecté.  A  l'heure  actuelle  on  dit  encore  «  le 


86      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

cheveu  »,  mais  de  l'excès  du  singulier  renaîtra  le 
pluriel.)  «  Ce  qui  m'intéresse  surtout  chez  M.  de 
Charlus,  ajouta-t-elle,  c'est  qu'on  sent  chez  lui  le 
don.  Je  vous  dirai  que  le  lais  bon  marché  du  savoir. 
Ce  qui  s'apprend  ne  m'intéresse  pas.  »  Ces  paroles 
ne  sont  pas  en  contradiction  avec  la  valeur  parti- 
culière de  M™«  de  Cambremer,  qui  était  précisément 
imitée  et  acquise.  Mais  justement  une  des  choses 
qu'on  devait  savoir  à  ce  moment-là,  c'est  que  le 
savoir  n'est  rien  et  ne  pèse  pas  un  fétu  à  côté  de 
l'originalité.  M""^  de  Cambremer  avait  appris,  comme 
le  reste,  qu'il  ne  faut  rien  apprendre.  «  C'est  pour 
cela,  me  dit-elle,  que  Brichot,  qui  a  son  côté  curieux, 
car  je  ne  fais  pas  fi  d'une  certaine  érudition  savou- 
reuse, m'intéresse  pourtant  beaucoup  moins.  »  Mais 
Brichot,  à  ce  moment-là,  n'était  occupé  que  d'une 
chose  :  er  tendant  qu'on  parlait  musique,  il  tremblait 
que  le  sujet  ne  rappelât  à  M°»«  Verdurin  la  mort  de 
Dechambre.  Il  voulait  dire  quelque  chose  pour 
écarter  ce  souvenir  funeste.  M.  de  Cambremer  lui  en 
fournit  l'occasion  par  cette  question  :  «  Alors,  les  lieux 
boisés  portent  toujours  des  noms  d'animaux  ? 
—  Que  non  pas,  répondit  Brichot,  heureux  de  dé- 
ployer son  savoir  devant  tant  de  nouveaux,  parmi 
lesquels  je  lui  avais  dit  qu'il  était  sûr  d'en  intéresser 
au  moins  un.  Il  suffit  de  voir  combien,  dans  les 
noms  de  personnes  elles-mêmes,  un  arbre  est  conservé, 
comme  une  fougère  dans  de  la  houille.  Ur,  de  nos 
pères  conscrits  s'appelle  M.  de  Saulces  de  Freycinet, 
ce  qui  signifie,  sauf  erreur,  lieu  planté  de  saules  et 
de  frênes,  salix  et  fraxinetum  ;  son  neveu  M.  de 
Selves  réunit  plus  d'arbres  encore,  puisqu'il  se 
nomme  de  Selves,  sylva.  »  Saniette  voyait  avec  joie 
la  conversation  prendre  un  tour  si  animé.  Il  pouvait, 
puisque  Brichot  parlait  tout  le  temps,  garder  un 
silence  qui  lui  éviterait  d'être  l'objet  des  brocards 
de  M.  et  M™«  Verdurin.  Et  devenu  plus  sensible 


SODOME  ET  GOMORRHE  87 

encore  dans  sa  joie  d'être  délivré,  il  avait  été  attendri 
d'entendre  M.  Verdurin,  malgré  la  solennité  d'un 
tel  dîner,  dire  au  maître  d'hôtel  de  mettre  une  carafe 
d'eau  près  de  M.  Saniette  qui  ne  buvait  pas  autre 
chose.  (Les  généraux  qui  font  tuer  le  plus  de  soldats 
tiennent  à  ce  qu'ils  soient  bien  nourris.)  Enfin 
Mme  Verdurin  avait  une  fois  souri  à  Saniette.  Décidé- 
ment, c'étaient  de  bonnes  gens.  Il  ne  serait  plus 
\  torturé.  A  ce  moment  le  repas  fut  interrompu  par 
un  convive  que  j'ai  oublié  de  citer,  un  illustre  philo- 
sophe norvégien,  qui  parlait  le  français  très  bien  mais 
très  lentement,  pour  la  double  raison,  d'abord  que, 
l'ayant  appris  depuis  peu  et  ne  voulant  pas  faire  de 
fautes  (il  en  faisait  pourtant  quelques-unes),  il  se 
reportait  pour  chaque  mot  à  une  sorte  de  diction- 
naire intérieur  ;  ensuite  parce  qu'en  tant  que  méta- 
physicien, il  pensait  toujours  ce  qu'il  voulait  dire 
pendant  qu'il  e  disait,  ce  qui,  même  chez  un  Français, 
est  une  cause  de  lenteur.  C'était,  du  reste,  un  être 
délicieux,  quoique  pareil  en  apparence  à  beaucoup 
d'autres,  sauf  sur  un  point.  Cet  homme  au  parler  si 
lent  (il  y  avait  un  silence  entre  chaque  mot)  devenait 
d'une  rapidité  vertigineuse  pour  s'échapper  dès 
qu'il  avait  dit  adieu.  Sa  précipitation  faisait  croire 
la  première  fois  qu'il  avait  la  colique  ou  encore  un 
besoin  plus  pressant. 

—  Mon  cher  —  collègue,  dit-il  à  Brichot,  après 
avoir  déhbéré  dans  son  esprit  si  «  collègue  »  était  le 
terme  qui  convenait,  j'ai  une  sorte  de  —  désir  pour 
savoir  s'il  y  a  d'autres  arbres  dans  la  —  nomenclature 
de  votre  belle  langue  —  française  —  latine  —  nor- 
mande. Madame  (il  voulait  dire  M"'^  Verdurin  quoi- 
qu'il n'osât  la  regarder)  m'a  dit  que  vous  saviez 
toutes  choses.  N'est-ce  pas  précisément  le  moment  ? 
—  Non,  c'est  le  moment  de  manger  »,  interrompit 
Mme  Verdurin  qui  voyait  que  le  dîner  n'en  finissait 
pas.  «  Ah  !  bien,  répondit  le  Scandinave,  baissant  la 


88      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

tête  dans  son  assiette,  avec  un  sourire  triste  et 
résigné.  Mais  je  dois  faire  observer  à  Madame  que, 
si  je  me  suis  permis  ce  questionnaire  —  pardon,  ce 
questation  —  c'est  que  je  dois  retourner  demain  à 
Paris  pour  dîner  chez  la  Tour  d'Argent  ou  chez 
l'Hôtel  Meurice.  Mon  confrère  —  français  —  M. 
Boutroux,  doit  nous  y  parler  des  séances  de  spiri- 
tisme —  pardon,  des  évocations  spiritueuses  — 
qu'il  a  contrôlées.  —  Ce  n'est  pas  si  bon  qu'on  dit, 
la  ToiH"  d'Argent,  dit  M™^  Verdurin  agacée.  J'y  ai 
même  fait  des  dîners  détestables.  —  Mais  est-ce  que 
je  me  trompe,  est-ce  que  la  nourriture  qu'on  mange 
chez  Madame  n'est  pas  de  la  plus  fine  cuisine  fran- 
çaise ?  —  Mon  Dieu,  ce  n'est  pas  positivement 
mauvais,  répondit  M"^^  Verdurin  radoucie.  Et  si  vous 
venez  mercredi  prochain  ce  sera  meilleur.  —  Mais  je 
pars  lundi  pour  Alger,  et  de  là  je  vais  à  Cap.  Et 
quand  je  serai  à  Cap  de  Bonne-Espérance,  je  ne 
pourrai  plus  rencontrer  mon  illustre  collègue  — 
pardon,  je  ne  pourrai  plus  rencontrer  mon  confrère.  » 
Et  il  se  mit,  par  obéissance,  après  avoir  fourni  ces 
excuses  rétrospectives,  à  manger  avec  une  rapidité 
vertigineuse.  Mais  Brichot  était  trop  heureux  de 
pouvoir  donner  d'autres  étymologies  végétales  et 
il  répondit,  intéressant  tellement  le  Norvégien  que 
celui-ci  cessa'de  nouveau  de  manger,  mais  en  faisant 
signe  qu'on  pouvait  ôter  son  assiette  pleine  et  passer 
au  plat  suivant  :  «  Un  des  Quarante,  dit  Brichot,  a 
nom  Houssaye,  ou  lieu  planté  de  houx  ;  dans  celui 
d'un  fin  diplomate,  d'Ormesson,  vous  retrouvez 
l'orme,  Vtdnius  cher  à  Virgile  et  qui  a  donné  son 
nom  à  la  viUe  d'Ulm  ;  dans  celui  de  ses  collègues, 
M.  de  La  Boulaye,  le  bouleau  ;  M.  d'Aunay,  i'aune  ; 
M,  de  Bussière,  le  buis  ;  M.  Albaret,  l'aubier  (je  me 
promis  de  le  dire  à  Céleste)  ;  M.  de  Cholet,  le  chou, 
et  le  pommier  dans  le  nom  de  M.  de  La  Pon.meraye, 
que  nous  entendîmes  conférencier,  Saniette,  vous  en 


SODOME  ET   GOMORRHE  89 

souvient-il,  du  temps  que  le  bon  Porel  avait  été 
envoyé  aux  confins  du  monde,  comme  proconsul  en 
Odéonie  ?  Au  nom  de  Saniette  prononcé  par  Brichot, 
M.  Verdurin  lança  à  sa  femme  et  à  Cottard  yn  regard 
ironique  qui  démonta  le  timide.  —  Vous  disiez  que 
Cholet  vient  de  chou,  dis-je  à  Brichot.  Est-ce  qu'une 
station  où  j'ai  passé  avant  d'arriver  à  Doncières, 
Saint-Frichoux,  vient  aussi  de  chou  ?  —  Non,  Saint- 
Frichoux,  c'est  Sanctus  Fructuosiis,  comme  Sanctus 
Ferreolus  donna  Saint-Fargeau,  mais  ce  n'est  pas 
normand  du  tout.  —  Il  sait  trop  de  choses,  il  nous 
ennuie,  gloussa  doucement  la  princesse.  —  Il  y  a 
tant  d'autres  noms  qui  m'intéressent,  mais  je  ne 
peux  pas  tout  vous  demander  en  une  lois.  »  Et  me 
tournant  vers  Cottard  :  «  Est-ce  que  jM°»«  Putbus 
est  ici  ?  »  lui  demandai-je.  a  Non,  Dieu  merci,  répondit 
jyjme  Verdurin  qui  avait  entendu  ma  question.  J'ai 
tâché  de  dériver  ses  villégiatures  vers  Venise,  nous 
en  sommes  débarrassés  pour  cette  année.  —  Je  vais 
avoir  moi-même  droit  à  deux  arbres,  dit  M.  de 
Charlus,  car  j'ai  à  peu  près  retenu  une  petite  maison 
entre  Saint-Martm-du-Chêne  et  Saint-Pierre-des-Ifs. 
—  Mais  c'est  très  près  d'ici,  j'espère  que  vous  vien- 
drez souvent  en  compagnie  de  Charlie  Morel.  Vous 
n'aurez  qu'à  vous  entendre  avec  notre  petit  groupe 
pour  les  trains,  vous  êtes  à  deux  pas  de  Doncières  », 
dit  M°ie  Verdurin  qui  détestait  qu'on  ne  vînt  pas  par 
le  même  train  et  aux  heures  oii  elle  envoyait  des 
voitures.  Elle  savait  combien  la  montée  à  la  Raspe- 
Hère,  même  en  faisant  le  tour  par  des  lacis,  derrière 
Féterne,  ce  qui  retardait  d'une  demi-heure,  était 
dure,  elle  craignait  que  ceux  qui  feraient  bande  à 
part  ne  trouvassent  pas  de  voitures  pour  les  conduire, 
ou  même,  étant  en  réalité  restés  chez  eux,  puissent 
prendre  le  prétexte  de  n'en  avoir  pas  trouvé  à 
Doville-Féteme  et  de  ne  pas  s'être  senti  la  force 
de  faire  une  telle  ascension  à  pied.  A  cette  invitation 


90      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

M.  de  Charlus  se  contenta  de  répondre  par  une  muette 
inclinaison.  «  Il  ne  doit  pas  être  commode  tous  les 
jours,  il  a  un  air  pmcé,  chuchota  à  Ski  le  docteur 
qui,  étant  resté  très  simple  malgré  une  couche  super- 
ficielle d'orgueil,  ne  cherchait  pas  à  cacher  que  Charlus 
le  snobait.  Il  ignore  sans  doute  que  dans  toutes  les 
villes  d'eau,  et  même  à  Paris  dans  les  cliniques,  les 
médecins,  pour  quj  je  suis  naturellement  le  «  grand 
chel  »,  tiennent  à  honneur  de  me  présenter  à  tous  les 
nobles  qui  sont  là,  et  qui  n'en  mènent  pas  large. 
Cela  rend  même  assez  agréable  pour  moi  le  séjour 
des  stations  balnéaires,  ajouta-t-il  d'un  air  léger. 
Même  à  Doncières,  le  major  du  régiment,  qui  est  le 
médecin  traitant  du  colonel,  m'a  invité  à  déjeuner 
avec  lui  en  me  disant  que  j'étais  en  situation  de  dîner 
avec  le  général.  Et  ce  général  est  un  monsieur  de 
quelque  chose.  Je  ne  sais  pas  si  ses  parchemins  sont 
plus  ou  moins  anciens  que  ceux  de  ce  baron.  —  Ne 
vous  montez  pas  ie  bourrichon,  c'est  une  bien  pauvre 
couronne  »,  répondit  Ski  à  mi-voix,  et  il  ajouta 
quelque  chose  de  confus  avec  un  verbe,  où  je  dis- 
tinguai seulement  les  dernières  syllabes  «  arder  », 
occupé  que  j'étais  d'écouter  ce  que  Brichot  disait  à 
M.  de  Charlus.  «Non  probablement,  j'ai  le  regret  de 
vous  ie  dire,  vous  n'avez  qu'un  seul  arbre,  car  si 
Saint-Martin-du-Chêne  est  évidemment  Sanctus  Mar- 
tinus  ■juxta  quercum,  en  revanche  le  mot  if  peut  être 
simplement  la  racme,  ave,  eve,  qui  veut  dire  humide 
comme  dans  Aveyron,  Lodève,  Yvette,  et  que  vous 
voyez  subsister  dans  nos  éviers  de  cuisine.  C'est 
r«  eau  »,  qui  en  breton  se  dit  Ster,  Stermaria,  Sterlaer, 
Sterbouest,  Ster-en-Dreuchen.  »  Je  n'entendi'  pas  la 
fin,  car,  quelque  piaisir  que  j'eusse  eu  à  réentendre  le 
nom  de  Stermaria,  malgré  moi  j'entendais  Cottard, 
près  duquel  j'étais,  qui  disait  tout  bas  à  Ski  :  «  Ah  ! 
mais  je  ne  savais  pas.  Alors  c'est  un  monsieur  qui 
sait  se  retourner  dans  la  vie.  Comment  !  il  est  de  la 


SODOME  ET  GOMORRHE  91 

confrérie  I  Pourtant  il  n'a  pas  les  yeux  bordés  de 
jambon.  Il  faudra  que  je  fasse  attention  à  mes  pieds 
sous  la  table,  il  n'aurait  qu'à  en  pincer  pour  moi. 
Du  reste,  cela  ne  m'étonne  qu'à  moitié.  Je  vois 
plusieurs  nobles  à  la  douche,  dans  le  costume  d'Adam, 
ce  sont  plus  ou  moins  des  dégénérés.  Je  ne  leur  parle 
pas  parce  qu'en  somme  je  suis  fonctionnaire  et  que 
cela  pourrait  me  taire  du  tort.  Mais  ils  savent  par- 
faitement qui  je  suis.  »  Saniette,  que  l'interpellation 
de  Bnchot  avait  effrayé,  commençait  à  respirer, 
comme  quelqu'un  qui  a  peur  de  l'orage  et  qui  voit 
que  l'éclair  n'a  été  suivi  d'aucun  bruit  de  tonnerre, 
quand  il  entendit  M.  Verdurin  le  questionner,  tout 
en  attachant  sur  lui  un  regard  qui  ne  lâchait  pas  le 
malheureux  tant  qu'il  parlait,  de  façon  à  le  décon- 
tenancer tout  de  suite  et  à  ne  pas  lui  permettre  de 
reprendre  ses  esprits.  «  Mais  vous  nous  aviez  touiours 
caché  que  vous  fréquentiez  les  matinées  de  l'Odéon, 
Saniette  ?  »  Tremblant  comme  une  recrue  devant  un 
sergent  tourmenteur,  Saniette  répondit,  en  donnant  à 
sa  phrase  les  plus  petites  dimensions  qu'il  put  afin 
qu'elle  eût  plus  de  chance  d'échapper  aux  coups  : 
((  Une  fois,  à  la  Chercheuse.  —  Qu'est-ce  qu'il  dit  », 
hurla  M.  Verdurin,  d'un  air  à  la  fois  écœuré  et 
lurieux,  en  fronçant  les  sourcils  comme  s'il  n'avait 
pas  assez  de  toute  son  attention  pour  comprendre 
quelque  chose  d'inintelligible.  «D'abord  on  ne  com- 
prend pas  ce  que  vous  dites,  qu'est-ce  que  vous  avez 
danr  la  bouche  ?  »  demanda  M.  Verdurin  de  plus 
en  plus  violent,  et  faisant  allusion  au  défaut  de 
prononciation  de  Saniette.  «  Pauvre  Saniette,  ]e  ne 
veux  pas  que  vous  le  rendiez  malheureux  »,  dit 
]\|me  Verdurin  sur  un  ton  de  tausse  pitié  et  pour  ne 
laisser  un  doute  à  personne  sur  l'intention  mso- 
lente  de  son  mari.  «  J'étais  à  la  Ch...,  Che...  —  Che, 
che,  tâchez  de  parler  clairement,  dit  M.  Verdurin, 
je  ne  vous  entends  même  pas.  »  Presque  aucun  des 


92      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

fidèles  ne  se  retenait  de  s'esclaffer,  et  ils  avaient 
l'air  d'une  bande  d'anthropophages  chez  qui  une 
blessure  faite  à  un  blanc  a  réveillé  le  goût  du  sang. 
Car  l'instinct  d'imitation  et  l'absence  de  courage 
gouvernent  les  sociétés  comme  les  foules.  Et  tout  le 
monde  rit  de  quelqu'un  dont  on  voit  se  moquer, 
quitte  à  le  vénérer  dix  ans  plus  tard  dans  un  cercle 
oia  il  est  admiré.  C'est  de  la  même  façon  que  le  peuple 
chasse  ou  acclame  les  rois,  a  Voyons,  ce  n'est  pas 
sa  faute,  dit  M°i«  Verdurin.  —  Ce  n'est  pas  la  mienne 
non  plus,  on  ne  dîne  pas  en  ville  quand  on  ne  peut 
plus  articuler.  —  J'étais  à  la  Chercheuse  d'esprit  de 
Favart.  —  Quoi  ?  c'est  la  Chercheuse  d'esprit  que  vous 
appelez  la  Chercheuse  ?  Ah  !  c'est  magnifique,  j'aurais 
pu  chercher  cent  ans  sans  trouver  »,  s'écria  M.  Ver- 
durin qui  pourtant  aurait  jugé  du  premier  coup  que 
quelqu'un  n'était  pas  lettré,  artiste,  «  n'en  était  pas  », 
s'il  l'avait  entendu  dire  le  titre  complet  de  certaines 
œuvres.  Par  exemple  il  fallait  dire  le  Malade,  le 
Bourgeois  ;  et  ceux  qui  auraient  ajouté  «  imaginaire  » 
ou  «  gentilhomme  »  eussent  témoigné  qu'ils  n'étaient 
pas  de  la  «  boutique  »,  de  même  que,  dans  un  salon, 
quelqu'un  prouve  qu'il  n'est  pas  du  monde  en  disant  : 
M.  de  Montesquiou-Fezensac  pour  M.  de  Montes- 
quiou.  «  Mais  ce  n'est  pas  si  extraordinaire  »,  dit 
Saniette  essoufflé  par  l'émotion  mais  souriant,  quoi- 
qu'il n'en  eût  pas  envie.  M™**  Verdurin  éclata  : 
a  Oh  !  si,  s'écria-t-elle  en  ricanant.  Soyez  convaincu 
que  personne  au  monde  n'aurait  pu  deviner  qu'il 
s'agissait  de  la  Chercheuse  d'esprit.  »  M.  Verdurin 
reprit  d'une  voix  douce  et  s'adressant  à  la  fois  à 
Saniette  et  à  Brichot  :  «C'est  une  joHe  pièce,  d'ailleurs, 
la  Chercheuse  d'esprit.  »  Prononcée  sur  un  ton  sérieux, 
cette  simple  phrase,  où  on  ne  pouvait  trouver  trace 
de  méchanceté,  fit  à  Saniette  autant  de  bien  et 
excita  chez  lui  autant  de  gratitude  qu'une  amabilité. 
Il  ne  put  proférer  une  seule  parole  et  garda  un  silence 


SODOME  ET   GOMORRHE  93 

heureux.  Brichot  fut  plus  loquace.  «  II  est  vrai, 
répondit-il  à  M.  Verdurin,  et  si  on  la  faisait  passer 
pour  l'œuvre  de  que'que  auteur  sarniate  ou  Scandi- 
nave, on  pourrait  poser  la  candidature  de  la  Cher- 
cheuse d'esprit  à  la  situation  vacante  de  chef-d'œuvre. 
Mais,  soit  dit  sans  manquer  de  respect  aux  mânes  du 
gentil  Favart,  il  n'était  pas  de  tempérament  ibsénien. 
(Aussitôt  il  rougit  jusqu'aux  oreilles  en  pensant  au 
philosophe  norvégien,  lequel  avait  un  air  malheureux 
parce  qu'il  cherchait  en  vain  à  identifier  quel  végétal 
pouvait  être  le  buis  que  Brichot  avait  cité  tout  à 
l'heure  à  propos  de  Bussière.)  D'ailleurs,  la  satrapie 
de  Pore)  étant  maintenant  occupée  par  un  fonction- 
naire qui  est  un  tolstoïsant  de  rigoureuse  observance, 
il  se  pourrait  que  nous  vissions  Anna  Karénine  ou 
Résurrection  sous  l'architrave  odéonienne.  —  Je  sais 
le  portrait  de  Favart  dont  vous  voulez  parler,  dit 
M.  de  Char  lus.  J'en  ai  vu  une  très  belle  épreuve  chez 
la  comtesse  Mole.  »  Le  nom  de  la  comtesse  Mole  pro- 
duisit une  forte  impression  sur  M°»«  Verdurin.  «  Ah  ! 
vous  allez  chez  M™«  de  Mole  »,  s'écria-t-elle.  Elle 
pensait  qu'on  disait  la  comtesse  Mole,  Madame  Mole, 
simplement  par  abréviation,  comme  elle  entendait  dire 
les  Rohan,  ou,  par  dédain,  comme  elle-même  disait  : 
Madame  La  Trémoïlle.  Elle  n'avait  aucim  doute  que 
la  comtesse  Mole,  connaissant  la  reine  de  Grèce  et 
la  princesse  de  Caprarola,  eût  autant  que  personne 
droit  à  la  particule,  et  pour  une  fois  elle  était  décidée 
à  la  donner  à  une  personne  si  brillante  et  qui  s'était 
montrée  fort  aimable  pour  elle.  Aussi,  pour  bien 
montrer  qu'elle  avait  parlé  ainsi  à  dessein  et  ne 
marchandait  pas  ce  «  de  »  à  la  comtesse,  elle  reprit  : 
«  Mais  je  ne  savais  pas  du  tout  que  vous  connaissiez 
Madame  de  Mole  !  »  comme  ci  c'avait  été  doublement 
extraordinaire  et  que  M.  de  Charlus  connût  cette 
dame  et  que  M^^^  Verdurin  ne  sût  pas  qu'il  la  con- 
naissait. Or  le  monde,  ou  du  moins  ce  que  M.  de 


94      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS   PERDU 

Charlus  appelait  ainsi,  forme  un  tout  relativement 
homogène  et  clos.  Autant  il  est  compréhensible  que, 
dans  l'immensité  disparate  de  la  bourgeoisie,  un 
avocat  dise  à  quelqu'un  qui  connaît  un  de  ses  cama- 
rades de  collège  :  «  Mais  comment  diable  connaissez- 
vous  un  te  ?  »  en  revanche,  s'étonner  qu'un  Fran- 
çais conniit  le  sens  du  mot  «  temple  »  ou  «  forêt  »  ne 
serait  guère  plus  extraordinaire  que  d'admirer  les 
hasards  qui  avaient  pu  conjoindre  M.  de  Charlus  et 
la  comtesse  Mole.  De  plus,  même  si  une  telle  connais- 
sance n'eût  pas  tout  naturellement  découlé  des  lois 
mondaines,  si  elle  eût  été  îorfuite,  comment  eût-il 
t«té  bizarre  que  M™e  Verdurin  l'ignorât  puisqu'elle 
voyait  M.  de  Charlus  poiu-  ia  première  fois,  et  que 
ses  relations  avec  M™^  Mole  étaient  loin  d'être  la 
seule  chose  qu'elle  ne  sût  pas  relativement  à  lui,  de 
qui,  à  vrai  dire,  elle  ne  savait  rien.  «Qu'est-ce  qui 
jouait  cette  Cherchjuse  d'esprit,  mon  petit  Saniette?» 
demanda  M.  Verdurin.  Bien  que  sentant  l'orage  passé, 
l'ancien  archiviste  hésitait  à  répondre  :  «  Mais  aussi, 
dit  M°>e  Verdurin,  tu  l'intimides,  tu  te  moques  de 
tout  ce  qu'il  dit,  et  puis  tu  veux  qu'il  réponde. 
Voyons,  dites,  qui  jouait  ça  ?  on  vous  donnera  de  la 
galantine  à  emporter  »,  dit  M^^  Verdurin,  taisant  une 
méchante  allusion  à  la  ruine  où  Saniette  s'était 
précipité  lui-même  en  voulant  en  tirer  un  ménage 
de  ses  amis.  «  Je  me  rappelle  seulement  que  c'était 
M""®  Samary  qui  faisait  la  Zerbine,  dit  «Saniette.  — 
La  Zerbine  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  cria  M. 
Verdurin  comme  s'il  y  avait  le  feu.  —  C'est  un 
emploi  de  vieux  répertoire,  voir  le  Capitaine  Fra- 
casse, comme  qui  dirait  le  Tranche  Montagne,  le 
Pédant.  —  Ah  1  le  pédant,  c'est  vous.  La  Zerbine  I 
Non,  mais  il  est  toqué  »,  s'écria  M.  Verdurin.  M™« 
Verdurin  regarda  ses  convives  en  riant  comme  pour 
excuser  Saniette.  «  La  Zerbine,  il  s'imagine  que  tout 
le  monde  sait  aussitôt  ce  que  cela  veut  dire.  Vous 


SODOME  ET   GOMORRHE  95 

êtes  comme  M.  de  Longepierre,  l'homme  le  plus 
bête  que  je  connaisse,  qui  nous  disait  familièrement 
l'autre  ]Our  «  le  Banat  ».  Personne  n'a  su  de  quoi  il 
voulait  parler.  Fmalement  on  a  appris  que  c'était  une 
province  de  Serbie.  »  Pour  mettre  fin  au  supplice  de 
Saniette,  qui  me  faisait  plus  de  mai  qu'à  lui,  je 
demandai  à  Brichot  ^'û  savait  ce  que  signifiait 
Balbec.  «  Balbec  est  probablement  une  corruption  de 
Dalbec,  me  dit-  i.  Il  faudrait  pouvoir  consulter  les 
chartes  des  rois  d'Ang.eterre,  suzerains  de  la  Nor- 
mandie, car  Balbec  dépendait  de  la  baronnie  de 
Douvres,  à  cause  de  quoi  on  disait  souvent  Balbec 
d'Outre- Mer  Balbec-en-Terre.  IMais  la  baronnie  de 
Douvres  elle-même  relevait  de  l'évêché  de  Bayeux, 
et  malgré  des  droits  qu'eurent  momentanément  les 
Templiers  sur  abbaye,  à  partir  de  Louis  d  Harcourt, 
patriarche  de  Jérusalem  et  évêque  de  Bayeux,  ce 
furent  lCS  évéques  de  ce  dlocè^e  qui  furent  collateurs 
aux  biens  de  Bajbec.  C'est  ce  que  m'a  expliqué  le 
doyen  de  Dovilie,  homme  chauve,  éloquent,  chimé- 
rique et  gourmet,  qui  vit  dans  l'obédience  de  Brillât- 
Savarin,  et  m'a  exposé  avec  des  termes  un  tantinet 
sibyllins  d'incertaines  pédagogies,  tout  en  me  faisant 
manger  d'admirables  pommes  de  terre  frites.  » 
Tandis  que  Brichot  souriait,  pour  montrer  ce  qu'il  y 
avait  de  spirituel  à  unir  des  choses  aussi  disparates 
et  à  employer  pour  des  choses  communes  un  langage 
ironiquement  élevé,  Saniette  chercha. t  à  placer 
quelque  trait  d'esprit  qui  pût  le  relever  de  son 
effondrement  de  tout  à  l'heure.  Le  trait  d'esprit 
était  ce  qu'on  appelait  un  «  à  peu  près  »,  mais  qui 
avait  changé  de  forme,  car  il  y  a  une  évolution  poiu* 
les  calembours  comme  pour  les  genres  Uttéraires, 
les  épidémies  qui  disparaissent  remplacées  par 
d'autres,  etc..  Jadis  la  forme  de  l'«  à  peu  près» 
était  le  0  comble  ».  Mais  e'ie  était  surannée,  personne 
ne  l'employait  plus,  il  n'y  avait  plus  que  Cottard 


96      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

pour  dire  encore  parfois,  au  milieu  d'une  partie  de 
«  piquet  »  :  «  Savez-vous  quel  est  le  comble  de  la 
distraction  ?  c'est  de  prendre  l'édit  de  Nantes  pour 
une  Anglaise.  »  Les  combles  avaient  été  remplacés 
par  les  surnoms.  Au  fond,  c'était  toujours  le  vieil 
«  à  peu  près  »,  mais,  comme  le  surnom  était  à  la 
mode,  on  ne  s'en  apercevait  pas.  Malheureusement 
peur  Saniette,  quand  ces  «  à  peu  près  »  n'étaient  pas 
de  lui  et  d'habitude  inconnus  au  petit  noyau,  il  les 
débitait  si  timidement  que,  malgré  le  rire  dont  il 
les  faisait  suivre  pom^  signaler  leur  caractère  humo- 
ristique, personne  ne  les  comprenait.  Et  si,  au 
contraire,  le  mot  était  de  lui,  comme  il  l'avait  géné- 
ralement trouvé  en  causant  avec  un  des  fidèles, 
celui-ci  l'avait  répété  en  se  l'appropriant,  le  mot 
était  alors  connu,  mais  non  comme  étant  de  Saniette. 
Aussi  quand  il  glissait  un  de  ceux-là  on  le  reconnais- 
sait, mais,  parce  qu'il  en  était  l'auteur,  on  l'accusait 
de  plagiat.  «  Or  donc,  continua  Brichot,  Bec  en 
normand  est  ruisseau  ;  il  y  a  l'abbaye  du  Bec  ; 
Mobec,  le  ruisseau  du  marais  (M or  ou  Mer  voulait 
dire  marais,  comme  dans  Morville,  ou  dans  Bricque- 
mar,  Alvimare,  Cambremer)  ;  Bricquebec,  le  ruisseau 
de  la  hauteur,  venant  de  Briga,  heu  fortifié,  comme 
dans  Bricqueville,  Bricquebosc,  le  Bric,  Briand,  ou 
bien  brice,  pont,  qui  est  le  mêrhe  que  bruck  en  alle- 
mand (Innsbruck)  et  qu'en  anglais  bridge  qui  ter- 
mine tant  de  noms  de  heux  (Cambridge,  etc.).  Vous 
avez  encore  en  Normandie  bien  d'autres  bec  :  Caude- 
bec,  Bolbec,  le  Robec,  le  Bec-Hellouin,  Becquerel. 
C'est  la  forme  normande  du  germain  Bach,  Offenbach, 
Anspach  ;  Varaguebec,  du  vieux  mot  varaigne, 
équivalent  de  garenne,  bois,  étangs  réservés.  Quant 
à  Dal,  reprit  Brichot,  c'est  une  forme  de  thaï,  vallée  : 
Dametal,  Rosendai,  et  même  jusque  près  de  Louviers, 
Becdal.  La  rivière  qui  a  donné  son  nom  à  Dalbec 
est  d'ailleurs  charmante.  Vue  d'une  falaise  {fels  en 


SODOME  ET   GOMORRHE  97 

allemand,  vous  avez  même  non  loin  d'ici,  sur  une 
hauteur,  'a  iolie  ville  de  Falaise),  elle  voisine  les 
flèches  de  l'église,  située  en  réalité  à  une  grande  dis- 
tance, et  a  l'air  de  ies  refléter.  ■ —  Je  crois  bien,  dis-je, 
c'est  un  effet  qu'Elstir  aime  beaucoup.  J'en  ai  vu 
plusieurs  esquisses  chez  lui.  —  Elstir  !  Vous  con- 
naissez Tiche  ?  s'écria  M™^  Verdunn.  Mais  vous  savez 
que  je  l'ai  connu  dans  la  dernière  intimité.  Grâce 
au  ciel  je  ne  le  vois  plus.  Non.  mais  demandez  à 
Cottard,  à  Brichot,  il  avait  son  couvert  mis  chez 
moi,  il  venait  tous  les  jours.  En  voilà  un  dont  on  peut 
dire  que  ça  ne  lui  a  pas  réussi  de  quitter  notre  petit 
noyau.  Je  vous  montrerai  tout  à  l'heure  des  fleurs 
qu'il  a  peintes  pour  moi  ;  vous  verrez  quelle  diffé- 
rence avec  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  et  que  je  n'aime 
pas  du  tout,  mais  pas  du  tout  !  Mais  comment  !  "e 
lui  avais  fait  faire  un  portrait  de  Cottard,  sans  comp- 
ter tout  ce  qu'il  a  fait  d'après  moi.  —  Et  il  avait 
fait  au  professeur  des  cheveux  mauves,  dit  M"*^  Cot- 
tard, oubhant  qu'alors  son  mari  n'était  pas  agrégé. 
Je  ne  sais.  Monsieur,  si  vous  trouvez  que  mon  mari 
a  des  cheveux  mauves.  —  Ça  ne  fait  rien,  dit  M°i« 
Verdurin  en  levant  le  menton  d'un  air  de  dédain 
pour  M°i«  Cottard  et  d'admiration  pour  celui  dont 
elle  parlait,  c'était  d'un  fier  coloriste,  d'un  beau 
peintre.  Tandis  que,  ajouta-t-elle  en  s 'adressant  de 
nouveau  à  moi,  ie  ne  sais  pas  si  vous  appelez  cela 
de  la  peinture,  toutes  ces  grandes  diablesses  de 
compositions,  ces  grandes  machines  qu'il  expose  depuis 
qu'il  ne  vient  plus  chez  moi.  Moi,  Rappelle  cela  du 
barbouillé,  c'est  d'un  poncif,  et  puis  ça  manque  de 
relief,  de  personnalité.  Il  y  a  de  tout  le  monde  là 
dedans.  —  Il  restitue  la  grâce  du  xviiie,  mais  mo- 
derne, dit  précipitamment  Saniette,  tonifié  et  remis 
en  selle  par  mon  amabilité.  Mais  j'aime  mieux 
Helleu.  —  Il  n'y  a  aucun  rapport  avec  Helleu,  dit 
Mme  Verdurin.  —  Si,  c'est  du  xviii^  siècle  fébrile. 


98      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

C'est  un  Watteau  à  vapeur,  et  il  se  mit  à  rire.  — 
Oh  !  connu,  archiconnu,  il  y  a  des  années  qu'on 
me  le  ressert  »,  dit  M.  Verdurin  à  qui,  en  effet.  Ski 
l'avait  raconté  autrefois,  mais  comme  fait  par  lui- 
même,  a  Ce  n'est  pas  de  chance  que,  pour  une  fois 
que  vous  prononcez  intelligiblement  quelque  chose 
d'assez  drôle,  ce  ne  soit  pas  de  vous.  —  Ça  me  fait 
de  la  peine,  reprit  M™^  Verdurin,  parce  que  c'était 
quelqu'un  de  doué,  il  a  gâché  un  joli  tempérament 
de  pemtre.  Ah  !  s'il  était  resté  ici  !  Mais  il  serait 
devenu  le  premier  paysagiste  de  notre  tempes.  Et 
c'est  une  femme  qui  l'a  conduit  si  bas  !  Ça  ne  m'é- 
tonne pas  d'ailleurs  car  l'homme  était  agréable, 
mais  vulgaire.  Au  fond  c'était  un  médiocre.  Je  vous 
dirai  que  je  l'ai  senti  tout  de  suite.  Dans  le  fond,  il 
ne  m'a  jamais  intéressée.  Je  l'aimais  bien,  c'était 
tout.  D'abord,  il  était  d'un  sale.  Vous  aimez  beau- 
coup ça,   vous,   les  gens  qui  ne  se   lavent   jamais  ? 

—  Qu  est-ce  que  c'est  que  cette  chose  si  jolie  de 
ton  que  nous  mangeons  ?  demanda  Ski.  —  Cela 
s'appelle  de  la  mousse  à  la  fraise,  dit  M™*  Verdurin. 

—  Mais  c'est  ra-vis-sant.  Il  faudrait  faire  déboucher 
des  bouteilles  de  Château-Margaux,  de  Château- 
Lafite,  de  Porto.  —  Je  ne  peux  pas  vous  dir-:  comme 
il  m'amuse,  il  ne  boit  que  de  l'eau,  dit  M"»«  Verduiin 
pour  dissimuler  sous  l'agrément  qu'elle  trouvait  à 
cette  fantaisie  l'effroi  que  lui  causait  cette  prodigalité. 

—  Mais  ce  n'est  pas  pour  boire,  reprit  Ski,  vous  en 
I emplirez  tous  nos  verres,  on  apportera  de  merveil- 
leuses pêches,  d'énormes  brugnons,  là,  en  face  du 
soleil  couché  ;  ça  sera  luxuriant  comme  un  beau 
Véronèse.  —  Ça  coûtera  presque  aussi  cher,  murmura 
M.  Verdurin.  —  Mais  enlevez  ces  fromages  si  vilains 
de  ton,  dit-il  en  essayant  de  retirer  l'assiette  du 
Patron,  qui  défendit  son  gruyère  de  toutes  ses  forces. 

—  Vous  comprenez  que  je  ne  regrette  pas  Elstir,  me 
dit  M"»e  Verdurin,  celui-ci  est  autrement  doué.  Elstir, 


SODOME  ET   GOMORRHE  99 

c'est  le  travail,  l'homme  qui  ne  sait  pas  lâcher  sa 
peinture  quand  il  en  a  envie.  C'est  le  bon  élève,  la 
bête  à  concours.  Ski,  lui,  ne  connaît  que  sa  fantaisie. 
Vous  le  verrez  allumer  sa  cigarette  au  milieu  du 
dîner.  —  Au  fait,  je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  n'avez 
pas  voulu  recevoir  sa  femme,  dit  Cottard  il  serait 
ici  comme  autrefois.  —  Dites  donc,  voulez-vous  être 
poli,  vous  ?  Je  ne  reçois  pats  de  gourgandmes,  Mon- 
sieur le  Professeur  »,  dit  M™*  Verdurin,  qui  avait,  au 
contraire,  fait  tout  ce  qu'elle  avait  pu  pour  faire 
revenir  Elstir,  même  avec  sa  femme.  Mais  avant 
qu'ils  fussent  mariés  elle  avait  cherché  à  les  brouiller, 
elle  avait  dit  à  Elstir  que  la  femme  qu'il  aimait 
était  bête,  sale,  légère,  avait  volé.  Pour  une  fois 
elle  n'avait  pas  réussi  la  rupture.  C'est  avec  le  salon 
Verdurin  qu'Elstir  avait  rompu  ;  et  il  s'en  féhcitait 
comme  les  convertis  bénissent  la  maladie  ou  le  revers 
qui  les  a  jetés  dans  la  retraite  et  leur  a  la'*  connaître 
la  voie  du  salut.  «  Il  est  magnifique,  le  Professeur, 
dit-eile.  Déclarez  plutôt  que  mon  salon  est  une 
maison  de  rendez- vous.  Mais  on  dirait  que  vous  ne 
savez  pas  ce  que  c'est  que  M"»*  Elstir.  J'aimerais 
mieux  recevoir  la  dernière  des  filles  !  Ah  !  non,  je  ne 
mange  pas  de  ce  pain-là.  D'ailleurs  je  vous  dirai  que 
j'aurais  été  d'autant  plus  bête  de  passer  sur  la 
femme  que  le  mari  ne  m'intéresse  plus,  c'est  démodé, 
ce  n'est  même  plus  dessiné.  —  C'est  extraordinaire 
pour  un  homme  d'une  pareille  mtelligence,  dit 
Cottard.  —  Oh  !  non,  répondit  M™^  Verdurin,  même 
à  l'époque  oii  il  avait  du  talent,  car  il  en  a  eu,  le 
gredin,  et  à  revendre,  ce  qui  agaçait  chez  lui  c'est 
qu'il  n'était  aucunement  intelligent.  ->  M™«  Verdurin, 
pour  porter  ce  jugement  sur  Elstir,  n'avait  pas 
attendu  leur  brouille  et  qu'elle  n'aimât  plus  sa 
peinture.  C'est  que,  même  au  temps  où  il  faisait 
partie  du  petit  groupe,  il  arrivait  qu'Elstir  passait 
des  journées  entières  avec  telle  femme  qu'à  tort  ou  à 


loo    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

raison  M.^^  Verdurin  trouvait  «  bécasse  »,  ce  qui,  à 
son  avis,  n'était  pas  le  fait  d'un  homme  intelligent. 
«  Non,    dit-elle   d'un   air   d'équité,    je   crois   que   sa 
femme  et  lui  sont  très  bien  faits  pour  aller  ensemble. 
Dieu  sait  que  je  ne  connais  pas  de  créature  plus 
ennuyeuse  sur  la  terre  et  que  je  deviendrais  enragée 
s'il  me  fallait  passer  deux  heures  avec  elle.  Mais  on 
dit  qu'il  la  trouve  très  intelligente.  C'est  qu'il  faut 
bien  l'avouer,  notre  Tiche  était  surtout  excessivement 
hête  !  Je  l'ai  vu  épaté  par  des  personnes  que  vous 
n'imaginez  pas,  par  de  braves  idiotes  dont  on  n'aurait 
jamais  voulu  dans  notre  petit  clan.  Hé  bien  !  il  leur 
écrivait,  il  discutait  avec  elles,  lui,  Elstir  !  Ça  n'em- 
pêche   pas    des    côtés    charmants,    ah  !    charmants, 
charmants    et    délicieusement    absurdes,    naturelle- 
ment. »  Car  M™e  Verdurin  était  persuadée  que  les 
hommes   vraiment   remarquables   font   mille   folies. 
Idée  fausse  où  il  y  a  pourtant  quelque  vérité.  Certes 
les  «  folies  »  des  gens  sont  insupportables.  Mais  un 
déséquilibre  qu'on  ne  découvre  qu'à  la  longue  est 
la  conséquence  de  l'entrée  dans  un  cerveau  humain  de 
délicatesses  pour  lesquelles  il  n'est  pas  habituelle- 
ment  fait.    En   sorte   que   les   étrangetés   des   gens 
charmants  exaspèrent,   mais   qu'il  n'y  a  guère   de 
gens  charmants  qui  ne  soient,  par  ailleurs,  étranges. 
«  Tenez,  je  vais  pouvoir  vous  montrer  tout  de  suite 
ses  fleurs  »,  me  dit-eUe  en  voyant  que  son  mari  lui 
faisait  signe  qu'on  pouvait  se  lever  de  table.  Et  elle 
reprit  le  bras  de  M.  de  Cambremer.   M.   Verdurin 
voulut  s'en  excuser  auprès  de  M.  de  Charlus,  dès 
qu'il  eut  quitté  M™^  de  Cambremer,  et  lui  donner 
ses  raisons,  surtout  pour  le  plaisir  de  causer  de  ces 
nuances  mondaines  avec  un  homme  titré,  momenta- 
nément  l'inlérieur   de   ceux   qui    lui   assignaient   la 
place  à  laquelle  ils  jugeaient  qu'il  avait  droit.  Mais 
d'abord  il  tint  à  montrer  à  M.  de  Charlus  qu'intellec- 
tuellement il  l'estimait  trop  pour  penser  qu'il  pût 


SODOME  ET   GOMORRHE  roi 

faire  attention  à  ces  bagatelles  :  «  Excusez-moi  de 
vous  parler  de  ces  riens,  commença-t-il,  car  je  sup- 
pose bien  le  peu  de  cas  que  vous  en  faites/Les  esprits 
bourgeois  y  font  attention,  mais  les  autres,  les 
artistes,  les  gens  qui  «  en  sont  »  vraiment,  s'en 
fichent.  Or  dès  les  premiers  mots  que  nous  avons 
échangés,  j 'ai  compris  que  vous  «  en  étiez  »!  M.  de 
Charlus,  qui  donnait  à  cette  locution  un  sens  fort 
différent,  eut  un  haut-le-corps.  Après  les  œillades  du 
docteur,  l'injurieuse  franchise  du  Patron  le  suffo- 
quaiD  «  Ne  protestez  pas,  cher  Monsieur,  vous  «  en 
êtes  »,  c'est  clair  comme  le  jour,  reprit  M.  Verdurin, 
Remarquez  que  je  ne  sais  pas  si  vous  exercez  un  art 
quelconque,  mais  ce  n'est  pas  nécessaire.  Ce  n'est 
pas  toujours  suffisant.  Degrange,  qui  vient  de  mourir, 
jouait  parfaitement  avec  le  plus  robuste  mécanisme, 
mais  «  n'en  était  »  pas,  on  sentait  tout  de  suite  qu'il 
a  n'en  était  »  pas.  Brichot  n'en  est  pas.  Morel  en 
est,  ma  femme  en  est,  je  sens  que  vous  en  êtes...  — 
Qu'alliez-vous  me  dire  ?  »  interrompit  M.  de  Charlus, 
qui  commençait  à  être  rassuré  sur  ce  que  voulait 
signifier  M.  Verdurin,  mais  qui  préférait  qu'il  criât 
moins  haut  ces  paroles  à  double  sens.  «  Nous  vous 
avons  mis  seulement  à  gauche  »,  répondit  M.  Ver- 
durin. M.  de  Charlus,  avec  un  sourire  compréhensif, 
bonhomme  et  insolent,  répondit  :  «  Mais  voyons  ! 
Cela  n'a  aucune  importance,  ici  !  »  Et  il  eut  un 
petit  rire  qui  lui  était  spécial  —  un  rire  qui  lui 
venait  probablement  de  quelque  grand'mère  bava- 
roise ou  lorraine,  qui  le  tenait  elle-même,  tout 
identique,  d'une  aïeule,  de  sorte  qu'il  sonnait  ainsi, 
inchangé,  depuis  pas  mal  de  siècles,  dans  de  vieilles 
petites  cour-r  de  l'Europe,  et  qu'on  goûtait  sa  qualité 
précieuse  comme  celle  de  certains  instruments  anciens 
devenus  rarissimes.  Il  y  a  des  moments  où,  pour 
peindre  complètement  quelqu'un,  il  faudrait  que 
l'imitation  phonétique  se  joignît  à  la  description,  et 


102    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

celle  du  personnage  que  faisait  M.  de  Charlus  risque 
d'être  incomplète  par  le  manque  de  ce  petit  rire  si 
fin,  si  léger,  comme  certaines  œuvres  de  Bach  ne  sont 
jamais  rendues  exactement  parce  que  les  orchestres 
manquent  de  ces  «  petites  trompettes  »  au  son  si 
particulier,  pour  lesquelles  l'auteur  a  écrit  telle  ou 
telle  partie.  «  Mais,  expliqua  M.  Verdurin,  blessé, 
c'est  à  dessein.  Je  n'attache  aucune  importance  aux 
titres  de  noblesse,  ajouta-t-il,  avec  ce  sourire  dédai- 
gneux que  j'ai  vu  tant  de  personnes  que  j'ai  connues, 
à  rencontre  de  ma  grand'mère  et  de  ma  mère,  avoir 
pour  toutes  les  choses  qu'elles  ne  possèdent  pas, 
devant  ceux  qui  ainsi,  pensent-ils,  ne  pourront  pas 
se  faire,  à  l'aide  d'elles,  une  supériorité  sur  eux.  Mais 
enfin  puisqu'il  y  avait  justement  M.  de  Cambremer 
et  qu'il  est  marquis,  comme  vous  n'êtes  que  baron... 
—  Permettez,  répondit  M.  de  Charlus,  avec  un  air 
de  hauteur,  à  M,  Verdurin  étonné,  je  suis  aussi  duc 
de  Brabant,  damoiseau  de  Montargis,  prince  d'Olé- 
ron,  de  Carency,  de  Viazeggio  et  des  Dunes.  D'ailleurs, 
cela  ne  fait  absolument  rien.  Ne  vous  tourmentez  pas 
ajouta-t-il  en  reprenant  son  fin  sourire,  qui  s'épa- 
nouit sur  ces  derniers  mots  :  J'ai  tout  de  suite  vu  que 
vous  n'aviez  pas  l'habitude.  » 

]VIme  Verdurin  vint  à  moi  pour  me  montrer  les 
fleurs  d'Elstir.  Si  cet  acte,  devenu  depuis  longtemps 
si  indifférent  pour  moi,  aller  dîner  en  ville,  m'avait 
au  contraire,  sous  la  forme,  qui  le  renouvelait  entiè- 
rement, d'un  voyage  le  long  de  la  côte,  suivi  d'une 
montée  en  voiture  jusqu'à  deux  cents  mètres  au-des- 
sus de  la  mer,  procuré  une  sorte  d'ivresse,  celle-ci 
ne  s'était  pas  dissipée  à  la  Raspelière.  «  Tenez, 
regardez-moi  ça,  me  dit  la  Patronne,  en  me  montrant 
de  grosses  et  magnifiques  roses  d'Elstir,  mais  dont 
l'onctueux  ecarlate  et  la  blancheur  fouettée  s'enle- 
vaient avec  un  reUef  un  peu  trop  crémeux  sur  la 
jardinière  où  elles  étaient  posées.  Croyez-vous  qu'il 


SODOME  ET   GOMORRHE  103 

aurait  encore  assez  de  patte  pour  attraper  ça  ? 
Est-ce  assez  fort  !  Et  puis,  c'est  beau  comme  matière, 
ça  serait  amusant  à  tripoter.  Je  ne  peux  pas  vous 
dire  comme  c'était  amusant  de  les  lui  voir  peindre. 
On  sentait  que  ça  l'intéressait  de  chercher  cet  effet- 
là.  »  Et  le  regard  de  la  Patronne  s'arrêta  rêveusement 
sur  ce  présent  de  l'artiste  où  se  trouvaient  résumés, 
non  seulement  son  grand  talent,  mais  leur  longue 
amitié  qui  ne  survivait  plus  qu'en  ces  souvenirs 
qu'il  lui  en  avait  laissés  ;  derrière  les  fleurs  autrefois 
cueillies  par  lui  pour  elle-même,  elle  croyait  revoir 
la  belle  main  qui  les  avait  peintes,  en  une  matinée, 
dans  leur  fraîcheur,  si  bien  que,  les  unes  sur  la  table, 
l'autre  adossé  à  un  fauteuil  de  la  salle  à  manger, 
avaient  pu  figurer  en  tête  à  tête,  pour  le  déjeuner  de 
la  Patronne,  les  roses  encore  vivantes  et  leur  portrait 
à  demi  ressemblant.  A  demi  seulement,  Elstir  ne 
pouvant  regarder  une  fleur  qu'en  la  transplantant 
d'abord  dans  ce  jardin  intérieur  où  nous  sommes 
forcés  de  rester  toujours.  Il  avait  montré  dans  cette 
aquarelle  l'apparition  des  roses  qu'il  avait  vues  et 
que  sans  lui  on  n'eût  connues  jamais  ;  de  sorte  qu'on 
peut  dire  que  c'était  une  variété  nouvelle  dont  ce 
peintre,  comme  un  ingénieux  horticulteur,  avait 
enrichi  la  famille  des  Roses.  «  Du  jour  où  il  a  quitté 
le  petit  noyau,  ça  a  été  un  homme  fini.  Il  paraît 
que  mes  dîners  lui  faisaient  perdre  du  temp>^,  que  je 
nuisais  au  développement  de  son  génie,  dit-elle  sur 
un  ton  d'ironie.  Comme  si  la  fréquentation  d'une 
femme  comme  moi  pouvait  ne  pas  être  salutaire  à 
un  artiste  »,  s'écna-t-elle  dans  un  mouvement  d'or- 
gueil. Tout  près  de  nous,  M.  de  Cambremer,  qui 
était  déjà  assis,  esquissa,  en  voyant  M.  de  Charlus 
debout,  le  mouvement  de  se  lever  et  de  lui  donner 
sa  chaise.  Cette  offre  ne  correspondait  peut-être, 
dans  la  pensée  du  marquis,  qu'à  une  intention  de 
vague  poUtesse.  M.  de  Charlus  préféra  y  attacher  la 


I04    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS   PERDU 

signification  d'un  devoir  que  le  simple  gentilhomme 
savait  qu'il  avait  à  rendre  à  un  prince,  et  ne  crut 
pas  pouvoir  mieux  établir  son  droit  à  cette  préséance 
qu'en  la  déclinant.  Aussi  s'écria-t-il  :  «  Mais  comment 
donc  !  Je  vous  en  pne  !  Par  exemple  !  »  Le  ton 
astucieusement  véhément  de  cette  protestation  avait 
déjà  quelque  chose  de  fort  «  Guermantes  »,  qui 
s'accusa  davantage  dans  le  geste  impératif,  inutile 
et  famiher  avec  lequel  M.  de  Charlus  pesa  de  ses 
deux  mains,  et  comme  pour  le  forcer  à  se  rasseoir, 
sur  les  épaules  de  M.  de  Cambremer,  qui  ne  s'était 
pas  levé  :  «  Ah  !  vo^'ons,  mon  cher,  insista  le  baron, 
il  ne  manquerait  plus  que  ça  !  Il  n'y  a  pas  de  raison  ! 
de  notre  temps  on  réserve  ça  aux  princes  du  sang.  » 
Je  ne  touchai  pas  plus  les  Cambremer  que  M™e  Ver- 
durin  par  mon  enthousiasme  pour  leur  maison.  Céir 
j'étais  froid  devant  des  beautés  qu'ils  me  signalaient 
et  m'exaltais  de  réminiscences  confuses  ;  quelquefois 
même  je  leur  avouais  ma  déception,  ne  trouvant  pas 
quelque  chose  conforme  à  ce  que  son  nom  m'avait 
fait  imaginer.  J'indignai  M^^e  de  Cambremer  en  lui 
disant  que  j'avais  cru  que  c'était  plus  campagne. 
En  revanche,  je  m'arrêtai  avec  extase  à  renifler 
l'odeur  d'un  vent  coulis  qui  passait  par  la  porte. 
«  Je  vois  que  vous  aimez  les  courants  d'air  »,  me 
dirent-ils.  Mon  éloge  du  morceau  de  lustrine  verte 
bouchant  un  carreau  cassé  n'eut  pas  plus  de  succès  : 
a  Mais  quelle  horreur  !  »  s'écria  la  marquise.  Le 
comble  fut  quand  je  dis  :  «  Ma  plus  grande  joie  a  été 
quand  je  suis  arrivé.  Quand  j'ai  entendu  résonner 
mes  pas  dans  la  galerie,  je  ne  sais  pas  dans  quel 
bureau  de  mairie  de  village,  où  il  y  a  la  carte  du 
canton,  je  me  crus  entré.  »  Cette  fois  M^^e  de  Cam- 
bremer me  tourna  résolument  le  dos.  «  Vous  n'avez 
pas  trouvé  tout  cela  trop  mal  arrangé  ?  lui  demanda 
son  mari  avec  la  même  sollicitude  apitoyée  que  s'il 
se  fût  informé  comment  sa  femme  avait  supporté 


SODOME  ET  GOMORRHE  105 

une  triste  cérémonie.  Il  y  a  de  belles  choses.  »  Mais 
comme  la  malveillance,  quand  les  règles  fixes  d'un 
goût  sûr  ne  lui  imposent  pas  de  bornes  inévitables, 
trouve  tout  à  critiquer,  de  leur  personne  ou  de  leur 
maison,  chez  les  gens  qui  vous  ont  supplantés  : 
«  Oui,  mais  elles  ne  sont  pas  à  leur  place.  Et  voire, 
sont-elles  si  belles  que  ça  }  —  Vous  avez  remarqué, 
dit  M.  de  Cambremer  avec  une  tristesse  que  contenait 
quelque  fermeté,  il  y  a  des  toiles  de  Jouy  qui  montrent 
la  corde,  des  choses  tout  usées  dans  ce  salon  !  — 
Et  cette  pièce  d'étoffe  avec  ses  grosses  roses,  comme 
un  couvre-pied  de  paysanne  »,  dit  M™^  de  Cambremer, 
dont  la  culture  toute  postiche  s'apphquait  exclusi- 
vement à  la  philosophie  idéaliste,  à  la  peinture 
impressionniste  et  à  la  musique  de  Debussy.  Et  pour 
ne  pas  requérir  uniquement  au  nom  du  luxe  mais 
aussi  du  goût  :  «  Et  ils  ont  mis  des  brise-bise  !  Quelle 
faute  de  style  !  Que  voulez-vous,  ces  gens,  ils  ne 
savent  pas,  où  auraient-ils  appris  ?  ça  doit  être  de 
gros  commerçants  retirés.  C'est  déjà  pas  mal  pour 
eux.  —  Les  chandeliers  m'ont  paru  beaux  »,  dit  le 
marquis,  sans  qu'on  sût  pourquoi  il  exceptait  les 
chandehers,  de  même  qu'inévitablement,  chaque  fois 
qu'on  parlait  d'une  église,  que  ce  fût  la  cathédrale 
de  Chartres,  de  Reims,  d'Amiens,  ou  l'église  de 
Balbec,  ce  qu'il  s'empressait  toujours  de  citer  comme 
admirable  c'était  :  «  le  buffet  d'orgue,  la  chaire  et 
les  œuvres  de  miséricorde  •).  «  Quant  au  jardin,  n'en 
parlons  pas,  dit  M™e  de  Cambremer.  C'est  un  mas- 
sacre. Ces  allées  qui  s'en  vont  tout  de  guingois  !  »  Je 
profita,  de  ce  que  M^'=  Verdunn  servait  le  café  pour 
aller  leter  un  coup  d'oeil  sur  la  lettre  que  M.  de 
Camoremer  m'avait  remise,  et  où  sa  mère  m'invitait 
à  dîner.  Avec  ce  rien  d'encre,  l'écriture  traduisait 
une  individualité  désormais  pour  moi  reconnaissable 
entre  toutes  sans  qu'il  y  eût  plus  besoin  de  recourir 
à  l'hypothèse  de  plumes  spéciales  que  des  couleurs 


io6    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

rares  et  mystérieusement  fabriquées  ne  sont  néces- 
saires au  peintre  pour  exprimer  sa  vision  originale. 
Même  un  paralysé,  atteint  d'agraphie  après  une 
attaque  et  réduit  à  regarder  les  caractères  comme 
un  dessin,  sans  savoir  les  lire,  aurait  compris  que 
M™«  de  Cambremer  appartenait  à  une  vieille  famille 
où  la  culture  enthousiaste  des  ettres  et  des  arts  avait 
donné  un  peu  d'air  aux  traditions  aristocratiques.  Il 
aurait  deviné  aussi  vers  quelles  années  la  marquise 
avait  appris  simultanément  à  écrire  et  à  jouer  Chopin. 
C'était  l'époque  où  les  gens  bien  élevés  observaient 
la  règle  d'être  aimable?  et  celle  dite  des  trois  adjectifs. 
M'"^  de  Cambremer  les  combinait  toutes  les  deux. 
Un  adjectif  louangeux  ne  lui  suffisait  pas,  elle  le 
faisait  suivre  (après  un  petit  tiret)  d'un  second,  puis 
(après  un  deuxième  tiret)  d'un  troisième.  Mais  ce 
qui  lui  était  particulier,  c'est  que,  contrairement  au 
but  social  et  httéraire  qu'elle  se  proposait,  la  succes- 
sion des  trois  épithètes  revêtait,  dans  les  billets  de 
M'^^  de  Cambremer,  l'aspect  non  d'une  progression, 
mais  d'un  diminuendo.  M""^  de  Cambremer  me  dit, 
dans  cette  première  lettre,  qu'elle  avaitvu  Saint-Loup 
et  avait  encore  plus  apprécié  que  jamais  ses  qualités 
«  uniques  —  rares  —  réelles  »,  et  qu'il  devait  revenir 
avec  un  de  ses  amis  (précisément  celui  qui  aimait  la 
belle-fille),  et  que,  si  je  voulais  venir,  avec  ou  sans 
eux,  dîner  à  Féterne,  elle  en  serait  «  ravie  —  heureuse 
—  contente  ».  Peut-être  était-ce  parce  que  le  désir 
d'amabilité  n'était  pas  égalé  chez  elle  par  la  fertilité 
de  l'imagination  et  la  richesse  du  vocabulaire  que 
cette  dame  tenait  à  pousser  trois  exclamations, 
n'avait  la  force  de  donner  dans  la  deuxième  et  la 
troisième  qu'un  écho  affaibh  de  la  première.  Qu'il  y 
eût  eu  seulement  un  quatrième  adjectif,  et  de  l'ama- 
bilité initiale  il  ne  serait  rien  resté.  Enfin,  par  une 
certaine  simplicité  raffinée  qui  n'avait  pas  dû  être 
sans  produire  une  impression  considérable  dans  la 


SODOME  ET   GOMORRHE  107 

famille  et  même  le  cercle  des  relations,  M'»^  de 
Cambremer  avait  pris  l'habitude  de  substituer  au 
mot,  qui  pouvait  finir  par  avoir  l'air  mensonger, 
de  «  sincère  »,  celui  de  «  vrai  ».  Et  pour  bien  montrer 
qu'il  s'agissait  en  effet  de  quelque  chose  de  sincère, 
elle  rompait  l'alliance  conventionnelle  qui  eût  mis 
«  vrai  »  avant  le  substantif,  et  le  plantait  bravement 
après.  Ses  lettres  finissaient  par  :  «  Croyez  à  mon 
amitié  vraie.  »  «  Croyez  à  ma  sympathie  \Taie.  n 
Malheureusement  c'était  tellement  devenu  une  for- 
mule que  cette  afiectation  de  franchise  donnait  plus 
l'impression  de  la  pohtesse  menteuse  que  les  antiques 
formules  au  sens  desquelles  on  ne  songe  plus.  J'étais 
d'ailleurs  gêné  pour  lire  par  le  bruit  confus  des 
conversations  que  dominait  la  voix  plus  haute  de 
M.  de  Charlus  n'ayant  pas  lâché  son  sujet  et  disant 
à  M.  de  Cambremer  :  «  Vous  me  faisiez  penser,  en 
voulant  qu«  je  prisse  votre  place,  à  un  Monsieur 
qui  m'a  envoyé  ce  matin  une  lettre  en  mettant  comme 
adresse  :  «  A  son  Altesse,  le  Baron  de  Charlus  »,  et 
qui  la  commençait  par  :  «  Monseigneur  ».  —  En 
effet,  votre  correspondant  exagérait  un  peu  »,  répon- 
dit M.  de  Cambremer  en  se  hvrant  à  une  discrète 
hilarité.  M.  de  Charlus  l'avait  provoquée  ;  il  ne  la 
partagea  pas.  «  Mais  dans  le  fond,  mon  cher,  dit-il, 
remarquez  que,  héraldiquement  parlant,  c'est  \u\  qui 
est  dans  le  vrai  ;  je  n'en  fais  pas  une  question  de 
personne,  vous  pensez  bien.  J'en  parle  comme  s'il 
s'agissait  d'un  autre.  Mais  que  voulez-vous,  l'histoire 
est  l'histoire,  nous  n'y  pouvons  rien  et  il  ne  dépend 
pas  de  nous  de  la  refaire.  Je  ne  vous  citera  pas  Tem- 
pe eur  Guillaume  qui,  à  Kiel,  n'a  jamais  cesse  de 
me  donner  du  Monseigneur.  J'ai  oui  dire  qu'il  appelait 
ainsi  tous  les  ducs  français,  ce  qui  est  abusif,  et  ce 
qui  est  peut-être  simplement  une  déhcate  attention 
qui,  par-dessus  notre  tête,  vise  la  France.  —  Délicate 
et  plus  ou  moins  sincère,  dit  M.  de  Cambremer.  — 


io8    A   LA    RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Ah  !  je  ne  suis  pas  de  votre  avis.  Remarquez  que,, 
personnellement,  un  seigneur  de  dernier  ordre  comme 
ce  Hohenzoliern,  de  plus  protestant,  et  qui  a  dépos- 
sédé mon  cousin  le  roi  de  Hanovre,  n'est  pas  pom- 
me plaire,  ajouta  M.  de  Charlus,  auquel  le  Hanovre 
semblait  tenir  plus  à  cœur  que  l'Alsace-Lorraine. 
Mais  je  crois  le  penchant  qui  porte  l'Empereur  vers 
nous  profondément  sincère.  Les  imbéciles  vous  diront 
que  c'est  un  Empereur  de  théâtre.  Il  est  au  contraire 
merveilleusement  intelligent,  il  ne  s'y  connaît  pas  en 
peinture,  et  il  a  forcé  M.  Tschudi  de  retirer  les  Elstir 
des  musées  nationaux.  Mais  Louis  XIV  n'aimait  pas 
les  maîtres  hollandais,  avait  aussi  le  goût  de  l'apparat, 
et  a  été,  somme  toute,  un  grand  souverain.  Encore 
Guillaume  II  a-t-il  armé  son  pays,  au  point  de  vue 
miïitaire  et  naval,  comme  Louis  XIV  n'avait  pas 
fait,  et  j'espère  que  son  règne  ne  connaîtra  jamais 
les  revers  qui  ont  assombri,  sur  la  fin,  le  règne  de 
celui  qu'on  appelle  banalement  le  Roi  SoleU.  La 
République  a  commis  une  grande  faute,  à  mon  avis, 
en  repoussant  les  amabilités  du  Hohenzoliern  ou  en 
ne  les  lui  rendant  qu'au  compte-gouttes.  Il  s'en 
rend  lui-même  très  bien  compte  et  dit,  avec  ce 
don  d'expression  qu'il  a  :  «  Ce  que  je  veux,  c'est  une 
poignée  de  mains,  ce  n'est  pas  un  coup  de  chapeau.  » 
Comme  homme,  il  est  vil  ;  il  a  abandonné,  livré,  renié 
ses  meilleurs  amis  dans  des  circonstances  où  son 
silence  a  été  aussi  misérable  que  le  leur  a  été  erand, 
continua  M.  de  Charlus  qui,  emporté  touiours  sur 
sa  pente,  ghssait  vers  l'affaire  Eulenbourg  et  se 
rappelait  le  mot  que  lui  avait  dit  l'un  des  mculpés  les 
plus  haut  placés  :  «  Faut-il  que  l'Empereur  ait 
confiance  en  notre  déhcatesse  pour  avoir  osé  per- 
mettre un  pareil  procès.  Mais,  d'ailleurs,  il  ne  s'est 
pas  trompé  en  ayant  eu  foi  dans  notre  discrétion. 
Jusque  sur  l'échafaud  nous  aurions  fermé  la  bouche.  » 
Du  reste,  tout  cela  n'a  rien  à  voir  avec  ce  que  je 


SODOME  ET   GOMORRHE  109 

voulais  dire,  à  savoir  qu'en  Allemagne,  princes 
médiatisés,  nous  sommes  Durchlaucht,  et  qu'en 
France  notre  rang  d'Altesse  était  publiquement 
reconnu.  Saint-Simon  prétend  que  nous  l'avions  pris 
par  abus,  ce  en  quoi  il  se  trompe  parfaitement.  La 
raison  qu'il  en  donne,  à  savoir  que  Louis  XIV  nous 
fit  faire  défense  de  l'appeler  le  Roi  très  chrétien,  et 
nous  ordonna  de  l'appeler  le  Roi  tout  court,  prouve 
simplement  que  nous  relevions  de  lui  et  nullement 
que  nous  n'avions  pas  la  qualité  de  prince.  Sans 
quoi,  il  aurait  fallu  le  dénier  au  duc  de  Lorraine  et  à 
combien  d'autres.  D'ailleurs,  plusieurs  de  nos  titres 
viennent  de  la  Maison  de  Lorraine  par  Thérèse 
d'Espinoy,  ma  bisaïeule,  qui  était  la  fille  du  damoi- 
seau de  Commercy.  »  S'étant  aperçu  que  Morel 
l'écoutait,  M.  de  Charlus  développa  plus  amplement 
les  raisons  de  sa  prétention.  «  J'ai  fait  observer  à 
mon  frère  que  ce  n'est  pas  dans  la  troisième  partie  du 
Gotha,  mais  dans  la  deuxième,  pour  ne  pas  dire  dans 
la  première,  que  la  notice  sur  notre  famille  devrait 
se  trouver,  dit-il  sans  se  rendre  compte  que  Morel  ne 
savait  pas  ce  qu'était  le  Gotha.  Mais  c'est  lui  que  ça 
regarde,  il  est  mon  chef  d'armes,  et  du  moment 
qu'il  le  trouve  bon  ainsi  et  qu'il  laisse  passer  la 
chose,  je  n'ai  qu'à  fermer  Les  yeux.  —  M.  Brichot 
m'a  beaucoup  intéressé,  dis-je  à  M™^  Verdurin  qui 
venait  à  moi,  et  tout  en  mettant  la  lettre  de  M"»^  de 
Cambremer  dans  ma  poche.  —  C'est  un  esprit  cultivé 
et  un  brave  homme,  me  répondit-elle  froidement.  Il 
manque  évidemment  d'originalité  et  de  goût,  il  a 
une  terrible  mémoire.  On  disait  des  .  aieux  »  des 
gens  que  nous  avons  ce  soir,  les  émigrés,  qu'ils 
n'avaient  rien  oublié.  Mais  ils  avaient  du  moins 
l'excuse,  dit-elle  en  prenant  à  son  compte  un  mot 
de  Swann,  qu'ils  n'avaient  rien  appris.  Tandis  que 
Brichot  sait  tout,  et  nous  jette  à  la  tête,  pendant  le 
dîner,  des  piles  de  dictionnaires.  Je  crois  que  vous 


iio    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

n'ignorez  plus  rien  de  ce  que  veut  dire  le  nom  de 
telle  ville,  de  tel  village.  »  Pendant  que  M°i^  Verdurin 
parlait,  je  pensais  que  je  m'étais  promis  de  lui 
demander  quelque  chose,  mais  je  ne  pouvais  me 
rapp)eler  ce  que  c'était.  «  Je  suis  sûr  que  vous  parlez 
de  Brichot.  Hein,  Chantepie,  et  Freycinet,  il  ne  vous 
a  fait  grâce  de  rien.  Je  vous  ai  regardée,  ma  petite 
Patronne.  —  Je  vous  ai  bien  vu,  j'ai  failli  éclater.» 
Je  ne  saurais  dire  aujourd'hui  comment  M°>«  Ver- 
durin était  habillée  ce  soir-là.  Peut-être,  au  moment, 
ne  le  savais-je  pas  davantage,  car  je  n'ai  pas  l'esprit 
d'observation.  Mais,  sentant  que  sa  toilette  n'était 
pas  sans  prétention,  je  lui  dis  quelque  chose  d'ai- 
mable et  même  d'admiratif.  Elle  était  comme 
presque  toutes  les  femmes,  lesquelles  s'imaginent 
qu'un  compliment  qu'on  leur  fait  est  la  stricte 
expression  de  la  vérité,  et  que  c'est  un  jugement 
qu'on  porte  impartialement,  irrésistiblement,  comme 
s'il  s'agissait  d'un  objet  d'art  ne  se  rattachant  pas  à 
une  personne.  Aussi  fut-ce  avec  un  sérieux  qui  me 
fit  rougir  de  mon  hypocrisie  qu'elle  me  posa  cette 
orgueilleuse  et  naïve  question,  habituelle  en  pareilles 
circonstances  :  «  Cela  vous  plaît  ?  —  Vous  parlez  de 
Chantepie,  je  suis  sûr  »,  dit  M.  Verdurin  s'approchant 
de  nous.  J'avais  été  seul,  pensant  à  ma  lustrine 
verte  et  à  une  odeur  de  bois,  à  ne  pas  remarquer 
qu'en  énumérant  ces  étymologies,  Brichot  avait  fait 
rire  de  lui.  Et  comme  les  impressions  qui  donnaient 
pour  moi  leur  valeur  aux  choses  étaient  de  celles 
que  les  autres  personnes  ou  n'éprouvent  pas,  ou 
refoulent  sans  y  penser,  comme  insignifiantes,  et 
que,  par  conséquent,  si  j'avais  pu  les  communiquer 
elles  fussent  restées  incomprises  ou  auraient  été 
dédaignées,  elles  étaient  entièrement  inutilisables 
p>our  moi  et  avaient  de  plus  l'inconvénient  de  me 
faire  passer  pour  stupide  aux  yeux  de  M™«  Verdurin, 
qui  voyait  que  j'avais  o  gobé  »  Brichot,  comme  je 


SODOME  ET   GOMORRHE  m 

l'avais  déjà  paru  à  M™«  de  Guermantes  parce  que 
ie  me  plaisais  chez  M^^^  d'Arpajon.  Pour  Brichot 
pourtant  il  y  avait  une  autre  raison.  Je  n'étais  pas 
du  petit  clan.  Et  dans  tout  clan,  qu'il  soit  mondain, 
politique,  littéraire,  on  contracte  une  facilité  perverse 
à  découvrir  dans  une  conversa:  on,  dans  un  dise:  jrs 
officiel,  dans  une  nouvelle,  dans  un  sonnet,  tout  ce 
que  l'honnête  lecteur  n'aurait  jamais  songé  à  y 
voir.  Que  de  fois  il  m'est  arrivé,  lisant  avec  une 
certaine  émotion  un  conte  habilement  filé  par  un 
académicien  disert  et  un  peu  vieillot,  d'être  sur  le 
point  de  dire  à  Bloch  ou  à  M™«  de  Guermantes  : 
0  Comme  c'est  joli!»  quand,  avant  que  l'eusse 
ouvert  la  bouche,  ils  s'écriaient,  chacun  dans  un 
langage  différent  :  «  Si  vous  voulez  passer  un  bon 
moment,  lisez  un  conte  de  un  tel.  La  stupidité 
humaine  n'a  jamais  été  aussi  loin.  »  Le  mépris  de 
Bloch  provenait  surtout  de  ce  que  certains  effets  de 
style,  agréables  du  reste,  étaient  un  peu  fanés  ; 
celui  de  M^^^  de  Guermantes  de  ce  que  le  conte 
semblait  prouver  justement  le  contraire  de  ce  que 
voulait  dire  l'auteur,  pour  des  raisons  de  fait  qu'elle 
avait  l'ingéniosité  de  déduire  mais  auxquelles  je 
n'eusse  jamais  pensé.  Je  fus  aussi  surpris  de  voir 
l'ironie  que  cachait  l'amabilité  apparente  des  Verdu- 
rin  pour  Bnchot  que  d'entendre,  quelques  jours  plus 
tard,  à  Féterne,  les  Cambremer  me  dire,  devant 
l'éloge  enthousiaste  que  je  faisais  de  la  Raspelière  : 
«  Ce  n'est  pas  possible  que  vous  soyez  sincère,  après 
ce  qu'ils  en  ont  fait.  »  Il  est  vrai  qu'ils  avouèrent 
que  la  vaisselle  était  belle.  Pas  pms  que  les  choquants 
brise-bise,  je  ne  l'avais  vue.  «  Enfin,  maintenant, 
quand  vous  retournerez  à  Balbec,  vous  saurez  ce  que 
Balbec  signifie  »,  dit  ironiquement  M.  Verdur'n. 
C'était  justement  les  choses  que  m'apprenait  Brichot 
qui  m'intéressaient.  Quant  à  ce  qu'on  appelait  son 
esprit,  il  était  exactement  le  même  qui  avait  été 


112    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

si  goûté  autrefois  dans  le  petit  clan.  Il  parlait  avec 
la  même  irritante  facilité,  mais  ses  paroles  ne  por- 
taient plus,  avaient  à  vaincre  un  silence  hostile  ou 
de  désagréables  échos  ;  ce  qui  avait  changé  était, 
non  ce  qu'il  débitait,  mais  l'acoustique  du  salon  et 
les  dispositions  du  public.  «  Gare  »,  dit  à  mi-voix 
M™«  Verdunn  en  montrant  Bnchot.  Celui-ci,  ayant 
gardé  l'ouie  plus  perçante  que  la  vue,  jeta  sur  la 
Patronne  un  regard,  vite  détourné,  de  myope  et  de 
philosophe.  Si  ses  yeux  étaient  moins  bons,  ceux  de 
son  esprit  jetaient  en  revanche  sur  les  choses  un  plus 
large  regard.  Il  voyait  le  peu  qu'on  pouvait  attendre 
des  affections  humaines,  il  s'y  était  résigné.  Certes 
il  en  souffrait.  Il  arrive  que,  même  celui  qui  un  seul 
soir,  dans  un  milieu  où  il  a  l'habitude  de  plaire, 
devine  qu'on  l'a  trouvé  ou  trop  frivole,  ou  trop 
pédant,  ou  trop  gauche,  ou  trop  cavalier,  etc.... 
rentre  chez  lui  malheureux.  Souvent  c'est  à  cause 
d'une  question  d'opinions,  de  système,  qu'il  a  paru 
à  d'autres  absurde  ou  vieux-jeu.  Souvent  il  sait  à 
merveille  que  ces  autres  ne  le  valent  pas.  Il  pourrait 
aisément  disséquer  les  sophismes  à  l'aide  desquels 
on  l'a  condamné  tacitement,  il  veut  aller  faire  une 
visite,  écrire  une  lettre  :  plus  sage,  il  ne  fait  rien, 
attend  l'invitation  de  la  semaine  suivante.  Parfois 
aussi  ces  disgrâces,  au  lieu  de  finir  en  une  soirée, 
durent  des  mois.  Dues  à  l'instabilité  des  jugements 
mondains,  elles  l'augmentent  encore.  Car  celui  qui 
sait  que  M™^  X...  le  nféprise,  sentant  qu'on  l'estime 
chez  M™«  Y,..,  la  déclare  bien  supérieure  et  émigré 
dans  son  salon.  Au  reste,  ce  n'est  pas  le  heu  de 
peindre  ici  ces  hommes,  supérieurs  à  la  vie  mondaine 
mais  n'ayant  pas  su  se  réaliser  en  dehors  d'elle, 
heureux  d'être  reçus,  aigris  d'être  méconnus,  décou- 
vrant chaque  année  les  tares  de  la  maîtresse  de 
maison  qu'ils  encensaient,  et  le  génie  de  celle  qu'ils 
n'avaient  pas  appréciée  à  sa  valeur,  quitte  à  revenir  à 


SODOME  ET   GOMORRHE  113 

leurs  premières  amours  quand  ils  auront  souffert 
des  inconvénients  qu'avaient  aussi  les  secondes,  et 
que  ceux  des  premières  seront  un  peu  oubliés.  On 
peut  juger,  par  ces  courtes  disgrâces,  du  chagrin  que 
causait  à  Brichot  celle  qu'il  savait  définitive.  Il 
n'ignorait  pas  que  M™®  Verdurin  riait  parfois  publi- 
quement de  lui,  même  de  ses  infirmités,  et  sachant 
le  peu  qu'il  faut  attendre  des  affections  humaines,  s'y 
étant  soumis,  il  ne  considérait  pas  moins  la  Patronne 
comme  sa  meilleure  amie.  Mais  à  la  rougeur  qui 
couvrit  le  visage  de  l'universitaire,  M^^e  Verdurin 
comprit  qu'il  l'av^ait  entendue  et  se  promit  d'être 
aimable  pour  lui  pendant  la  soirée.  Je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  lui  dire  qu^elle  l'était  bien  peu  pour 
Saniette.  «  Comment,  pas  gentille  !  Mais  il  nous 
adore,  vous  ne  savez  pas  ce  que  nous  sommes  pour 
lui  !  Mon  mari  est  quelquefois  un  peu  agacé  de  sa 
stupidité,  et  il  faut  avouer  qu'il  y  a  de  quoi,  mais 
dans  ces  moments-là,  pourquoi  ne  se  rebiffe-t-il  pas 
davantage,  au  lieu  de  prendre  ces  airs  de  chien 
couchant  ?  Ce  n'est  pas  franc.  Je  n'aime  pas  cela. 
Ça  n'empêche  pas  que  je  tâche  toujours  de  calmer 
mon  mari  parce  que,  s'il  allait  trop  loin,  Saniette 
n'aurait  qu'à  ne  pas  revenir  ;  et  cela  je  ne  le  voudrais 
pcis  parce  que  je  vous  dirai  qu'il  n'a  plus  un  sou,  il  a 
besoin  de  ses  dîners.  Et  puis,  après  tout,  si  il  se  froisse, 
qu'il  ne  revienne  pas,  moi  ce  n'est  pas  mon  affaire, 
quand  on  a  besoin  des  autres  on  tâche  de  ne  pas  être 
aussi  idiot.  —  Le  duché  d'Aumale.a  été  longtemps 
dans  notre  famille  avant  d'entrer  dans  la  Maison  de 
France,  exphquait  M.  de  Charlus  à  M.  de  Cambremer, 
devant  Morel  ébahi  et  auquel,  à  vrai  dire,  toute  cette 
dissertation  était  sinon  adressée  du  moins  destinée. 
Nous  avions  le  pas  sur  tous  les  princes  étrangers  ; 
je  pourrais  vous  en  donner  cent  exemples.  La  prin- 
cesse de  Croy  ayant  voulu,  à  l'enterrement  de 
Monsieur,  se  mettre  à  genoux  après  ma  trisaïeule, 

Vol.  X,     8 


JI4  A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

celle-ci  lui  fit  vertement  remarquer  qu'elle  n'avait 
pas  droit  au  carreau,  le  fit  retirer  par  l'officier  de 
service  et  porta  la  chose  au  Roi,  qui  ordonna  à 
M"^®  de  Croy  d'aller  faire  des  excuses  à  M™e  de 
Guermantes  chez  elle.  Le  duc  de  Bourgogne  étant 
venu  chez  nous  avec  les  huissiers  la  baguette  levée, 
nous  obtînmes  du  Roi  de  la  faire  abaisser.  Je  sais 
qu'il  y  a  mauvaise  grâce  à  parler  des  vertus  des 
siens.  Mais  il  est  bien  connu  que  les  nôtres  ont 
toujours  été  de  l'avant  à  l'heure  du  danger.  Notre 
cri  d'cirmes,  quand  nous  avons  quitté  celui  des  ducs 
de  Brabant,  a  été  «  Passavant  ».  De  sorte  qu'il  est, 
en  somme,  assez  légitime  que  ce  droit  d'être  partout 
les  premiers,  que  nous  avions  revendiqué  pendant 
tant  de  siècles  à  la  guerre,  nous  l'ayons  obtenu 
ensuite  à  la  Cour.  Et  dame,  il  nous  y  a  toujours  été 
reconnu.  Je  vous  citerai  encore  comme  preuve  la 
princesse  de  Baden.  Comme  elle  s'était  oubliée 
jusqu'à  vouloir  disputer  son  rang  à  cette  même 
duchesse  de  Guermantes  de  laquelle  je  vous  parlais 
tout  à  l'heure,  et  avait  voulu  entrer  la  première 
chez  le  Roi  en  profitant  d'un  mouvement  d'hésita- 
tion qu'avait  peut-être  eu  ma  parente  (bien  qu'il  n'y 
en  eût  pas  à  avoir),  le  Roi  cria  vivement  :  «  Entrez, 
entrez,  ma  cousine.  Madame  de  Baden  sait  trop  ce 
qu'elle  vous  doit.  »  Et  c'est  comme  duchesse  de 
Guermantes  qu'elle  avait  ce  rang,  bien  que  par 
elle-même  elle  fût  d'assez  grande  naissance  puisqu'elle 
était  par  sa  mère  nièce  de  la  Reine  de  Pologne,  de 
la  Reine  d'Hongrie,  de  l'Électeur  Palatin,  du  prince 
de  Savoie-Carignan  et  du  prince  d'Hanovre.,  ensuite 
Roi  d'Angleterre.  —  Mceceyias  atavis  édite  regibus! 
dit  Brichot  en  s'adressant  à  M.  de  Charlus,  qui 
répondit  par  une  légère  incHnaison  de  tête  à  cette 
politesse.  —  Qu'est-ce  que  vous  dites  ?  demanda 
M™«  V'erdurin  à  Brichot,  envers  qui  elle  aurait  voulu 
tâcher  de  réparer  ses  paroles  de  tout  à  l'heure.  — 


SODOME  ET  GOMORRHE  1x5 

Je  parlais,   Dieu   m'en   pardonne,   d'un   dandy  qui 
était    la  tieur  du  gratin    (M™^    Verdurin   fronça  les 
sourcils^,  environ  le  siècle  d'Auguste  (M™«  Verdurin, 
rassurée   par   l'éloignement   de   ce  gratin,   prit   une 
expression    plus   sereine),    d'un    ami    de    Virgile    et 
d'Horace   qui   poussaient   la  flagornerie   jusqu'à  lui 
envoyer  en  pleine  figure  ses  ascendances  plus  qu'aris- 
tocratiques, royales,  en  un  mot  je  parlais  de  Mécène, 
d'un  rat  de  bibliothèque  qui  était  ami  d'Horace,  de 
Virgile,  d'Auguste.  Je  suis  sûr  que  M.  de  Charlus 
sait    très   bien    à   tous    égards    qui    était    Mécène.  » 
Regardant  gracieusement  M°i«=  Verdurin  du  coin  de 
l'œil,  parce  qu'il  l'avait  entendue  donner  rendez-vous 
à  Morel  pour  le  surlendemain  et  qu'il  craignait  de 
ne  pas  être  invité  :  «  Je  crois,  dit  M.  de  Charlus,  que 
Mécène,   c'était   quelque  chose  comme   le   Verdurin 
de  l'antiquité.  »  M™«  Verdurin  ne  put  réprimer  qu'à 
moitié  un  sourire  de  satisfaction.  Elle  alla  vers  Morel. 
«  Il  est  agréable  l'ami  de  vos  parents,   lui  dit-elle. 
On  voit  que  c'est  un  homme  instruit,  bien  élevé. 
Il  fera  bien  dans  notre  petit  noyau.  Où  donc  demeure- 
t-il  à  Paris  ?  »  Morel  garda  un  silence  hautain  et 
demanda  seulement   à  faire   une   partie   de   cartes. 
M™«  Verdurin  exigea  d'abord  un  peu  de  violon.  A 
l'étonnement  général,  M.  de  Charlus,  qui  ne  parlait 
jamais   des   grands   dons   qu'il   avait,   accompagna, 
avec  le  style  le  plus  pur,  le  dernier  morceau  (inquiet, 
tourmenté,  schumanesque,  mais  enfin  antérieur  à  la 
Sonate  de  Franck)  de  la  Sonate  pour  piano  et  violon 
de  Fauré.  Je  sentis  qu'il  donnerait  à  Morel,  merveil- 
leusement doué  pour  le  son  et  la  virtuosité,  précisé- 
ment ce  qui  lui  manquait,  la  culture  et  le  style.  Mais 
je  songeai  avec  curiosité  à  ce  qui  unit  chez  un  même 
homme  une  tare  physique  et  un  don  spirituel.  M.  de 
Charlus  n'était  pas  très  diftérent  de  son  trère,  le  duc 
de  Guermantes.  Même,  tout  à  l'heure  (et  cela  était 
rare),  il  avait  parlé  un  aussi  mauvais  français  que 


ii6  A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS   PERDU 

lui.  Me  reprochant  (sans  doute  pour  que  je  parlasse 
en  termes  chaleureux  de  Morel  à  M™^  \^erdurin)  de 
n'aller  jamais  le  voir,  et  moi  invoquant  la  discrétion, 
il  m'avait  répondu  :  «  Mais  puisque  c'est  moi  qui  vous 
le  demande,  il  n'y  a  que  moi  qui  fourrais  m'en 
formaliser .  »  Cela  aurait  pu  être  dit  par  le  duc  de 
Guermantes.  M.  de  Charlus  n'était,  en  somme,  qu'un 
Guermantes.  Mais  il  avait  suth  que  la  nature  désé- 
quihbrât  suffisamment  en  lui  le  système  nerveux  pour 
qu'au  lieu  d'une  femme,  comme  eût  fait  son  frère 
le  duc,  il  préférât  un  berger  de  Virgile  ou  un  élève 
de  Platon,  et  aussitôt  des  qualités  inconnues  au 
duc  de  Guermantes,  et  souvent  liées  à  ce  déséquihbre, 
avaient  fait  de  M.  de  Charlus  un  pianiste  délicieux, 
un  peintre  amateur  qui  n'était  pas  sans  goût,  un 
éloquent  discoureur.  Le  style  rapide,  anxieux,  char- 
mant avec  lequel  M.  de  Charlus  jouait  le  morceau 
schumannesque  de  la  Sonate  de  Fauré,  qui  aurait  pu 
discerner  que  ce  style  avait  son  correspondant  —  on 
n'ose  dire  sa  cause  —  dans  des  parties  toutes  phy- 
siques, dans  les  défectuosités  de  M.  de  Charlus  ?  Nous 
expUquerons  plus  tard  ce  mot  de  défectuosités  ner- 
veuses et  pour  quelles  raisons  un  Grec  du  temps  de 
Socrate,  un  Romain  du  temps  d'Auguste,  pouvaient 
être  ce  qu'on  sait  tout  en  restant  des  hommes 
absolument  normaux,  et  non  des  hommes-femmes 
comme  on  en  voit  aujourd'hui.  De  même  qu'il  avait 
de  réelles  dispositions  artistiques,  non  venues  à 
terme,  M.  de  Charlus  avait,  bien  plus  que  le  duc, 
aimé  leur  mère,  aimé  sa  femme,  et  même  des  années 
après,  quand  on  lui  en  parlait,  il  avait  des  larmes, 
mais  superficielles,  comme  la  transpiration  d'un 
homme  trop  gros,  dont  le  front  pour  un  rien  s'humecte 
de  sueur.  Avec  la  différence  qu'à  ceux-ci  on  dit  : 
«  Comme  vous  avez  chaud  »,  tandis  qu'on  fait  sem- 
blant de  ne  pas  voir  les  pleurs  des  autres.  On,  c'est-à- 
dire   le   monde  ;   car   le   peuple   s'inquiète   de   voir 


SODOME  ET   GOMORRHE  117 

pleurer,  comme  si  un  sanglot  était  plus  grave  qu'une 
hémorragie.    La    tristesse   qui   suivit  la  mort  de  sa  / 
femme,  grâce  à  l'habitude  de  mentir,  n'excluait  pas 
chez  M.  de  Charlus  une  vie  qui  n'y  était  pas  conforme. 
Plus  tard  même,  il  eut  l'ignominie  de  laisser  entendre    i 
que,  pendant  la  cérémonie  funèbre,  il  avait  trouvé    j 
le  moyen  de  demander  son  nom  et  son  adresse  à    f 
l'enfant  de  choeur.  Et  c'était  peut-être  vrai. 

Le  morceau  fini,  je  me  permis  de  réclamer  du 
Franck,  ce  qui  eut  l'air  de  faire  tellement  souffrir 
M°>e  de  Cambremer  que  je  n'insistai  pas.  «  Vous  ne 
pouvez  pas  aimer  cela  »,  me  dit-elle.  Elle  demanda  à 
la  place  Fêtes  de  Debussy,  ce  qui  fit  crier  :  «  Ah  ! 
c'est  sublime  !  »  dès  la  première  note.  Mais  Morel 
s'aperçut  qu'il  ne  savait  que  les  premières  mesures 
et,  par  gaminerie,  sans  aucune  intention  de  mystifier, 
il  commença  une  marche  de  Meyerbeer.  Malheureuse- 
ment, comme  il  laissa  peu  de  transitions  et  ne  fit  pas 
d'annonce,  tout  le  monde  crut  que  c'était  encore  du 
Debussy,  et  on  continua  à  crier  :  «  Sublime  !  » 
Morel,  en  révélant  que  l'auteur  n'était  pas  celui  de 
Pelléas,  mais  de  Robert  le  Diable,  jeta  un  certain 
froid.  M'^e  de  Cambremer  n'eut  guère  le  temps  de  le 
ressentir  pour  elle-même,  car  elle  venait  de  découvrir 
un  cahier  de  Scarlatti  et  elle  s'était  jetée  dessus  avec 
une  impulsion  d'hystérique.  «  Oh  !  jouez  ça,  tenez,  ça, 
c'est  divin  »,  criait-elle.  Et  pourtant  de  cet  auteur 
longtemps  dédaigné,  promu  depuis  peu  aux  plus 
grands  honneurs,  ce  qu'elle  élisait,  dans  son  impa- 
tience fébrile,  c'était  un  de  ces  morceaux  maudits 
qui  vous  ont  si  souvent  empêché  de  dormir  et  qu'une 
élève  sans  pitié  recommence  indéfiniment  à  l'étage 
contigu  au  vôtre.  Mais  Morel  avait  assez  de  musique, 
et  comme  il  tenait  à  jouer  aux  cartes,  M.  de  Charlus, 
pour  participer  à  la  partie,  aurait  voulu  un  whist. 
«  Il  a  dit  tout  à  l'heure  au  Patron  qu'il  était  prince, 
dit  Ski  à  Mnie  Verdurin,  mais  ce  n'est  pas  vrai,  il 


ii8  A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

est  d'une  simple  bourgeoisie  de  petits  architectes. 
—  Je  veux  savoir  ce  que  vous  disiez  de  Mécène. 
Ça  m'amuse,  moi,  na  !  »  redit  M"^^  Verdurin  à  Brichot, 
par  une  amabilité  qui  grisa  celui-ci.  Aussi  pour  briller 
aux  yeux  de  la  Patronne  et  peut-être  aux  miens  : 
«  Mais  à  vrai  dire,  Madame,  Mécène  m'intéresse 
surtout  parce  qu'il  est  le  premier  apôtre  de  marque  de 
ce  Dieu  chinois  qui  compte  aujourd'hui  en  France 
plus  de  "sectateurs  que  Brahma,  que  le  Christ  lui- 
même,  le  très  puissant  Dieu  Jemenfou.  »  M™«  Verdurin 
ne  se  contentait  plus,  dans  ces  cas-là,  de  plonger  sa 
tête  dans  sa  mam.  Elle  s'abattait,  avec  la  brusquerie 
des  insectes  appelés  éphémères,  sur  la  princesse 
Sherbatoff  ;  si  celle-ci  était  à  peu  de  distance,  la 
Patronne  s'accrochait  à  l'aisselle  de  la  princesse,  y 
enfonçait  ses  ongles,  et  cachait  pendant  quelques 
instants  sa  tête  comme  un  enfant  qui  joue  à  cache- 
cache.  Dissimulée  par  cet  écran  protecteur,  elle  était 
censée  rire  aux  larmes  et  pouvait  aussi  bien  ne 
penser  à  rien  du  tout  que  les  gens  qui,  pendant 
qu'ils  font  une  prière  un  peu  longue,  ont  la  sage 
précaution  d'ensevelir  leur  visage  dans  leurs  mains. 
]yime  Verdurm  les  imitait  en  écoutant  les  quatuors 
de  Beethoven  pour  montrer  à  la  fois  qu'elle  les 
considérait  comme  une  prière  et  pour  ne  pas  laisser 
voir  qu'elle  dormait.  «  Je  parle  fort  sérieusement, 
Madame,  dit  Brichot.  Je  crois  que  trop  grand  est 
aujourd'hui  le  nombre  des  gens  qui  passent  leur 
temps  à  considérer  leur  nombril  comme  s'il  était  le 
centre  du  monde.  En  bonne  doctrine,  je  n'ai  rien  à 
objecter  à  je  ne  sais  quel  nirvana  qui  tend  à  nous 
dissoudre  dans  le  grand  Tout  (lequel,  comme  Munich 
et  Oxford,  est  beaucoup  plus  près  de  Paris  qu'Asnières 
ou  Bois-Colombes),  mais  il  n'est  m  d'un  bon  Français, 
ni  même  d'un  bon  Européen,  quand  les  Japonais  sont 
peut-être  aux  portes  de  notre  Byzance,  que  des 
antimilitaristes  socialisés  discutent  gravement  sur 


SODOME  ET   GOMORRHE  119 

les  vertus  cardinales  du  vers  libre.  »  M^^*  Verdurin 
crut  pouvoir  lâcher  l'épaule  meurtrie  de  la  princesse 
et  elle  laissa  réapparaître  sa  figure,  non  sans  feindre 
de  s'essuyer  les  yeux  et  sans  repirendre  d.ux  ou  trois 
fois   haleine.   Mais  Brichot   voulait   que  j'eusse  ma 
part  de  festin,  et  ayant  retenu  des  soutenances  de 
thèses,   qu'il   présidait   comme   personne,   qu'on   ne 
flatte  jamais  tant  la  jeunesse  qu'en  la  morigénant,  en 
lui  donnant   de  l'importance,  en  se  faisant  traiter 
par   elle    de    réactionnaire  :    «  Je    ne    voudrais    pas 
blasphémer  les  Dieux  de  la  Jeunesse,  dit-il  en  jetant 
sur  moi  ce  regard  furtif  qu'un  orateur  accorde  à  la 
dérobée    à   quelqu'un    présent    dans   l'assistance   et 
dont  il  cite  le  nom.  Je  ne  voudrais  pas  être  damné 
comme  hérétique  et  relaps  dans  la  chapelle  mallar- 
méenne,  où  notre  nouvel  ami,  comme  tous  ceux  de 
son  âge,  a  dû  servir  la  messe  ésotérique,  au  moins 
comme  enfant  de  chœur,  et  se  montrer  déliquescent 
ou  Rose-Croix.  Mais  vraiment,  nous  en  avons  trop 
vu  de  ces  intellectuels  adorant  l'Art,  avec  un  grand 
A,  et  qui,  quand  il  ne  leur  suffit  plus  de  s'alcooliser 
avec  du  Zola,  se  tont  des  piqûres  de  Vc^rlaine.  Devenus 
éthéromanes    par    dévotion    baudelairienne,    ils    ne 
seraient  plus  capables  de  l'effort  viril  que  la  patrie 
peut  un  jour  ou  l'autre  leur  demander,  anesthésiés 
qu'ils  sont   par   la  grande   névTose   littéraire,   dans 
l'atmosphère   chaude,   énervante,   lourde  de  relents 
malsains,    d'un    symbolisme    de  fumerie  d'opium.  » 
Incapable  de  feindre  l'ombre  d'admiration  pour  le 
couplet  inepte  et  bigarré  de  Brichot,  je  me  détournai 
vers  Ski  et  lui  assurai  qu'il  se  trompait  absolument 
sur  la  famille  à  laquelle  appartenait  M.  de  Charlus  ; 
il  me  répondit  qu'il  était  sûr  de  son  fait  et  ajouta 
que  je  lui  avais  même  dit  que  son  vrai  nom  était 
Gandin,  Le  Gandin.  «  Je  vous  ai  dit,  lui  répondis-je, 
que  M™6  de  Cambremer  était  la  sœur  d'un  ingénieur, 
M.  Legrandin.  Je  ne  vous  ai  jamais  parlé  de  M.  de 


I20  A    LA    RECHERCHE  DU    TEMPS   PERDU 

Charlus.  Il  y  a  autant  de  rapport  de  naissance  entre 
lui  et  M^^  de  Cambremer  qu'entre  le  Grand  Condé 
et  Racine.  —  Ah  !  je  croyais  »,  dit  Ski  légèrement 
sans  plus  s'excuser  de  son  erreur  que,  quelques 
heures  avant,  de  celle  qui  avait  failli  nous  faire 
manquer  le  train.  «  Est-ce  que  vous  comptez  rester 
longtemps  sur  la  côte  ?  demanda  M™^  Verdurin  à 
M.  de  Charlus,  en  qui  elle  pressentait  un  fidèle  et 
qu'elle  tremblait  de  voir  rentrer  trop  tôt  à  Paris.  — 
Mon  Dieu,  on  ne  sait  jamais,  répondit  d'un  ton 
nasillard  et  traînant  M.  de  Charlus.  J'aimerais 
rester  jusqu'à  la  fin  de  septembre.  —  Vous  avez 
raison,  dit  M™^  Verdurin  ;  c'est  le  moment  des  belles 
tempêtes.  —  A  bien  vrai  dire  ce  n'est  pas  ce  qui  me 
déterminerait.  J'ai  trop  négligé  depuis  quelque 
temps  l'Archange  saint  Michel,  mon  patron,  et 
je  voudrais  le  dédommager  en  restant  jusqu'à 
sa  fête,  le  2g  septembre,  à  l'Abbaye  du  Mont. 
■ —  Ça  vous  intéresse  beaucoup,  ces  affaires-là  ?  » 
demanda  M^^^  Verdurin,  qui  eût  peut-être  réussi  à 
faire  taire  son  anticléricalisme  blessé  si  elle  n'avait 
craint  qu'une  excursion  aussi  longue  ne  fit  «  lâcher  » 
pendant  quarante-huit  heures  le  violoniste  et  le 
baron.  «  Vous  êtes  peut-être  affligée  de  surdité 
intermittente,  répondit  insolemment  M.  de  Charlus. 
Je  vous  ai  dit  que  saint  Michel  était  un  de  mes 
glorieux  patrons.  »  Puis,  souriant  avec  une  bienveil- 
lante extase,  les  yeux  fixés  au  loin,  la  voix  accrue 
par  une  exaltation  qui  me  sembla  plus  qu'esthétique, 
religieuse  :  «  C'est  si  beau  à  l'offertoire,  quand  Michel 
se  tient  debout  près  de  l'autel,  en  robe  blanche, 
balançant  un  encensoir  d'or,  et  avec  un  tel  amas  de 
parfums  que  l'odeur  en  monte  jusqu'à  Dieu.  —  On 
pourrait  y  aller  en  bande,  suggéra  M™«  Verdurin, 
malgré  son  horreur  de  la  calotte.  —  A  ce  moment-là, 
dès  l'offertoire,  reprit  M.  de  Charlus  qui,  pour 
d'autres  raisons  mais  de  la  même  manière  que  les 


SODOME  ET   GOMORRHE  121 

bons  orateurs  à  la  Chambre,  ne  répondait  jamais  à 
une  interruption  et  feignait  de  ne  pas  l'avoir  enten- 
due, ce  serait  ravissant  de  voir  notre  jeune  ami 
palestrinisant  et  exécutant  même  une  x\ria  de  Bach. 
Il  serait  fou  de  joie,  le  bon  Abbé  aussi,  et  c'est  le  plus 
grand  hommage,  du  moins  le  plus  grand  hommage 
public,  que  je  puisse  rendre  à  mon  Saint  Patron. 
Quelle  édification  pour  les  fidèles  !  Nous  en  parlerons 
tout  à  l'heure  au  jeune  Angelico  musical,  militaire 
comme  saint  Michel.  » 

Saniette,  appelé  pour  faire  le  mort,  déclara  qu'il 
ne  savait  pas  jouer  au  whist.  Et  Cottard,  voyant 
qu'il  n'y  avait  plus  grand  temps  avant  l'heure  du 
train,  se  mit  tout  de  suite  à  faire  une  partie  d'écarté 
avec  Morel.  M.  Verdurin,  furieux,  marcha  d'un  air 
terrible  sur  Saniette  :  «  Vous  ne  savez  donc  jouer  à 
rien  !  »  cria-t-il,  furieux  d'avoir  perdu  l'occasion  de 
faire  un  whist,  et  ravi  d'en  avoir  trouvé  une  d'injurier 
l'ancien  archiviste.  Celui-ci,  terrorisé,  prit  un  air 
spirituel  :  «Si,  je  sais  jouer  du  piano»,  dit-il.  Cottard 
et  Morel  s'étaient  assis  face  à  face.  «  A  vous  l'honneur, 
dit  Cottard.  —  Si  nous  nous  approchions  un  peu  de 
la  table  de  jeu,  dit  à  M.  de  Cambremer  M.  de  Charlus, 
inquiet  de  voir  le  violoniste  avec  Cottard.  C'est  aussi 
intéressant  que  ces  questions  d'étiquette  qui,  à  notr,e 
époque,  ne  signifient  plus  grand 'chose.  Les  seuls  rois 
qui  nous  restent,  en  France  du  moins,  sont  les  rois 
des  Jeux  de  Cartes,  et  il  me  semble  qu'ils  viennent  à 
foison  dans  la  main  du  jeune  virtuose  »,  ajouta-t-il 
bientôt,  par  une  admiration  pour  Morel  qui  s'étendait 
jusqu'à  sa  manière  de  jouer,  pour  le  flatter  aussi, 
et  enfin  pour  expliquer  le  mouvement  qu'il  faisait 
de  se  pencher  sur  l'épaule  du  violoniste.  «  lé  coupe  », 
dit,  en  contrefaisant  l'accent  rastaquouère,  Cottard, 
dont  les  enfants  s'esclaffèrent  comme  faisaient  ses 
élèves  et  le  chef  de  clinique,  quand  le  maître,  même 
au  lit  d'un  malade  gravement  atteint,  lançait,  avec  un 


122  A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

masque  impassible  d'épileptique,  une  de  ses  coutu- 
mières  facéties.  «  Je  ne  sais  pas  trop  ce  que  ie  dois 
jouer,  dit  Morel  en  consultant  M.  de  Cambremer. 
—  Comme  vous  voudrez,  vous  serez  battu  de  toutes 
façons,  ceci  ou  ça,  c'est  égal.  —  Égal...  Ingalli  ?  dit  le 
docteur  en  coulant  vers  M.  de  Cambremer  un  regard 
insinuant  et  bénévole.  C'était  ce  que  nous  appelons 
la  véritable  diva,  c'était  le  rêve,  une  Carmen  comme 
on  n'en  reverra  pas.  C'était  la  temme  du  rôle.  J'ai- 
mais aussi  y  entendre  Ingalli  —  marié.  »  Le  marquis 
se  leva  avec  cette  vulgarité  méprisante  des  gens  bien 
nés  qui  ne  comprennent  pas  qu'ils  insultent  le  maître 
de  maison  en  ayant  l'air  de  ne  pas  être  certains  qu'on 
puisse  fréquenter  ses  invités  et  qui  s'excusent  sur 
l'habitude  anglaise  pour  employer  une  expression 
dédaigneuse  :  «  Quel  est  ce  Monsieur  qui  joue  aux 
cartes  ?  qu'est-ce  qu'il  fait  dans  la  vie  ?  qu'est-ce 
qu'il  vend  ?  J'aime  assez  à  savoir  avec  qui  je  me 
trouve,  pour  ne  pas  me  lier  avec  n'importe  qui.  Or 
je  n'ai  pas  entendu  son  nom  quand  vous  m'avez 
fait  l'honneur  de  me  présenter  à  lui.  »  Si  M.  Verdurin, 
s'autorisant  de  ces  derniers  mots,  avait,  en  effet, 
présenté  à  ses  convives  M.  de  Cambremer,  celui-ci 
l'eût  trouvé  fort  mauvais.  Mais  sachant  que  c'était 
le  contraire  qui  avait  heu,  il  trouvait  gracieux 
d'avoir  l'air  bon  enfant  et  modeste  sans  péril.  La 
fierté  qu'avait  M.  Verdurin  de  son  intimité  avec 
Cottard  n'avait  fait  que  grandir  depuis  que  le  docteur 
était  devenu  un  professeur  illustre.  Mais  eUe  ne 
s'exprimait  plus  sous  la  forme  naïve  d'autrefois. 
Alors,  quand  Cottard  était  à  peine  connu,  si  on 
parlait  à  M.  Verdurin  des  névralgies  faciales  de  sa 
femme  :  «  Il  n'y  a  rien  à  faire,  disait-il,  avec  i  amour- 
propre  naïf  des  gens  qui  croient  que  ce  qu'ils  con- 
naissent est  illustre  et  que  tout  le  monde  connaît  le 
nom  du  professeur  de  chant  de  leur  famille.  Si  elle 
avait  un  médecin  de  second  ordre  on  pourrait  cher- 


SODOME  ET   GOMORRHE  123 

cher  un  autre  traitement,  mais  quand  ce  médecin 
s'appelle  Cottard   (nom  qu'il  prononçait  comme  si 
c'eût  été  Bouchard  ou  Charcot),  il  n'y  a  qu'à  tirer 
l'échelle.  »  Usant  d'un  procédé  mverse,  sachant  que 
M.  de  Cambremer  avait  certamement  entendu  parler 
du  tameux  professeur  Cottard,  M.  Verdurin  prit  un 
air  simplet,    a  C'est   notre   médecin   de   famille,   un 
brave  cœur  que  nous  adorons  et  qui  se  lerait  couper 
en  quatre  pour  nous  ;  ce  n'est  pas  un  médecin,  c'est 
un  ami  ;  je  ne  pense  pas  que  vous  le  connaissiez  ni 
que  son   nom  vous  dirait  quelque  chose  ;  en  tout 
cas,  pour  nous  c'est  le  nom  d'un  bien  bon  homme, 
d'un   bien   cher  ami,  Cottard.  »   Ce  nom,   murmuré 
d'un  air  modeste,  trompa  M.  de  Cambremer  qui  crut 
qu'il  s'agissait  d'un  autre.  «  Cottard  ?  vous  ne  parlez 
pas  du  professeur  Cottard  ?  »  On  entendait  précisé- 
ment la  voix  dudit  professeur  qui,  embarrassé  par 
un  coup,  disait  en  tenant  ses  cartes  :  «  C'est  ici  que 
les  Athéniens  s'atteignirent.  —  Ah  !  si,  justement, 
il  est  professeur,  dit  M.  Verdurin.  —  Quoi  !  le  pro- 
fesseur Cottard  !  Vous  ne  vous  trompez  pas  !  Vous 
êtes  bien  sûr  que  c'est  le  même  !  celui  qui  demeure 
rue  du  Bac  !  —  Oui,  il  demeure  rue  du  Bac,  43.  Vous 
le  connaissez  ?   —  Mais  tout   le  monde  connaît   le 
professeur  Cottard.  C'est  une  sommité  !  C'est  comme 
si  vous  me  demandiez  si  je  connais  Bouffe  de  Saint- 
Blaise  ou  Courtois-Suffit.  J'avais  bien  vu,  en  l'écou- 
tant parler,  que  ce  n'était  pas  un  homme  ordmaire, 
c'est  pourquoi  je  me  suis  permis  de  vous  demander. 
—    Voyons,    qu'est-ce    qu'il    faut    jouer  ?    atout  ?  » 
demandait    Cottard.    Puis    brusquement,    avec   une 
vulgarité    qui    eût    été    agaçante    même    dans    une 
circonstance  héroïque,  où  un  soldat  veut  prêter  une 
expression  lamihère  au  mépns  de  la  mort,  mais  qui 
devenait   doublement   stupide   dans   le   passe-temps 
sans  danger  des  cartes,  Cottard,  se  décidant  à  jouer 
atout,  prit  un  air  sombre,  «  cerveau  brûlé  »,  et,  par 


124   ^    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS   PERDU 

allusion  à  ceux  qui  risquent  leur  peau,  joua  sa  carte 
comme  si  c'eût  été  sa  vie,  en  s'écriant  :  «  Après 
tout,  je  m'en  fiche  !  »  Ce  n'était  pas  ce  qu'il  fallait 
jouer,  mais  il  eut  une  consolation.  Au  milieu  du  salon, 
dans  un  large  fauteuil,  M^^  Cottard,  cédant  à  l'effet, 
irrésistible  chez  elle,  de  l'après-dîner,  s'était  soumise, 
après  de  vains  efforts,  au  sommeil  vaste  et  léger  qui 
s'emparait  d'elle.  Elle  avait  beau  se  redresser  à  des 
instants,  pour  sourire,  soit  par  moquerie  de  soi-même, 
soit  par  peur  de  laisser  sans  réponse  quelque  parole 
aimable  qu'on  lui  eût  adressée,  elle  retombait  malgré 
elle,  en  proie  au  mal  implacable  et  délicieux.  Plutôt 
que  le  bruit,  ce  qui  l'éveillait  ainsi,  pour  une  seconde 
seulement,  c'était  le  regard  (que  par  tendresse  elle 
voyait  même  les  yeux  fermés,  et  prévoyait,  car  la 
même  scène  se  produisait  tous  les  soirs  et  hantait  son 
sommeil  comme  l'heure  où  on  aura  à  se  lever),  le 
regard  par  lequel  le  professeur  signalait  le  sommeil 
de  son  épouse  aux  personnes  présentes.  Il  se  conten- 
tait, pour  commencer,  de  la  regarder  et  de  sourire, 
car  si,  comme  médecin,  il  blâmait  ce  sommeil  d'après 
le  dîner  (du  moins  donnait-il  cette  raison  scienti- 
fique pour  se  fâcher  vers  la  fin,  mais  il  n'est  pas  sûr 
qu'elle  fût  déterminante,  tant  il  avait  là-dessus  de 
vues  variées),  comme  mari  tout -puissant  et  taquin, 
il  était  enchante  de  se  moquer  de  sa  femme,  de  ne 
l'éveiller  d'abord  qu'à  moitié,  afin  qu'elle  se  rendor- 
mît et  qu'il  eût  le  plaisir  de  la  réveiller  de  nouveau. 
Maintenant  M™^  Cottard  dormait  tout  à  fait. 
«  Hé  bien  !  Léontine,  tu  pionces,  lui  cria  le  professeur. 
—  J'écoute  ce  que  dit  M^^^  Swann,  mon  ami,  répondit 
faiblement  M^^  Cottard,  qui  retomba  dans  sa  léthar- 
gie. —  C'est  insensé,  s'écria  Cottard,  tout  à  l'heure 
elle  nous  affirmera  qu'elle  n'a  pas  dormi.  C'est  comme 
les  patients  qui  se  rendent  à  une  consultation  et 
qui  prétendent  qu'ils  ne  dorment  jamais.  —  Ils  se  le 
figurent  peut-être  »,  dit  en  riant  M.  de  Cambremer. 


SODOME  ET   GCMORRHE  Î25 

Mais  le  docteur  aimait  autant  à  contredire  qu'à 
taquiner,  et  surtout  n'admettait  pas  qu'un  profane 
osât  lui  parler  médecine.  «  On  ne  se  figura  pas  qu'on 
ne  dort  pas,  promulgua-t-il  d'un  ton  dogmatique.  — 
Ah  !  répondit  en  s'inclinant  respectueusement  le 
marquis,  comme  eût  fait  Cottard  jadis.  —  On  voit 
bien,  reprit  Cottard,  que  vous  n'avez  pas  comme  moi 
administré  jusqu'à  deux  grammes  de  trional  sans 
arriver  à  provoquer  la  somnescence.  —  En  effet,  en 
effet,  répondit  le  marquis  en  riant  d'un  air  avanta- 
geux, je  n'ai  jamais  pris  de  trional,  ni  aucune  de  ces 
drogues  qui  bientôt  ne  font  plus  d'effet  mais  vous 
détraquent  l'estomac.  Quand  on  a  chassé  toute  la 
nuit  comme  moi,  dans  la  forêt  de  Chantepie,  je 
vous  assure  qu'on  n'a  pas  besoin  de  trional  pour 
dormir.  —  Ce  sont  les  ignorants  qui  disent  cela, 
répondit  le  professeur.  Le  trional  relève  parfois 
d'une  façon  remarquable  le  tonus  nerveux.  Vous 
parlez  de  trional,  savez-vous  seulement  ce  que  c'est  ? 
—  Mais...  j'ai  entendu  dire  que  c'était  un  médicament 
pour  dormir.  —  Vous  ne  répondez  pas  à  ma  question, 
reprit  doctoralement  le  professeur  qui,  trois  fois  par 
semaine,  à  la  Faculté,  était  d'à  examen  ».  Je  ne  vous 
demande  pas  si  ça  fait  dormir  ou  non,  mais  ce  que 
c'est.  Pouvez- vous  me  dire  ce  qu'il  contient  de 
parties  d'amyle  et  d'éthyle  ?  —  Non,  répondit  M.  de 
Cambremer  embarrassé.  Je  préfère  un  bon  verre  de 
fine  ou  même  de  porto  345.  —  Qui  sont  dix  fois  plus 
toxiques,  interrompit  le  professeur.  —  Pour  le  trional, 
hasarda  M.  de  Cambremer,  ma  femme  est  abonnée 
à  tout  cela,  vous  feriez  mieux  d'en  parler  avec  elle.  — 
Qui  doit  en  savoir  à  peu  près  autant  que  vous.  En 
tout  cas,  si  votre  femme  prend  du  trional  pour  dormir, 
vous  voyez  que  ma  femme  n'en  a  pas  besoin.  Voyons, 
Léontine,  bouge-toi,  tu  t'ankyloses,  est-ce  que  je 
dors  après  dîner,  moi  ?  qu'est-ce  que  tu  feras  à 
soixante  ans  si  tu  dors  maintenant  comme  une  vieille? 


126  A    LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

Tu  vas  prendre  de  l'embonpoint,  tu  t'arrêtes  la 
circulation...  Elle  ne  m'entend  même  plus.  —  C'est 
mauvais  pour  la  santé,  ces  petits  sommes  après 
dîner,  n'est-ce  pas,  docteur  ?  dit  M.  de  Cambremer 
pour  se  réhabiliter  auprès  de  Cottard.  Après  avoir 
bien  mangé  il  faudrait  faire  de  l'exercice.  —  Des 
histoires  !  répondit  le  docteur.  On  a  prélevé  une 
même  quantité  de  nourriture  dans  l'estomac  d'un 
chien  qui  était  resté  tranquille,  et  dans  l'estomac 
d'un  chien  qui  avait  couru,  et  c'est  chez  le  premier 
que  la  digestion  était  la  plus  avancée.  —  Alors  c'est 
le  sommeil  qui  coupe  la  digestion  ?  —  Cela  dépend 
s'il  s'agit  de  la  digestion  œsophagique,  stomacale, 
intestinale  ;  inutile  de  vous  donner  des  explications 
que  vous  ne  comprendriez  pas,  puisque  vous  n'avez 
pas  fait  vos  études  de  médecine.  Allons,  Léontine, 
en  avant...  harche,  il  est  temps  de  partir.  »  Ce 
n'était  pas  vrai,  car  le  docteur  allait  seulement 
continuer  sa  partie  de  cartes,  mais  il  espérait  con- 
trarier ainsi,  de  façon  plus  brusque,  le  sommeil  de 
la  muette  à  laquelle  il  adressait,  sans  plus  recevoir 
de  réponse,  les  plus  savantes  exhortations.  Soit  qu'une 
volonté  de  résistance  à  dormir  persistât  chez  M™« 
Cottard,  même  dans  l'état  de  sommeil,  soit  que  le 
fauteuil  ne  prêtât  pas  d'appui  à  sa  tête,  cette  der- 
nière fut  rejetée  mécaniquement  de  gauche  à  droite 
et  de  bas  en  haut,  dans  le  vide,  comme  un  objet 
inerte,  et  M°»«  Cottard,  balancée  quant  au  chef, 
avait  tantôt  l'air  d'écouter  de  la  musique,  tantôt 
d'être  entrée  dans  la  dernière  phase  de  l'agonie. 
Là  oij  les  admonestations  de  plus  en  plus  véhémentes 
de  son  mari  échouaient,  le  sentiment  de  sa  propre 
sottise  réussit  :  «  Mon  bain  est  bien  comme  chaleur, 
murmura-t-elle,  mais  les  plumes  du  dictionnaire... 
s'écha-t-elle  en  se  redressant.  Oh  !  mon  Dieu,  que 
je  suis  sotte  !  Qu'est-ce  que  je  dis  ?  je  pensais  à  mon 
chapeau,  j'ai  dû  dire  une  bêtise,  un  peu  plus  j'allais 


SODOME  ET   GOMORRHE  127 

m'assoiipir,  c'est  ce  maudit  feu.  »  Tout  le  monde  se 
mit  à  rire  car  il  n'y  avait  pas  de  feu. 

«  Vous  vous  moquez  de  moi,  dit  en  riant  elle- 
même  M"'^  Cottard,  qui  effaça  de  la  main  sur  son 
front,  avec  une  légèreté  de  magnétiseur  et  une 
adresse  de  lemme  qui  se  recoiffe,  les  dernières  traces 
du  sommeil,  je  veux  présenter  mes  humbles  excuses 
à  ja  chère  Madame  Verdurin  et  savoir  d'elle  la 
vérité.  »  Mais  son  sourire  devint  vite  triste,  car  le 
professeur,  qui  savait  que  sa  femme  cherchait  à  lui 
plaire  et  tremblait  de  n'y  pas  réussir,  venait  de  lui 
crier  :  «  Regarde-toi  dans  la  ?lace,  tu  es  rouge  comme 
si  tu  avais  une  éruption  d'acné,  tu  as  l'air  d'une 
vieille  paysanne.  —  Vous  savez,  il  est  charmant,  dit 
j^jme  Verdurin,  il  a  un  joli  côté  de  bonhomie  narquoise. 
Et  puis  il  a  ramené  mon  mari  des  portes  du  tombeau 
quand  toute  la  Faculté  ''avait  condamné.  Il  a  passé 
trois  nuits  près  de  lui,  sans  se  coucher.  Aussi  Cottard 
pouf  moi,  vous  savez,  ajouta-t-elle  d'un  ton  grave  et 
presque  menaçant,  en  levant  la  main  vers  les  deux 
sphères  aux  mèches  blanches  de  ses  tempes  musicales 
et  comme  si  nous  avions  voulu  toucher  au  docteur, 
c'est  sacré  !  Il  pourrait  demander  tout  ce  qu'il 
voudrait.  Du  reste,  je  ne  l'appelle  pas  le  Docteur 
Cottard,  je  l'appelle  le  Docteur  Dieu  !  Et  encore  en 
disant  cela  je  le  calomnie,  car  ce  Dieu  répare  dans  la 
mesure  du  possible  une  partie  des  malheurs  dont 
l'autre  est  responsable.  —  Jouez  atout,  dit  à  Morel 
M.  de  Charlus  d'un  air  heureux.  —  Atout,  pour  voir, 
dit  le  violoniste.  —  Il  fallait  annoncer  d'abord  votre 
roi,  dit  M.  de  Charlus,  vous  êtes  distrait,  mais  comme 
vous  jouez  bien  !  —  J'ai  le  roi,  dit  Morel.  —  C'est 
un  bel  homme,  répondit  le  professeur.  —  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cette  affaire-là  avec  ces  piquets  ? 
demanda  M°ie  Verdurin  en  montrant  à  M.  de  Cam- 
bremer  un  superbe  écusson  sculpté  au-dessus  de  la 
cheminée.  Ce  sont  vos  armes?  ajouta-t-elle  avec  un 


Î28   A    LA    RECHERCHE  DU    TEMPS   PERDU 

dédain  ironique.  —  Non,  ce  ne  sont  pas  les  nôtres, 
répondit  M.  de  Cambremer.  Nous  portons  d'or  à 
trois  fasces  bretèchées  et  contre-bretèchées  de  gueules 
à  cinq  pièces  chacune  chargée  d'un  trèfle  d'or.  Non, 
celles-là  ce  sont  celles  des  d'Arrachepel,  qui  n'étaient 
pas  de  notre  estoc,  mais  de  qui  nous  avons  hérité 
la  maison,  et  jamais  ceux  de  notre  hgnage  n'ont  rien 
voulu  y  changer.  Les  Arrachepel  (jadis  Pelvilain, 
dit-on)  portaient  d'or  à  cinq  pieux  épointés  de 
gueules.  Quand  ils  s'allièrent  aux  Féterne,  leur  écu 
changea  mais  resta  cantonné  de  vingt  croisettes 
recroisettées  au  pieu  péri  fiché  d'or  avec  à  droite  un 
vol  d'hermine.  —  Attrape,  dit  tout  bas  M°»e  de 
Cambremer.  —  Mon  arrière-grand'mère  était  une 
d'Arrachepel  ou  de  Rachepel,  comme  vous  voudrez, 
car  on  trouve  les  deux  noms  dans  les  vieilles  chartes, 
continua  M.  de  Cambremer,  qui  rougit  vivement, 
car  il  eut,  seulement  alors,  l'idée  dont  sa  femme  lui 
avait  fait  honneur  et  il  craignit  que  M™^  Verdurin 
ne  se  fût  apphqué  des  paroles  qui  ne  la  visaient 
nullement.  L'histoire  veut  qu'au  onzième  siècle,  le 
premier  Arrachepel,  Macé,  dit  Pelvilain,  ait  montré 
une  habileté  particuHère  dans  les  sièges  pour  arracher 
les  pieux.  D'où  le  surnom  d'Arrachepel  sous  lequel 
il  fut  anobli,  et  les  pieux  que  vous  voyez  à  travers 
les  siècles  persister  dans  leurs  armes.  Il  s'agit  des 
pieux  que,  pour  rendre  plus  inabordables  les  forti- 
fications, on  plantait,  on  fichait,  passez-moi  l'expres- 
sion, en  terre  devant  elles,  et  qu'on  rehait  entre  eux. 
Ce  sont  eux  que  vous  appeliez  très  bien  des  piquets 
et  qui  n'avaient  rien  des  bâtons  flottants  du  bon  La 
Fontaine.  Car  ils  passaient  pour  rendre  une  place 
inexpugnable.  Évidemment,  cela  fait  sourire  avec 
l'artillerie  moderne.  Mais  il  faut  se  rappeler  qu'il 
s'agit  du  onzième  siècle.  —  Cela  manque  d'actualité, 
dit  M°»e  Verdurin,  mais  le  petit  campanile  a  du 
caractère.  —  Vous  avez,  dit  Cottard,  une  veine  de... 


SODOME  ET   GOMORRHE  129 

turlututu,  mot  qu'il  répétait  volontiers  pour  esquiver 
celui  de  Molière.  Savez-vous  pourquoi  le  roi  de 
carreau  est  réformé  ?  —  Je  voudrais  bien  être  à  sa 
place,  dit  Morel  que  son  service  militaire  ennuyait.  — 
Ah  !  le  mauvais  patriote,  s'écria  M.  de  Charlus,  qui 
ne  put  se  retenir  de  pincer  l'oreille  au  violoniste.  — 
Non,  vous  ne  savez  pas  pourquoi  le  roi  de  carreau  est 
réformé  ?  reprit  Cottard,  qui  tenait  à  ses  plaisanteries, 
c'est  parce  qu'il  n'a  qu'un  œil.  —  Vous  avez  affaire 
à  forte  partie,  docteur,  dit  M.  de  Canibremer  pour 
montrer  à  Cottard  qu'il  savait  qui  il  était.  —  Ce  jeune 
homme  est  étonnant,  interrompit  naïvement  M.  de 
Charlus,  en  montrant  Morel.  Il  joue  comme  un 
dieu.  »  Cette  réflexion  ne  plut  pas  beaucoup  au 
docteur  qui  répondit  :  «  Qui  vivra  verra.  A  roublard, 
roublard  et  demi.  —  La  dame,  l'as,  »  annonça  triom- 
phalement Morel,  que  le  sort  favorisait.  Le  docteur 
courba  la  tête  comme  ne  pouvant  nier  cette  fortune 
et  avoua,  fasciné  :  «  C'est  b^au.  —  Nous  avons  été 
très  contents  de  dîner  avec  M.  de  Charlus,  dit  M^^  de 
Cambremer  à  MJ^^  Verdurin.  —  Vous  ne  le  connaissiez 
pas  ?  Il  est  assez  agréable,  i\  est  particulier,  il  est 
d'une  époque  »  (elle  eût  été  bien  embarrassée  de  dire 
laqueUe),  répondit  M°>«  Verdurm  avec  le  sourire 
satisfait  d'une  dilettante,  d'un  juge  et  d'une  maî- 
tresse de  maison.  M°»®  de  Cambremer  me  demanda 
si  je  viendrais  à  Féterne  avec  Saint-Loup.  Je  ne  pus 
retenir  un  cri  d'admiration  en  voyant  la  lune  sus- 
pendue comme  un  lampion  orangé  à  la  voûte  des 
chênes  qui  partait  du  château.  «  Ce  n'est  encore  rien  ; 
tout  à  l'heure,  quand  la  lune  sera  plus  haute  et  que 
la  vallée  sera  éclairée,  ce  sera  mille  fois  plus  beau. 
Voilà  ce  que  vous  n'avez  pas  à  Féterne  !  dit-elle  d'un 
ton  dédaigneux  à  M"^^  de  Cambremer,  laquelle  ne 
savait  que  répondre,  ne  voulant  pas  déprécier  sa 
propriété,  surtout  devant  les  locataires.  —  Vous  restez 
encore    quelque    temps    dans    la    région.    Madame, 

VoL  X.    9 


I30  A    LA    RECHERCHE  DU    TEMPS   PERDU 

demanda  M.  de  Cambremer  à  M™^  Cottard,  ce  qui 
pouvait  passer  pour  une  vague  intention  de  l'inviter 
et  ce  qui  dispensait  actuellement  de  rendez-vous  plus 
précis.  —  Oh  !  certainement,  Monsieur,  je  tiens 
beaucoup  pour  les  enfants  à  cet  exode  annuel.  On  a 
beau  dire,  il  leur  faut  le  grand  air.  La  Faculté  voulait 
m'envoyer  à  Vichy  ;  mais  c'est  trop  étouâé,  et  je 
m'occuperai  de  mon  estomac  quand  ces  grands 
garçons-là  auront  encore  un  peu  poussé.  Et  puis 
le  Professeur,  avec  les  examens  qu'il  fait  passer,  a 
toujours  un  fort  coup  de  collier  à  donner,  et  les 
chaleurs  le  fatiguent  beaucoup.  Je  trouve  qu'on  a 
besoin  d'une  franche  détente  quand  on  a  été  comme 
lui  toute  l'année  sur  la  brèche.  De  toutes  façons  nous 
resterons  encore  un  bon  mois.  —  Ah  !  alors  nous 
sommes  gens  de  revue.  —  D'ailleurs,  je  suis  d'atitant 
plus  obhgée  de  rester  que  mon  mari  doit  aller  faire 
un  tour  en  Savoie,  et  ce  n'est  que  dans  une  quinzaine 
qu'il  sera  ici  en  poste  fixe.  —  J'aime  encore  mieux  le 
côté  de  la  vallée  que  celui  de  la  mer,  reprit  M™« 
Verdurin.  —  Vous  allez  avoir  un  temps  splendide 
pour  revenir.  —  Il  faudrait  même  voir  si  les  voitures 
sont  attelées,  dans  le  cas  où  vous  tiendriez  absolu- 
ment à  rentrer  ce  soir  à  Balbec,  me  dit  M.  Verdurin, 
car  moi  je  n'en  vois  pas  la  nécessité.  On  vous  ferait 
ramener  demain  matin  en  voiture.  Il  fera  sûrement 
beau.  Les  routes  sont  admirables.  »  Je  dis  que  c'était 
impossible.  «  Mais  en  tout  cas  il  n'est  pas  l'heure, 
objecta  ia  Patronne.  Laisse- les  tranquilles,  ils  ont 
bien  le  temps.  Ça  les  avancera  bien  d'arriver  une 
heure  d'avance  à  la  gare.  Ils  sont  mieux  ici.  Et  vous, 
mon  petit  Mozart,  dit-elle  à  Morel,  n'osant  pas 
s'adresser  directement  à  M.  de  Charlus,  vous  ne 
voulez  pas  rester  ?  Nous  avons  de  belles  chambres  sur 
la  mer.  —  Mais  il  ne  peut  pas,  répondit  M.  de  Charlus 
pour  le  joueur  attentif,  qui  n'avait  pas  entendu.  Il 
n'a  que  la  permission  de  minuit.  Il  faut  qu'il  rentre 


SODOME  ET   GOMORRHE  131 

se  coucher,  comme  un  enfant  bien  obéissant,  bien 
sage  »,  ajouta-t-il  d'une  voix  complaisante,  maniérée, 
ii^istante,  comme  s'il  trouvait  quelque  sadique 
volupté  à  employer  cette  chaste  comparaison  et  aussi 
à  appuj'er  au  passaere  sa  voix  sur  ce  qui  concernait 
Morel,  à  le  toucher,  à  défaut  de  la  main,  avec  des 
paroles  qui  semblaient  le  palper. 

Du  sermon  que  m'avait  adressé  Brichot,  M.  de 
Cambremer  avait  conclu  que  j'étais  dreyfusard. 
Comme  il  était  aussi  antidreyfusard  que  possible, 
par  courtoisie  pour  un  ennemi  il  se  mit  à  me  faire 
l'éloge  d'un  colonel  juif,  qui  avait  toujours  été  très 
juste  pour  un  cousin  des  Chevrigny  et  lui  avait 
fait  donner  l'avancement  qu'il  méritait.  «  Et  mon 
cousin  était  dans  des  idées  absolument  opposées  »,  dit 
M.  de  Cambremer,  glissant  sur  ce  qu'étaient  ces 
idées,  mais  que  je  sentis  aussi  anciennes  et  mal 
formées  que  son  visage,  des  idées  que  quelques 
familles  de  certaines  petites  villes  devaient  avoir 
depuis  bien  longtemps.  «  Eh  bien  !  vous  savez,  je 
trouve  ça  très  beau  !  »  conclut  M.  de  Cambremer. 
Il  est  vrai  qu'il  n'employait  guère  le  mot  «  beau  » 
dans  le  sens  esthétique  où  il  eût  désigné,  pour  sa 
mère  ou  sa  femme,  des  œuvres  différentes,  mais  des 
œuvres  d'art.  M.  de  Cambremer  se  servait  plutôt  de 
ce  quahficatif  en  félicitant,  par  exemple,  une  personne 
déhcate  qui  avait  un  peu  engraissé.  «  Comment,  vous 
avez  repris  trois  kilos  en  deux  mois  ?  Savez-vous 
que  c'est  très  beau  !  »  Des  rafraîchissements  étaient 
servis  sur  une  table.  M.^^  Verdunn  invita  les  messieurs 
à  aller  eux-mêmes  choisir  la  boisson  qui  leur  conve- 
nait. M.  de  Charlus  alla  boire  son  verre  et  vite  revint 
s'asseoir  près  de  la  table  de  jeu  et  ne  bougea  plus. 
M™e  Verdurin  lui  demanda  :  «  Avez- vous  pris  de  mon 
orangeade  ?  »  Alors  M.  de  Charlus,  avec  un  sourire 
gracieux,  sur  un  ton  cristallin  qu'il  avait  rarement 
et  avec  mille  moues  de  la  bouche  et  déhanchements 


132   A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS   PERDU 

de  la  taiUe,  répondit  :  «Non,  j'ai  préféré  la  voisine, 
c'est  de  la  fraisette,  je  crois,  c'est  délicieux.  »  Il  est 
singulier  qu'un  certain  ordre  d'actes  secrets  ait  pour 
conséquence  extérieure  une  manière  de  parler  ou  de 
gesticuler  qui  les  révèle.   Si  un  monsieur  croit  ou 
non  à  l'Immaculée  Conception,  ou  à  l'innocence  de 
Dreylus,  ou  à  la  pluralité  des  mondes,  et  veuille  s'en 
taire,  on  ne  trouvera,  dans  sa  voix  ni  dans  sa  démar- 
che, rien  qui  laisse  apercevoir  sa  pensée.   Mais  en 
entendant  M.  de  Charlus  dire,  de  cette  voix  aiguë 
et  avec  ce  sourire  et  ces  gestes  de  bras  :  «Non,  j'ai 
préféré  sa  voisine,   la  fraisette  »,   on  pouvait  dire  : 
a  Tiens,  il  aime  le  sexe  fort  »,  avec  la  même  certitude, 
pour  un  juge,  que  celle  qui  permet  de  condamner  un 
criminel  qui  n'a  pas  avoué  ;  pour  un  médecin,  un 
paralytique  général  qui  ne  sait  peut-être  pas  lui-même 
son   mal,   mais  qui   a  fait  telle  faute  de  prononcia- 
tion d'où  on  peut  déduire  qu'il  sera  mort  dans  trois 
ans.  Peut-être  les  gens  qui  concluent  de  la  manière 
de  dire  :  «Non,  j'ai  préféré  sa  voisine,  la  fraisette» 
à  un  amour  dit^ntiphysique,  n'ont-ils  pas  besoin  de 
tant  de  sciencei_Èlais  c'est  qu'ici  il  y  a  rapport  plus 
direct  entre  le  signe  révélateur  et  le  secret.  Sans  se  le 
dire   précisément,   on   sent  que  c'est  une  douce  et 
souriante    dame    qui    vous    répond,    et    qui    paraît 
maniérée  parce  qu'elle  se  donne  pour  un  homme  et 
qu'on  n'est  pas  habitué  à  voir  les  hommes  faire  tant 
de  manières.   Et  il  est  peut-être  plus  gracieux  de 
penser  que  depuis  longtemps  un  certain  nombre  de 
femmes  angéliques  ont  été  comprises  par  erreur  dans 
le  sexe  masculin  où,  exilées,  tout  en  battant  vaine- 
nement  des  ailes  vers  les  hommes  à  qui  elles  inspirent 
une   répulsion   physique,    elles   savent   arranger   un 
salon,  composer  des  a  intérieurs^  M.  de  Charlus  ne 
s'inquiét    t   pas   que    M^-^    Vemurin    lût   debout   et 
restait  installé  dans  son  lauteuù  pour  être  plus  près 
de  Morel.  o  Croyez-vous,  dit  M™^  Verdurin  au  baron. 


SODOME  ET   GOMORRHE  133 

que  ce  n'est  pas  un  crime  que  cet  être-là,  qui  pourrait 
nous  enchanter  avec  son  violon,  soit  là  à  une  table 
d'écarté.  Quand  on  joue  du  violon  comme  lui  ! 
—  Il  joue  bien  aux  cartes,  il  fait  tout  bien,  il  est 
si  intelligent  »,  dit  M.  de  Charlus,  tout  en  regardant 
les  jeux,  afin  de  conseiller  Morel.  Ce  n'était  pas,  du 
reste,  sa  seule  raison  de  ne  pas  se  soulever  de  son 
fauteuil  devant  M°»«  Verdurin.  Avec  le  singulier 
amalgame  qu'il  avait  fait  de  ses  conceptions  sociales, 
à  la  fois  de  grand  seigneur  et  d'amateur  d'art,  au 
lieu  d'être  poli  de  la*  même  manière  qu'un  homme 
de  son  monde  l'eût  été,  il  se  faisait,  d'après  Saint- 
Simon,  des  espèces  de  tableaux  vivants  ;  et,  en  ce 
moment,  s'amusait  à  figurer  le  maréchal  d'Uxelles, 
lequel  l'intéressait  par  d'autres  côtés  encore  et  dont 
il  est  dit  qu'il  était  glorieux  jusqu'à  ne  pas  se  lever 
de  son  siège,  par  un  air  de  paresse,  devant  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  distingué  à  la  Cour.  «  Dites  donc, 
Charlus,  dit  M'"^  Verdurin,  qui  commençait  à  se 
familiariser,  vous  n'auriez  pas  dans  votre  faubourg 
quelque  vieux  noble  ruiné  qui  pourrait  me  servir 
de  concierge  ?  —  Mais  si...  mais  si...,  répondit  M.  de 
Charlus  en  souriant  d'un  air  bonhomme,  mais  je  ne 
vous  le  conseille  pas.  —  Pourquoi  ?  —  Je  craindrais 
pour  vous  que  les  visiteurs  élégants  n'allassent  pas 
plus  loin  que  la  loge.  »^e  fut  entre  eux  la  première 
escarmouche.  M™^  Verdurin  y  prit  à  peine  garde. 
Il  devait  malheureusement  y  en  avoir  d'autres  à 
ParisJM-  de  Charlus  continua  à  ne  pas  quitter  sa 
chaise.  Il  ne  pouvait,  d'ailleurs,  s'empêcher  de  sourire 
imperceptiblement  en  voyant  combien  confirmait  ses 
maximes  favorites  sur  le  prestige  de  l'aristocratie  et 
la  lâcheté  des  bourgeois  la  soumission  si  aisément 
obtenue  de  M™^  Verdurin.  La  Patronne  n'avait  l'air 
nullement  étonnée  par  la  posture  du  baron,  et  si 
elle  le  quitta,  ce  fut  seulement  parce  qu'elle  avait 
été  inquiète  de  me  voir  relancé  par  M.  de  Cambremer. 


134  A    LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

Mais  avant  cela,  elle  voulait  éclaircir  la  question  des 
relations  de  M.  de  Charlus  avec  la  comtesse  Mole. 
«  Vous  m'avez  dit  que  vous  connaissiez  M^^  de 
Mole.  Est-ce  que  vous  allez  chez  elle  ?  »  demandâ- 
t-elle en  donnant  aux  mots  :  «  aller  chez  elle  »  le 
sens  d'être  reçu  chez  elle,  d'avoir  reçu  d'elle  l'auto- 
risation d'aller  la  voir.  M.  de  Charlus  répondit,  avec 
une  inflexion  de  dédain,  une  affectation  de  précision 
et  un  ton  de  psalmodie  :  «  Mais  quelquefois.  »  Ce 
«  quelquefois  »  donna  des  doutes  à  M"«  Verdurin, 
qui  demanda  :  «  Est-ce  que  vous  y  avez  rencontré 
le  duc  de  Guermantes  ?  —  Ah  !  je  ne  me  rappelle 
pas.  —  Ah  !  dit  M™^  Verdurin,  vous  ne  connaissez 
pas  le  duc  de  Guermantes  ?  —  Mais  comment  est-ce 
que  je  ne  le  connaîtrais  pas  »,  répondit  M.  de  Charlus, 
dont  un  sourire  fit  onduler  la  bouche.  Ce  sourire 
était  ironique  ;  mais  comme  le  baron  craignait  de 
laisser  voir  une  dent  en  or,  il  le  brisa  sous  un  reflux 
de  ses  lèvres,  de  sorte  que  la  sinuosité  qui  en  résulta 
fut  celle  d'un  sourire  de  bienveillance  :  «  Pourquoi 
dites-vous  :  Comment  est-ce  que  je  ne  le  connaîtrais 
pas  ?  —  Mais  puisque  c'est  mon  frère  »,  dit  négli- 
gemment M.  de  Charlus  en  laissant  M™^  Verdurin 
plongée  dans  la  stupéfaction  et  l'incertitude  de 
savoir  si  son  invité  se  moquait  d'elle,  était  un  enfant 
naturel,  ou  le  fils  d'un  autre  lit.  L'idée  que  le  frère 
du  duc  de  Guermantes  s'appelât  le  baron  de  Charlus 
ne  lui  vint  pas  à  l'esprit.  Elle  se  dirigea  vers  moi  : 
«  J'ai  entendu  tout  à  l'heure  que  M.  de  Cambremer 
vous  invitait  à  dîner.  Moi,  vous  comprenez,  cela 
m'est  égal.  Mais,  dans  vatre  intérêt,  j'espère  bien 
que  vous  n'irez  pas.  D'abord  c'est  infesté  d'ennuyeux. 
Ah  !  si  vous  aimez  à  dîner  avec  des  comtes  et  des 
marquis  de  province  que  personne  ne  connaît,  vous 
serez  servi  à  souhait.  —  Je  crois  que  je  serai  obhgé 
d'y  aller  une  fois  ou  deux.  Je  ne  suis,  du  reste,  pas 
très  libre  car  j'ai  une  jeune  cousine  que  je  ne  peux 


SODOME  ET   GOMORRHE  135 

pas  laisser  seule  (je  trouvais  que  cette  prétendue 
parenté  simplifiait  les  choses  pour  sortir  avec  Alber- 
tine).  Mais  pour  les  Cambremer,  comme  je  la  leur 
ai  déjà  présentée...  —  Vous  ferez  ce  que  vous  voudrez. 
Ce  que  je  peux  vous  dire  :  c'est  excessivement 
malsam  ;  quand  vous  aurez  pincé  une  fluxion  de 
poitrine,  ou  les  bons  petits  rhumatismes  des  familles, 
vous  serez  bien  avancé  ?  —  Mais  est-ce  que  l'endroit 
n'est  pas  très  joli  ?  —  Mmmmouiii...  Si  on  veut. 
Moi  j'avoue  franchement  que  j'aime  cent  fois  mieux 
la  vue  d'ici  sur  cette  vallée.  D'abord,  on  nous  aurait 
payés  que  je  n'aurais  pas  pris  l'autre  maison,  parce 
que  l'air  de  la  mer  est  fatal  à  M.  Verdurin.  Pour 
peu  que  votre  cousine  soit  nerveuse...  Mais,  du 
reste,  vous  êtes  nerveux,  je  crois...  vous  avez  des 
étouffements.  Hé  bien  !  vous  verrez.  Allez-y  une 
fois,  vous  ne  dormirez  pas  de  huit  jours,  mais  ce 
n'est  pas  notre  affaire.  »  Et  sans  penser  à  ce  que  sa 
nouvelle  phrase  allait  avoir  de  contradictoire  avec 
les  précédentes  :  «  Si  cela  vous  amuse  de  voir  la 
maison,  qui  n'est  pas  mal,  jolie  est  trop  dire,  mais 
enfin  amusante,  avec  le  vieux  fossé,  le  vieux  pont- 
levis,  comme  il  faudra  que  je  m'exécute  et  que  j'y 
dîne  une  fois,  hé  bien  !  venez-y  ce  jour-là,  je  tâcherai 
d'amenej*tout  mon  petit  cercle,  alors  ce  sera  gentil. 
Après-demain  nous  irons  à  Harambouville  en  voi- 
ture. La  route  est  magnifique,  il  y  a  du  cidre  délicieux. 
Venez  donc.  Vous,  Brichot,  vous  viendrez  aussi.  Et 
vous  aussi.  Ski.  Ça  fera  une  partie  que,  du  reste,  mon 
mari  a  dû  arranger  d'avance.  Je  ne  sais  trop  qui  il 
a  invité.  Monsieur  de  Charlus,  est-ce  que  vous  en 
êtes  ?  »  Le  baron,  qui  n'entendit  pas  cette  phrase 
et  ne  savait  pas  qu'on  parlait  d'une  excursion  à 
Harambouville,  sursauta  :  «  Étrange  question  »,  mur- 
mura-t-il  d'un  ton  narquois  par  lequel  M"*®  Verdurin 
se  sentit  piquée.  «  D'ailleurs,  me  dit-elle,  en  attendant 
le  dîner  Cambremer,  pourquoi  ne  i'amènenez-vous 


?36    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

pas  ici,  votre  cousine  ?  Aime-t-elle  la  conversation, 
les  gens  intelligents  ?  Est-elle  agréable  ?  Oui,  eh 
bien  alors,  très  bien.  Venez  avec  elle.  Il  n'y  a  pas 
que  les  Cambremer  au  monde.  Je  comprends  qu'ils 
soient  heureux  de  l'inviter,  ils  ne  peuvent  arriver  à 
avoir  personne.  Ici  elle  aura  un  bon  air,  toujours  des 
hommes  intelligents.  En  tout  cas  je  compte  que  vous 
ne  me  lâchez  pas  pour  mercredi  prochain.  J'ai  entendu 
que  vous  aviez  un  goûter  à  Rivebelle  avec  votre 
cousine,  M.  de  Charlus,  je  ne  sais  plus  encore  qui. 
Vous  devTiez  arranger  de  transporter  tout  ça  ici,  ça 
serait  gentil,  un  petit  arrivage  en  masse.  Les  com- 
munications sont  on  ne  peut  plus  faciles,  les  chemins 
sont  ravissants  ;  au  besoin  je  vous  ferai  chercher. 
Je  ne  sais  pas,  du  reste,  ce  qui  peut  vous  attirer  à 
Rivebelle,  c'est  infesté  de  moustiques.  Vous  croyez 
peut-être  à  la  réputation  de  la  galette.  Mon  cuisinier 
les  fait  autrement  bien.  Je  vous  en  ferai  manger, 
moi,  de  la  galette  normande,  de  la  vraie,  et  des  sablés, 
je  ne  vous  dis  que  ça.  Ah  !  si  vous  tenez  à  la  cochon- 
nerie qu'on  sert  à  Rivebelle,  ça  je  ne  veux  pas,  je 
n'assassine  pas  mes  invités.  Monsieur,  et,  même  si 
je  voulais,  mon  cuisinier  ne  voudrait  pas  faire  cette 
chose  mnommable  et  changerait  de  maison.  Ces 
galettes  de  là-bas,  on  ne  sait  pas  avec  quoi  c'est  fait. 
Je  connais  une  pauvre  fille  à  qui  cela  a  donné  une 
péritonite  qui  l'a  enlevée  en  trois  jours.  Elle  n'avait 
que  17  ans.  C'est  triste  pour  sa  pauvre  mère,  ajouta 
M™^  Verdurin,  d'un  air  mélancolique  sous  les  sphères 
de  ses  tempes  chargées  d'expérience  et  de  douleur. 
Mais  enfin,  allez  goiiter  à  Rivebelle  si  cela  vous 
amuse  d'être  écorché  et  de  jeter  l'argent  par  les 
fenêtres.  Seulement,  je  vous  en  prie,  c'est  une  mission 
de  confiance  que  je  vous  donne  :  sur  le  coup  de  six 
heures,  amenez-moi  tout  votre  monde  ici,  n'allez  pas 
laisser  les  gens  rentrer  chacun  chez  soi,  à  la  déban- 
dade. Vous  pouvez  amener  qui  vous  voulez.  Je  ne 


SODOME  ET   GOMORRHE  137 

dirais  pas  cela  à  tout  le  monde.  Mais  je  suis  sûre 
que  vos  amis  sont  gentils,  je  vois  tout  de  suite  que 
nous  nous  comprenons.  En  dehors  du  petit  noyau, 
il  vient  justement  des  gens  très  agréables  mercredi. 
Vous  ne  connaissez  pas  la  petite  Madame  de  Long- 
pont  ?  Elle  est  ravissante  et  pleine  d'esprit,  pas 
snob  du  tout,  vous  verrez  qu'elle  vous  plaira  beau- 
coup. Et  elle  aussi  doit  amener  toute  une  bande 
d'amis,  ajouta  M^^^  Verdurin,  pour  me  montrer  que 
c'était  bon  genre  et  m'encourager  par  l'exemple. 
On  verra  qu'est-ce  qui  aura  le  plus  d'influence  et 
qui  amènera  le  plus  de  monde,  de  Barbe  de  Longpont 
ou  de  vous.  Et  puis  je  crois  qu'on  doit  aussi  amener 
Bergotte,  ajouta-t-elle  d'un  air  vague,  ce  concours 
d'jne  célébrité  étant  rendu  trop  improbable  par  une 
note  parue  le  matin  dans  les  journaux  et  qui  annon- 
çait que  la  santé  du  grand  écrivain  inspirait  les  plus 
vives  inquiétudes.  Enfin  vous  verrez  que  ce  sera  un 
de  mes  mercredis  les  plus  réussis,  je  ne  veux  pas 
avoir  de  femmes  embêtantes.  Du  reste,  ne  jugez  pas 
par  celui  de  ce  soir,  il  était  tout  à  fait  raté.  Ne  pro- 
testez pas,  vous  n'avez  pas  pu  vous  ennuyer  plus  que 
moi,  moi-même  je  trouvais  que  c'était  assommant. 
Ce  ne  sera  pas  toujours  comme  ce  soir  vous  savez  ! 
Du  reste,  je  ne  parle  pas  des  Cambremer,  qui  sont 
impossibles,  mais  j'ai  connu  des  gens  du  monde  qui 
passaient  pour  être  agréables,  hé  bien  !  à  côté  de  mon 
petit  no\'au  cela  n'existait  pas.  Je  vous  ai  entendu 
dire  que  vous  trouviez  Swann  intelligent.  D'abord* 
mon  avis  est  que  c'était  très  exagéré,  mais  sans 
même  parler  du  caractère  de  l'homme,  que  j'ai 
toujours  trouvé  foncièrement  antipathique,  sournois, 
en  dessous,  je  l'ai  eu  souvent  à  dîner  ie  mercredi. 
Hé  bien,  vous  pouvez  demander  aux  autres,  même 
à  côté  de  Brichot,  qui  est  loin  d'être  un  aigle,  qui  est 
un  bon  professeur  de  seconde  que  j'ai  fait  entrer  à 
l'Institut  tout  de  même,  Swann  n'était  plus  rien.  Il 


138    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

était  d'un  terne  !  »  Et  comme  j'émettais  un  avis 
contraire  :  «  C'est  ainsi.  Je  ne  veux  rien  vous  dire 
contre  lui,  puisque  c'était  votre  ami  ;  du  reste,  il 
vous  aimait  beaucoup,  il  m'a  parlé  de  vous  d'une 
façon  délicieuse,  mais  demandez  à  ceux-ci  s'il  a 
jamais  dit  quelque  chose  d'intéressant,  à  nos  dîners. 
C'est  tout  de  même  la  pierre  de  touche.  Hé  bien  ! 
je  ne  sais  pas  pourquoi,  mais  Swann,  chez  moi,  ça 
ne  donnait  pas,  ça  ne  rendait  rien.  Et  encore  le  peu 
qu'il  valait  il  l'a  pris  ici.  »  J'assurai  qu'il  était  très 
intelligent.  «  Non,  vous  croyiez  seulemient  cela  parce 
que  vous  le  connaissiez  depuis  moins  longtemps  que 
moi.  Au  fond  on  en  avait  très  vite  fait  le  tour.  Moi,  il 
m'assommait.  (Traduction  :  il  allait  chez  les  La 
Trémoïlle  et  les  Guermantes  et  savait  que  je  n'y 
allais  pas.)  Et  je  peux  tout  supporter,  excepté 
l'ennui.  Ah  !  ça,  non  !  »  L'horreur  de  l'ennui  était 
maintenant  chez  M™^  Verdurin  la  raison  qui  était 
chargée  d'expliquer  la  composition  du  petit  milieu. 
Elle  ne  recevait  pas  encore  de  duchesses  parce  qu'elle 
était  incapable  de  s'ennuyer,  comme  de  faire  une 
croisière,  à  cause  du  mal  de  mer.  Je  me  disais  que  ce 
que  M™«  Verdurin  disait  n'était  pas  absolument  faux, 
et  alors  que  les  Guermantes  eussent  déclaré  Brichot 
l'homme  le  plus  bête  qu'ils  eussent  jamais  rencontré, 
je  restais  incertam  s'il  n'était  pas  au  fond  supérieur, 
sinon  à  Swann  même,  au  moins  aux  gens  ayant  l'esprit 
des  Guermantes  et  qui  eussent  eu  le  bon  goût  d'éviter 
ses  pédantesques  facéties,  et  la  pudeur  d'en  rougir  ; 
je  me  le  demandais  comme  si  la  nature  de  l'intelli- 
gence pouvait  être  en  quelque  mesure  éclaircie  par  la 
réponse  que  je  me  ferais  et  avec  le  sérieux  d'un 
chrétien  mfluencé  par  Port-Royal  qui  se  pose  le 
problème  de  la  Grâce.  «  Vous  verrez,  continua  M°»e 
Verdunn,  quand  on  a  des  gens  du  monde  avec  des 
gens  vraiment  intelhgents,  des  gens  de  notre  milieu, 
c'est  là  qu'il  faut  les  voir,  l'homme  du  monde  le  plus 


SODOME  ET   GOMORRHE  139 

spirituel  dans  le  royaume  des  aveugles  n'est   plus 
qu'un  borgne  ici.  Et  puis  les  autres,  qui  ne  se  sentent 
plus  en  confiance.  C'est  au  point  que  je  me  demande 
si,  au  lieu  d'essayer  des  fusions  qui  gâtent  tout,  je 
'  n'aurai  pas  des  séries  rien  que  pour  les  ennuyeux,  de 
façon  à  bien  jouir  de  mon  petit  noyau.  Concluons  ; 
vous   viendrez   avec   votre   cousine.   C'est   convenu. 
Bien.   Au   moins,   ici,   vous   aurez  tous  les   deux  à 
manger.  A  Féterne  c'est  la  faim  et  la  soif.  Ah  !  par 
exemple,  si  vous  aim.ez  les  rats,  allez-y  tout  de  suite, 
vous  serez  servi  à  souhait.  Et  on  vous  gardera  tant 
que  vous  voudrez.  Par  exemple,  vous  mourrez  de 
faim.   Du  reste,   quand   j'irai,   je   dînerai  avant   de 
partir.  Et  pour  que  ce  soit  plus  gai,  vous  devriez  venir 
me  chercher.  Nous  goûterions  ferme  et  nous  soupe- 
rions  en  rentrant.  Aimez-vous  les  tartes  aux  pommes? 
Oui,  eh  bien  !  notre  chef  les  fait  comme  personne. 
Vous  voyez  que  j'avais  raison  de  dire  que  vous  étiez 
fait  pour  vivre  ici.  Venez  donc  y  habiter.  Vous  savez 
qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  place  chez  moi  que  ça 
n'en  a  l'air.  Je  ne  le  dis  pas,  pour  ne  pas  attirer 
d'ennuyeux.  Vous  pourriez  amener  à  demeure  votre 
cousine.  Elle  aurait  un  autre  air  qu'à  Balbec.  Avec 
l'air  d'ici,  je  prétends  que  je  guéris  les  incurables. 
Ma  parole,  j'en  ai  guéri,  et  pas  d'aujourd'hui.  Car 
j'ai  habité  autrefois  tout  près  d'ici,  queique  chose 
que  j'avais  déniché,  que  j'avais  eu  pour  un  morceau 
de  pain  et  qui  avait  autrement  de  caractère  que  leur 
Raspelière.    Je    vous   montrerai   cela   si    nous   nous 
promenons.   ]\Iais  je  reconnais  que,  même  ici,   l'air 
est  vraiment  vivifiant.  Encore  je  ne  veux  pas  trop 
en  parler,  les  Parisiens  n'auraient  qu'à  se  mettre  à 
aimer  mon  petit  coin.  Ça  a  toujours  été  ma  chance. 
Enfin,    dites-le   à  votre   cousine.   On   vous   donnera 
deux  ioiies  chambres  sur  la  vallée,  vous  verrez  ça,  le 
matin,  le  soleil  dans  la  brume  !  Et  qu'est-ce  que  c'est 
que  ce  Robert  de  Saint-Loup  dont  vous  parhez  .•' 


I40    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dit-elle  d'un  air  inquiet,  parce  qu'elle  avait  entendu 
que  je  devais  aller  le  voir  à  Doncières  et  qu'elle 
craignit  qu'il  me  fît  lâcher.  Vous  pourriez  plutôt 
l'amener  ici  si  ce  n'est  pas  un  ennuyeux.  J'ai  entendu 
parler  de  lui  par  Morel  ;  il  me  semble  que  c'est  un  de 
ses  grands  amis  «,  dit  M^^  Verdurin,  mentant  com- 
plètement, car  Saint-Loup  et  Morel  ne  connaissaient 
même  pas  l'existence  l'un  de  l'autre.  Mais  ayant 
entendu  que  Saint-Loup  connaissait  M.  de  Charlus, 
elle  pensait  que  c'était  par  le  violoniste  et  voulait 
avoir  l'air  au  courant.  «  Il  ne  fait  pas  de  médecine, 
par  hasard,  ou  de  littérature  ?  Vous  savez  que,  si 
vous  avez  besoin  de  recommandations  pour  des 
examens,  Cottard  peut  tout,  et  je  fais  de  lui  ce  que  je 
veux.  Quant  à  l'Académie,  pour  plus  tard,  car  je 
pense  qu'il  n'a  pas  l'âge,  je  dispose  de  plusieurs 
voix.  Votre  ami  serait  ici  en  pays  de  connaissance 
et  ça  l'amuserait  peut-être  de  voir  la  maison.  Ce 
n'est  pas  folichon,  Doncières.  Enfiu,  vous  ferez 
comme  vous  voudrez,  comme  cela  vous  arrangera  le 
mieux  »,  conclut-elle  sans  insister,  pour  ne  pas  avoir 
l'air  de  chercher  à  connaître  de  la  noblesse,  et  parce 
que  sa  prétention  était  que  le  régime  sous  lequel 
elle  faisait  vivre  les  fidèles,  la  tyrannie,  fût  appelé 
liberté.  «  Voyons,  qu'est-ce  que  tu  as  »,  dit-elle  en 
voyant  M.  Verdurin  qui,  en  faisant  des  gestes  d'impa- 
tience, gagnait  la  terrasse  en  planches  qui  s'étendait, 
d'un  côté  du  salon,  au-dessus  de  la  vallée,  comme  un 
homme  qui  étouffe  de  rage  et  a  besoin  de  prendre 
l'air.  «  C'est  encore  Saniette  qui  t'a  agacé  ?  Mais 
puisque  tu  sais  qu'il  est  idiot,  prends-en  ton  parti,  ne 
te  mets  pas  dans  des  états  comme  cela...  Je  n'aime 
pas  cela,  me  dit-elle,  parce  que  c'est  mauvais  pour 
lui,  cela  le  congestionne.  Mais  aussi  je  dois  dire  qu'il 
faut  parfois  une  patience  d'ange  pour  supporter 
Saniette,  et  surtout  se  rappeler  que  c'est  une  charité 
de  le  recueillir.  Pour  ma  part,  j'avoue  que  la  splendeur 


SODOME  ET   GOMORRHE  141 

de  sa  bêtise  fait  plutôt  ma  joie.  Je  pense  que  vous 
avez  entendu  après  le  dîner  son  mot  :  «  Je  ne  sais 
pas  jouer  au  whist,  mais  le  sais  jouer  du  piano.  » 
Est-ce  assez  beau  !  C'est  grand  comme  le  monde,  et 
d'ailleurs  un  mensonge,  car  il  ne  sait  pas  plus  l'un 
que  l'autre.  Mais  mon  mari,  sous  ses  apparences 
rudes,  est  très  sensible,  très  bon,  et  cette  espèce 
d'égoïsme  de  Saniette,  toujours  préoccupé  de  l'effet 
qu'il  va  faire,  le  met  hors  de  lui...  Voyons,  mon  petit, 
calme-toi,  tu  sais  bien  que  Cottard  t'a  dit  que  c'était 
mauvais  pour  ton  foie.  Et  c'est  sur  moi  que  tout  va 
retomber,  dit  M™^  Verdurin.  Demain  Saniette  va  venir 
avoir  sa  petite  crise  de  nerfs  et  de  larmes.  Pauvre 
homme  !  il  est  très  malade.  Mais  enfin  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  qu'il  tue  les  autres.  Et  puis,  même 
dans  les  moments  oii  il  souffre  trop,  où  on  voudrait 
le  plaindre,  sa  bêtise  arrête  net  l'attendrissement.  Il 
est  par  trop  stupide.  Tu  n'as  qu'à  lui  dire  très  gen- 
timent que  ces  scènes  vous  rendent  malades  tous 
deux,  qu'il  ne  revienne  pas  ;  comme  c'est  ce  qu'il 
redoute  le  plus,  cela  aura  un  effet  calmant  sur  ses 
nerfs  »,  souffla  M™^  Verdurin  à  son  mari. 

On  distinguait  à  peine  la  mer  par  les  fenêtres  de 
droite.  Mais  celles  de  l'autre  côté  montraient  la 
vallée  sur  qui  était  maintenant  tombée  la  neige  du 
clair  de  lune.  On  entendait  de  temps  à  autre  la  voix 
de  Morel  et  celle  de  Cottard.  «  Vous  avez  de  l'atout  ? 

—  Yes.  —  Ah  !  vous  en  avez  de  bonnes,  vous,  dit 
à  Morel,  en  réponse  à  sa  question,  M.  de  Cambremer, 
car  il  avait  vu  que  le  jeu  du  docteur  était  plein 
d'atout.  —  Voici  la  femme  de  carreau,  dit  le  docteur. 
Ça  est  de  l'atout,  savez-vous  ?  lé  c^/Upe,  ié  prends. 

—  Mais  il  n'y  a  plus  de  Sorbonne,  dit  le  docteur  à 
M.  de  Cambremer  ;  il  n'y  a  plus  que  l'Université  de 
Paris.  »  M.  de  Cambremer  confessa  qu'il  ignorait 
pourquoi  le  docteur  lui  taisait  cette  observation, 
a  Je  croyais  que  vous  pariiez  de  la  Sorbonne,  reprit 


142    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  docteur.  J'avais  entendu  que  vous  disiez  :  tu 
nous  la  sors  bonne,  ajouta-t-ii  en  clignant  de  l'œil, 
pour  montrer  que  c'était  un  mot.  Attendez,  dit-il 
en  montrant  son  adversaire,  je  lui  prépare  un  coup  de 
Tratalgar,  »  Et  le  coup  devait  être  excellent  pour  le 
docteur,  car  dans  sa  joie  il  se  mit  en  riani  à  remuer 
voluptueusement  les  deux  épaules,  ce  qui  était  dans 
la  famille,  dans  le  «  genre  »  Cottard,  un  trait  presque 
zoologique  de  la  satisfaction.  Dans  la  génération 
précédente,  le  mouvement  de  se  frotter  les  mains 
comme  si  on  se  savonnait  accompagnait  le  mouve- 
ment. Cottard  lui-même  avait  d'abord  usé  simulta- 
nément de  la  double  mimique,  mais  un  beau  jour, 
sans  qu'on  sût  à  quelle  intervention,  conjugale, 
magistrale  peut-être,  cela  était  dû,  le  frottement  des 
mains  avait  disparu.  Le  docteur,  même  aux  dominos, 
quand  il  forçait  son  partenaire  à  «  piocher  »  et  à 
prendre  le  double-six,  ce  qui  était  pour  lui  le  plus 
vif  des  plaisirs,  se  contentait  du  mouvement  des 
épaules.  Et  quand  —  le  plus  rarement  possible  — 
il  allait  dans  son  pays  natal  pour  quelques  jours, 
en  retrouvant  son  cousin  germain,  qui,  lui,  en  était 
encore  au  frottement  des  mains,  il  disait  au  retour 
à  M"^*  Cottard  :  a  J'ai  trouvé  ce  pauvre  René  bien 
commun.  »  «  Avez-vous  de  la  petite  chaôse  ?  dit-il 
en  se  tournant  vers  Morel.  Non  ?  Alors  je  joue  ce 
vieux  David.  —  Mais  alors  vous  avez  cinq,  vous 
avez  gagné  !  —  Voilà  une  belle  victoire,  docteur, 
dit  le  marquis.  —  Une  victoire  à  la  Pyrrhus,  dit 
Cottard  en  se  tournant  vers  le  marquis  et  en  regardant 
par-dessus  son  lorgnon  pour  juger  de  l'effet  de  son 
mot.  Si  nous  avons  encore  le  temps,  dit-il  à  Morel,  je 
vous  donne  votre  revanche.  C'est  à  moi  de  faire... 
Ah  !  non,  voici  les  voitures,  ce  sera  pour  vendredi,  et 
je  vous  montrerai  un  tour  qui  n'est  pas  dans  une 
musette,  »  M.  et  M"^e  Verdurin  nous  conduisirent 
dehors.    La    Patronne    fut    particulièrement    câ  ine 


SODOME  ET   GOMORRHE  143 

avec  Saniette  afin  d'être  certaine  qu'il  reviendrait  le 
lendemain.  «  Mais  vous  ne  m'avez  pas  l'air  couvert, 
mon  petit,  me  dit  M.  Verdurin,  chez  qui  son  grand 
âge  autorisait  cette  appellation  paternelle.  On  dirait 
que  le  temps  a  changé.  »  Ces  mots  me  remplirent  de 
joie,  comme  si  la  vie  profonde,  le  surgissement  de 
combinaisons  différentes  qu'ils  impliquaient  dans  la 
nature,  devait  annoncer  d'autres  changements,  ceux- 
là  se  produisant  dans  ma  vie,  et  y  créer  des  possi- 
bilités nouvelles.  Rien  qu'en  ouvrant  la  porte  sur  le 
parc,  avant  de  partir,  on  sentait  qu'un  autre  «  temps  » 
occupait  depuis  un  instant  la  scène  ;  des  souffles 
frais,  volupté  estivale,  s'élevaient  dans  la  sapinière 
(où  iadis  M™^  de  Cambremer  rêvait  de  Chopin)  et 
presque  imperceptiblement,  en  méandres  caressants, 
en  remous  capricieux,  commençaient  leurs  légers  noc- 
turnes. Je  refusai  la  couverture  que,  les  soirs  suivants, 
je  devais  accepter,  quand  Albertine  serait  là,  plutôt 
pour  le  secret  du  plaisir  que  contre  le  danger  du 
froid.  On  chercha  en  vain  ie  philosophe  norvégien. 
Une  cohque  l'avait-elle  saisi  ?  Avait-il  eu  peur  de 
manquer  le  train  ?  Un  aéroplane  était-il  venu  le 
chercher  ?  Avait-il  été  emporté  dans  une  Assomption? 
Toujours  est-il  qu'il  avait  disparu  sans  qu'on  eût  eu 
le  temps  de  s'en  apercevoir,  comme  un  dieu.  «  Vous 
avez  tort,  me  dit  M.  de  Cambremer,  il  tait  un  froid 
de  canard.  —  Pourquoi  de  canard  ?  demanda  le 
docteur.  —  Gare  aux  étouffements,  reprit  le  marquis. 
Ma  sœur  ne  sort  jamais  le  soir.  Du  reste,  elle  est 
assez  mal  hypothéquée  en  ce  moment.  Ne  restez 
pas  en  tout  cas  ainsi  tête  nue,  mettez  vite  votre 
cou\Te-chel.  —  Ce  ne  sont  pas  des  étouftements  a 
frigore,  dit  sentencieusement  Cottard.  —  Ah  !  ah  ! 
dit  M.  de  Cambremer  en  s'inclinant,  du  moment  que 
c'est  votre  avis...  —  Avis  au  lecteur  !  »  dit  le  docteur 
en  glissant  ses  regards  hors  de  son  lorgnon  pour 
sourire.  M.  de  Cambremer  nt,  mais,  persuadé  qu'il 


144    ^    LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

avait  raison,  il  insista.  «  Cependant,  dit-il,  chaque  fois 
que  ma  sœur  sort  le  soir,  elle  a  une  crise.  —  Il  est 
inutile  d'ergoter,  répondit  le  docteur,  sans  se  rendre 
compte  de  son  impolitesse.  Du  reste,  je  ne  fais  pas 
de  médecine  au  bord  de  la  mer,  sauf  si  je  suis  appelé 
en  consultation.  Je  suis  ici  en  vacances.  »  Il  y  était,  du 
reste,  plus  encore  peut-être  qu'il  n'eût  voulu.  M.  de 
Cambremer  lui  ayant  dit,  en  montant  avec  lui  en 
voiture  :  «  Nous  avons  la  chance  d'avoir  aussi  près 
de  nous  (pas  de  votre  côté  de  la  baie,  de  l'autre, 
mais  elle  est  si  resserrée  à  cet  endroit-là)  une  autre 
célébrité  médicale,  le  docteur  du  Bcuibon.  »  Cottard 
qui  d'habitude,  par  déontologie,  s'abstenait  de  criti- 
quer ses  confrères,  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier, 
comme  il  avait  fait  devant  moi  le  jour  funeste  où  nous 
étions  allés  dans  le  petit  Casino  :  «  Mais  ce  n'est  pas 
un  médecin.  Il  fait  de  la  médecine  littéraire,  c'est  de 
la  thérapeutique  fantaisiste,  du  charla^^anisme. 
D'ailleurs,  nous  sommes  en  bons  termes.  Je  prendrais 
le  bateau  pour  aller  le  voir  une  fois  si  je  n'étais 
obligé  de  m'absenter.  »  Mais  à  l'air  que  prit  Cottard 
pour  parler  de  du  BouJbon  à  M.  de  Cambremer,  je 
sentis  que  le  bateau  avec  lequel  il  fût  allé  volontiers 
le  trouver  eût  beaucoup  ressemblé  à  ce  navire  que, 
pour  aller  ruiner  les  eaux  découvertes  par  un  autre 
médecin  littéraire,  Virgile  (lequel  leur  enlevait  aussi 
toute  leur  clientèle),  avaient  Irété  les  docteurs  de 
Salerne,  mais  qui  sombra  avec  eux  pendant  la 
traversée.  «  Adieu,  mon  petit  Saniette,  ne  manquez 
pas  de  venir  demain,  vous  savez  que  mon  mari  vous 
aime  beaucoup.  Il  aime  votre  esprit,  votre  intelli- 
gence ;  mais  si,  vous  le  savez  bien,  il  aime  prendre 
des  airs  brusques,  mais  il  ne  peut  pas  se  passer  de 
vous  voir.  C'est  toujours  la  première  question  qu'il 
me  pose:  «Est-ce  que  Saniette  vient  ?  j'aime  tant 
le  voir  !  —  Je  n'ai  jamais  dit  ça  »,  dit  M,  Verdurin  à 
Saniette   avec   une   franchise   simulée   qui   semblait 


SODOME  ET   GOMORRHE  145 

concilier  parfaitement  ce  que  disait  la  Patronne 
avec  la  façon  dont  traitait  Sanictte.  Puis  regardant 
sa  montre,  sans  doute  pour  ne  pas  prolonger  les 
adieux  dans  l'humidité  du  soir,  il  recommanda  aux 
cochers  de  ne  pas  traîner,  mais  d'être  prudents  à 
la  descente,  et  assura  que  nous  arriverions  avant  le 
train.  Celui-ci  devait  déposer  les  fidèles  .'un  à  une 
gare  l'autre  à  une  autre,  en  finissant  par  moi, 
aucun  autre  n'allant  aussi  loin  que  Balbec,  et  en 
commençant  par  les  Cambremer.  Ceux-ci,  pour  ne 
pas  taire  monter  leurs  chevaux  dans  la  nuit  jusqu'à 
la  Raspelière,  prirent  le  train  avec  nous  à  Donville- 
Féterne.  La  station  la  plus  rapprochée  de  chez  eux 
n'était  pas,  en  effet,  celle-ci,  qui,  déjà  un  peu  dis- 
tante du  village,  l'est  encore  plus  du  château,  mais 
la  Sogne.  En  arrivant  à  la  gare  de  Donville-Féterne, 
M.  de  Cambremer  tint  à  donner  la  «  pièce  »,  comme 
disait  Françoise,  au  cocher  des  Verdurin  (justement 
le  gentil  cocher  sensible,  à  idées  mélancoliques), 
car  M.  de  Cambremer  était  généreux,  et  en  cela 
était  plutôt  «  du  côté  de  sa  maman  ».  Mais,  soit  que 
«  le  côté  de  son  papa  »  intervînt  ici,  tout  en  donnant 
il  éprouvait  le  scrupule  d'une  erreur  commise  — 
soit  par  lui  qui,  voyant  mal,  donnerait,  par  exemple, 
un  sou  pour  un  franc,  soit  par  le  destinataire  qui  ne 
s'apercevrait  pas  de  l'importance  du  don  qu'il  lui 
faisait.  Aussi  fit-il  remarquer  à  celui-ci  :  «  C'est  bien 
un  franc  que  je  vous  donne,  n'est-ce  pas  ?  »  en  faisant 
miroiter  la  pièce  dans  la  lumière,  et  pour  que  les 
fidèles  pussent  le  répéter  à  M"^^  Verdurin.  «  N'est-ce 
pas  ?  c'est  bien  vingt  sous  ?  comme  ce  n'est  qu'une 
petite  course...  »  Lui  et  M"^^  de  Cambremer  nous 
quittèrent  à  la  Sogne.  «  Je  dira,  à  ma  sœur,  me  répé- 
ta-t-il,  que  vous  avez  des  étouffements,  je  suis  sûr 
de  l'intéresser.  »  Je  compris  qu'il  entendait  :  de  lui 
faire  plaisir.  Quant  à  sa  femme,  elle  employa,  en 
prenant  congé  de  Uioi,  deux  de  ces  abréviations  qui, 

Vol.  X.     10 


146    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

même  écrites,  me  choquaient  alors  dans  une  lettre, 
bien  qu'on  s'y  soit  habitué  depuis,  mais  qui,  parlées, 
me  semblent  encore,  même  aujourd'hui,  avoir,  dans 
leur  néeligé  voulu,  dans  leur  familiarité  apprise, 
quelque  chose  d'insupportablement  pédant  :  «  Con- 
tente d'avoir  passé  la  soirée  avec  vous,  me  dit-elle  ; 
amitiés  à  Saint-Loup,  si  vous  le  voyez.  »  En  me 
disant  cette  phrase,  M^^e  (jg  Cambremer  prononça 
Saint-Loupe.  Je  n'ai  jamais  appris  qui  avait  prononcé 
ainsi  devant  elle,  ou  ce  qui  lui  avait  donné  à  croire 
qu'il  fallait  prononcer  ainsi.  Toujours  est-il  que,  pen- 
dant quelques  semaines,  elle  prononça  Saint-Loupe,  et 
qu'un  homme  qui  avait  une  grande  admiration  pour 
elle  et  ne  faisait  qu'un  avec  elle  fit  de  même.  Si 
d'autres  personnes  disaient  Saint-Lou,  ils  insistaient, 
disaient  avec  force  Saint-Loupe,  soit  pour  donner 
indirectement  une  leçon  aux  autres,  soit  pour  se 
distinguer  d'eux.  Mais  sans  doute,  des  femmes  plus 
brillantes  que  M™^  de  Cambremer  lui  dirent,  ou  lui 
firent  indirectement  comprendre,  qu'il  ne  fallait  pas 
prononcer  ainsi,  et  que  ce  qu'elle  prenait  pour  de 
l'originalité  était  une  erreur  qui  la  ferait  croire  peu 
au  courant  des  choses  du  monde,  car  peu  de  tem.ps 
après  M"!»  de  Cambremer  redisait  Saint-Lou,  et  son 
admirateur  cessait  également  toute  résistance,  soit 
qu'elle  l'eût  chapitré,  soit  qu'il  eût  remarqué  qu'elle 
ne  faisait  plus  sonner  la  finale,  et  s'était  dit  que, 
pour  qu'une  lemme  de  cette  valeur,  de  cette  énergie 
et  de  cette  ambition,  eût  cédé,  il  fallait  que  ce  fût  à 
bon  escient.  Le  pire  de  ses  admirateurs  était  son 
mari.  M™^  de  Cambremer  aimait  à  faire  aux  autres 
des  taquineries,  souvent  fort  impertinentes.  Sitôt 
qu'elle  s'attaquait  de  la  sorte,  soit  à  moi,  soit  à  un 
autre,  M.  de  Cambremer  se  mettait  à  regarder  la 
victime  en  riant.  Comme  le  marquis  était  louche  — 
ce  qui  donne  une  intention  d'esprit  à  la  gaieté  même 
des  imbéciles  —  l'effet  de  ce  rire  était  de  ramener 


SODOMF  ET  GOMORRHE  147 

un  peu  de  pupille  sur  le  blanc,  sans  cela  complet, 
de  l'œil.  Ainsi  une  éclaircie  met  un  peu  de  bleu  dans 
un  ciel  ouaté  de  nuages.  Le  monocle  protégeait,  du 
reste,  comme  un  verre  sur  un  tableau  précieux,  cetta 
opération  délicate.  Quant  à  l'intention  même  du 
ru^e,  on  ne  sait  trop  si  elle  était  aimable  :  «  Ah  ! 
gradin  !  vous  pouvez  dire  que  vous  êtes  à  envier. 
Vous  êtes  dans  les  faveurs  d'une  femme  d'un  rude 
esprit»,  ou  rosse:  «Hé  bien,  monsieur,  j'espère 
qu'on  vous  arrange,  vous  an  avalez  des  couleuvres  »  ; 
ou  serviable  :  «  Vous  savez  le  suis  là,  je  prends  la 
chose  en  riant  parce  que  c'est  pure  plaisanterie, 
mais  je  ne  vous  laisserais  pas  malmener  »  ;  ou  cruel- 
lement comphce  :  «  Je  n'ai  pas  à  mettre  mon  petit 
grain  de  sel  mais,  vous  voyez,  je  me  tords  de  toutes 
les  avanies  qu'elle  vous  prodigue.  Je  ngoie  comme 
un  bossu,  donc  j'approuve,  moi  le  mari.  Aussi,  s'il 
vous  prenait  fantaisie  de  vous  rebiffer,  vous  trouve- 
riez à  qui  parler,  mon  petit  monsieur.  Je  vous 
administrerais  d'abord  une  paire  de  claques,  et 
soignées,  puis  nous  irions  croiser  le  fer  dans  la  forêt 
de  Chantepie.  » 

Quoi  qu'il  en  fût  de  ces  diverses  interprétations 
de  la  gaîté  du  mari,  les  foucades  de  la  femme  pre- 
naient vite  fin.  Alors  M.  de  Cambremer  cessait  de  nre, 
la  prunelle  momentanée  disparaissait,  et  comme  on 
avait  perdu  depuis  quelques  minutes  l'habitude  de 
l'œil  tout  blanc,  il  donnait  à  ce  rouge  Normand 
quelque  chose  à  la  fois  d'exsangue  et  d'extatique, 
comme  si  le  marquis  venait  d'être  opéré  ou  s'il 
implorait  du  ciel,  sous  aon  monocle,  les  palmes  du 
martyie. 


CHAPITRE  TROISIÈME 


Tristesses  de  M.  de  Charlus.  Son  duel  fictif.  Les 
stations  du  «  Transatlantique  ».  Fatigué  d'Alberiine, 
je  veux  rompre  avec  elle. 

Je  tombais  de  sommeil.  Je  fus  monté  en  ascenseur 
jusqu'à  mon  étage  non  par  le  liftier,  mais  par  le 
chasseur  louche,  qui  engagea  la  conversation  pour 
me  raconter  que  sa  sœur  était  toujours  avec  le 
Monsieur  si  riche,  et  qu'une  fois,  comme  elle  avait 
envie  de  retourner  chez  elle  au  lieu  de  rester  sérieuse, 
son  Monsieur  avait  été  trouver  la  mère  du  chasseur 
louche  et  des  autres  enfants  plus  fortunés,  'aquelle 
avait  ramené  au  plus  vite  l'insensée  chez  son  ami. 
«  Vous  savez.  Monsieur,  c'est  une  grande  dame  que 
ma  sœur.  Elle  touche  du  piano,  cause  l'espagnol. 
Et  vous  ne  le  croiriez  pas,  pour  la  sœur  du  simple 
employé  qui  vous  fait  monter  l'ascenseur,  elle  ne  se 
refuse  rien  ;  Madame  a  sa  femme  de  chambre  à  elle, 
je  ne  serais  pas  épaté  qu'elle  ait  un  jour  sa  voiture. 
Elle  est  très  jolie,  si  vous  la  voyiez,  un  peu  trop 
fière,  mais  dame  !  ça  se  comprend.  Elle  a  beaucoup 
d'esprit.  Elle  ne  quitte  jamais  un  hôtel  sans  se 
soulager    dans   une   armoire,    une   commode,    pour 


I50    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

laisser  un  petit  souvenir  à  la  femme  de  chambre  qui 
aura  à  nettoyer.  Quelquefois  même,  dans  une  voiture, 
elle  fait  ça,  et  après  avoir  payé  sa  course,  se  cache 
dans  un  coin,  histoire  de  rire  en  voyant  rouspéter 
le  cocher  qui  a  à  relaver  sa  voiture.  Mon  père  était 
bien  tombé  aussi  en  trouvant  pour  mon  jeune  frère 
ce  prince  indien  qu'il  avait  connu  autrefois.  Naturel- 
lement, c'est  un  autre  genre.  Mais  la  position  est 
superbe.  S'il  n'y  avait  pas  les  voyages,  ce  serait  le 
rêve.  Il  n'y  a  que  moi  jusqu'ici  qui  suis  resté  siir  le 
carreau.  Mais  on  ne  peut  pas  savoir.  La  chance  est 
dans  ma  famille  ;  qui  sait  si  je  ne  serai  pas  un  jour 
président  de  la  République  ?  Mais  je  vous  fais 
babiller  (je  n'avais  pas  dit  une  seule  parole  et  je 
commençais  à  m'endormir  en  écoutant  les  siennes). 
Bonsoir,  Monsieur.  Oh  !  merci.  Monsieur.  Si  tout  le 
monde  avait  aussi  bon  cœur  que  vous  il  n'y  aurait 
plus  de  malheureux.  Mais,  comme  dit  ma  sœur,  il 
faudra  toujours  qu'il  y  en  ait  pour  que,  maintenant 
que  je  suis  riche,  je  puisse  un  peu  les  emmerder. 
Passez-moi  l'expression.  Bonne  nuit.  Monsieur.  » 

Peut-être  chaque  soir  acceptons-nous  le  risque  de 
vivre,  en  dormant,  des  souffrances  que  nous  considé- 
rons comme  nulles  et  non  avenues  parce  qu'elles 
seront  ressenties  au  cours  d'un  sommeil  que  nous 
croyons  sans  conscience. 

En  effet,  ces  soirs  oîi  je  rentrais  tard  de  la  Raspe- 
lière,  j'avais  très  sommeil.  Mais,  dès  que  les  froids 
vinrent,  je  ne  pouvais  m'endormir  tout  de  suite  car 
e  feu  éclairait  comme  si  on  eût  allumé  une  lampe. 
Seulement  ce  n'était  qu'une  flambée,  et  —  comme 
une  lampe  aussi,  comme  le  jour  quand  le  soir  tombe 
—  sa  trop  vive  lumière  ne  tardait  pas  à  baisser  ;  et 
j'entrais  dans  le  sommeil,  lequel  est  comme  un  second 
appartement  que  nous  aurions  et  où,  délaissant  le 
nôtre,  nous  serions  allé  dormir.  Il  a  des  sonneries  à 
lui,    et    nous    y    sommes    quelquefois    violemment 


SODOME  ET   GOMORRHE  T51 

réveillés  par  un  bruit  de  timbre,  parfaitement  entendu 
de  nos  oreilles,  quand  pourtant  personne  n'a  sonné. 
Il  a  ses  dome^tiques,  ses  visiteurs  particuliers  qui 
viennent  nous  chercher  pour  sortir,  de  sorte  que 
nous  sommes  prêts  à  nous  lever  quand  force  nous 
est  de  constater,  par  notre  presque  immédiate  trans- 
migration dans  l'autre  appartement,  celui  de  la 
veille,  que  la  cKambre  est  vide,  que  personne  n'est 
venu.  La  race  qui  l'habite,  comme  celle  des  premiers 
humains,  est  androgyne.  Un  homme  y  apparaît  au 
bout  d'un  instant  sous  l'aspect  d'une  femme.  Les 
choses  y  ont  une  aptitude  à  devenir  des  hommes, 
les  hommes  des  amis  et  des  ennemis.  Le  temps  qui 
s'écoule  pour  le  dormeur,  durant  ces  sommeils-là, 
est  absolument  différent  du  temps  dans  lequel 
s'accomplit  la  vie  de  l'homme  réveillé.  Tantôt  son 
cours  est  beaucoup  plus  rapide,  un  quart  d'heure 
semble  une  journée  ;  quelquelois  beaucoup  plus  long, 
on  croit  n'avoir  fait  qu'un  léger  somme,  on  a  dormi 
tout  le  jour.  Alors,  sur  le  char  du  sommeil,  on  descend 
dans  des  profondeurs  où  le  souvenir  ne  peut  plus  le 
rejoindre  et  en  deçà  desquelles  l'esprit  a  été  obligé 
de  rebrousser -chemm. 

L'attelage  du  sommeil,  semblable  à  celui  du  soleil, 
va  d'un  pas  si  égal,  dans  une  atmosphère  où  ne  peut 
plus  l'arrêter  aucune  résistance,  qu'il  faut  quelque 
petit  caillou  aérolithique  étranger  à  nous  (dardé  de 
l'azur  par  quel  Inconnu)  pour  attemdre  le  sommeil 
régulier  (qui  sans  cela  n'aurait  aucune  raison  de 
s'arrêter  et  durerait  d'un  mouvement  pareil  jusque 
dans  les  siècles  des  siècles)  et  le  faire,  d'une  brusque 
courbe,  revenir  vers  le  réel,  brûler  les  étapes,  tra- 
verser .es  régions  voisines  de  la  vie  —  où  bientôt 
le  dormeur  entendra,  de  celle-ci,  les  rumeurs  presque 
vagues  encore,  mais  déjà  perceptibles,  bien  que 
déformées  —  et  atterrir  brusquement  au  réveil.  1 
Alors  de  ces  sommeils  profonds  on  s'éveille  dans  une  l 


152    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

aurore,  ne  sachant  qui  on"  est,  n'étant  personne,  neuf, 
prêt  à  tout,  le  cerveau  se  trouvant  vidé  de  ce  passé 
qui  était  la  vie  jusque-là.  Et  peut-être  est-ce  plus 
beau  encore  quand  l'atterrissage  du  réveil  se  fait 
brutalement  et  que  nos  pensées  du  sommeil,  dérobées 
par  une  chape  d'oubU,  n'ont  pas  le  temps  de  revenir 
progressivement  avant  que  le  sommeil  ne  cesse. 
Alors  du  noir  orage  qu'il  nous  semble  avoir  traversé 
(mais  nous  ne  disons  même  pas  nous)  nous  sortons 
gisants,  sans  pensées,  un  «  nous  »  qui  serait  sans 
contenu.  Quel  coup  de  marteau  l'être  ou  la  chose 
qui  est  là  a-t-elle  reçu  pour  tout  ignorer,  stupéfaite 
jusqu'au  moment  où  la  mémoire  accourue  lui  rend 
la  conscience  ou  la  personnalité  ?  Encore,  pour  ces 
deux  genres  de  réveil,  faut-il  ne  pas  s'endormir, 
même  profondément,  sous  la  loi  de  l'habitude.  Car 
tout  ce  que  l'habitude  enserre  dans  ses  filets,  elle  le 
surveille,  il  faut  lui  échapper,  prendre  le  sommeil  au 
moment  où  on  croyait  faire  tout  autre  chose  que 
dormir,  prendre  en  un  mot  un  sommeil  qui  ne  demeure 
pas  sous  la  tutelle  de  la  prévoyance^  avec  la  compa- 
gnie, même  cachée,  de  la  réflexion. 

Du  moins,  dans  ces  réveils  tels  que  je  viens  de  les 
décrire,  et  qui  étaient  la  plupart  du  temps  les  miens 
quand  j'avais  dîné  la  veille  à  la  Raspelière,  tout  se 
passait  comme  s'il  en  était  ainsi,  et  je  peux  en  témoi- 
gner, moi  l'étrange  humain  qui,  en  attendant  que 
la  mort  le  délivre,  vis  les  volets  clos,  ne  sais  rien  du 
monde,  reste  immobile  comme  un  hibou  et,  comme 
celui-ci,  ne  vois  un  peu  clair  que  dans  les  ténèbres. 
Tout  se  passe  comme  s'il  en  était  ainsi,  mais  peut- 
être  seule  une  couche  d'étoupe  a-t-elle  empêché  le 
dormeur  de  percevoir  le  dialogue  intérieur  des  souve- 
nirs et  le  verbiage  incessant  du  sommeil.  Car  (ce 
qui  peut,  du  reste,  s'expliquer  aussi  bien  dans  le 
premier  système,  plus  vaste,  plus  mystérieux,  plus 
astral)  au  moment  où  le  réveil  se  produit,  le  dormeur 


SODOME  ET   GOMORRHE  153 

entend  une  voix  intérieure  qui  lui  dit  :  a  Viendrez- 
vous  à  ce  dîner  ce  soir,  cher  ami  ?  comme  ce  serait 
agréable  !  »  et  pense  :  «  Oui,  comme  ce  sera  agréable, 
j'irai  »  ;  puis,  le  réveil  s'accentuant,  il  se  rappelle 
soudain  :  «  Ma  grand' mère  n'a  plus  que  quelques 
semaines  à  vivre,  assure  le  docteur.  »  Il  sonne,  il 
pieure  à  l'idée  que  ce  ne  sera  pas,  comme  autrefois, 
sa  grand' mère,  sa  grand 'mère  mourante,  mais  un 
indifférent  valet  de  chambre  qui  va  venir  lui  répondre. 
Du  reste,  quand  le  sommeil  l'emmenait  si  loin  hors\ 
du  monde  habité  par  le  souvenir  et  la  pensée,  à 
travers  un  éther  où  il  était  seul,  plus  que  seul,  n'ayant 
même  pas  ce  compagnon  où  l'on  s'aperçoit  soi-même, 
il  était  hors  du  temps  et  de  ses  mesures.  Déjà  le 
valet  de  chambre  entre,  et  il  n'ose  lui  demander 
l'heure,  car  il  ignore  s'il  a  dormi,  combien  d'heures 
il  a  dormi  (il  se  demande  si  ce  n'est  pas  combien  de 
jours,  tant  il  revient  le  corps  rompu  et  l'esprit 
reposé,  le  cœur  nostalgique,  comme  d'un  voyage 
trop  lointain  pour  n'avoir  pas  duré  longtemps). 

Certes  on  peut  prétendre  qu'il  n'y  a  qu'un  temps, 
poiu:  la  futile  raison  que  c'est  en  regardant  ia  pendule 
qu'on  a  constaté  n'être  qu'un  quart  d'heure  ce 
qu'on  avait  cru  une  journée.  Mais  au  moment  où 
on  le  constate,  on  est  justement  un  homme  éveillé,^ 
plongé  dans  le  temps  des  hommes  éveillés,  on  a' 
déserté  l'autre  temps.  Peut-être  même  plus  qu'un 
autre  temps  :  une  autre  vie.  Les  plaisirs  qu'on  a  dans 
le  sommeil,  on  ne  les  fait  pas  ûgurer  dans  le  compte 
des  plaisirs  éprouvés  au  cours  de  l'existence.  Pour 
ne  faire  allusion  qu'au  plus  vulgairement  sensuel  de 
tous,  qui  de  nous,  au  réveil,  n  a  ressenti  quelque 
agacement  d'avoir  éprouvé,  en  dormant,  un  plaisir 
que,  si  l'on  ne  veut  pas  trop  se  fatiguer,  on  ne  peut 
plus,  une  fois  éveillé,  renouveler  indéfiniment  ce 
jour-là  ?  C'est  comme  du  bien  perdu.  On  a  eu  du 
plaisir  dans  une  autre  vie  qui  n'est  pas  la  nôtre. 


154    -^   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS   PERDU 

Souffrances  et  plaisirs  du  rêve  (qui  généralement 
s'évanouissent  bien  vite  au  réveil),  si  nous  les  faisons 
figurer  dans  un  budget,  ce  n'est  pas  dans  celui  de  la 
vie  courante. 

J'ai  dit  deux  temps  ;  peut-être  n'y  en  a-t-il  qu'un 
seul,  non  que  celui  de  l'homme  éveillé  soit  valable 
pour  le  dormeur  mais  peut-être  parce  que  l'autre 
vie,  celle  où  on  dort,  n'est  pas  —7-  dans  sa  partie 
profonde  —  soumise  à  la  catégorie  du  temps.  Je  me 
le  figurais  quand,  aux  lendemains  des  dîners  à  la 
Raspelière,  je  m'endormais  si  complètement.  Voici 
pourquoi.  Je  commençais  à  me  désespérer,  au  réveil, 
en  voyant  qu  après  que  j'avais  sonné  dix  fois,  le 
valet  de  chambre  n'était  pas  venu.  A  la  onzième 
il  entrait.  Ce  n'était  que  la  première.  Les  dix  autres 
n'éta.ent  que  des  ébauches,  dans  mon  sommeil  qui 

i    durait  encore,  du  coup  de  sonnette  que  je  voulais. 

'    Mes  mains  gourdes  n'avaient  seulement  pas  bougé. 

^  Or  ces  matins-là  (et  c'est  ce  qui  me  fait  dire  que  le 
somme!  .gnore  peut-être  la  loi  du  temps),  mon  effort 
pour  m'éveilier  consistait  surtout  en  un  effort  pour 
faire  entrer  le  bloc  obscur,  non  défini,  du  sommeil  que 
je  venais  de  vivre,  aux  cadres  du  temps.  Ce  n'est 
pas  tâche  facile  ;  le  sommeil,  qui  ne  sait  si  nous 
avons  dormi  deux  heures  ou  deux  jours,  ne  peut 
nous  fournir  aucun  point  de  repère.  Et  si  nous  n'en 
trouvons  pas  au  dehors,  ne  parvenant  pas  à  rentrer 
dans  le  temps,  nous  nous  rendormons  pour  cmq 
minutes,  qui  nous  semblent  trois  heures. 

J'ai  tou)ours  dit  —  et  expérimenté  —  que  le  plus 
puissant  des  hypnotiques  est  le  sommeil.  Après  avoir 
dormi  proiondémeni  deux  heures,  s'être  battu  avec 
tant  de  géants,  et  avoir  noué  pour  toujours  tant 
d'amitiés,  il  est  bien  plus  diflicile  de  s'éveiller  qu'après 
avoir  pris  plusieurs  grammes  de  véronal.  Aussi, 
raisonnant  de  l'un  à  l'autre,  je  lus  surpris  d'apprendre 
par   le   philosophe»  norvégien,    qui   le  tenait  de  M. 


SODOME  ET   GOMORRHE  155 

Boutroux,  «  son  éminent  collègue  —  pardon,  son 
contrère  »,  —  ce  que  M.  Bergson  pensait  des  altéra- 
tions particulières  de  la  mémoire  dues  aux  hypno- 
tiques.  «  Bien  entendu,  aurait  dit  M.  Bergson  à 
M.  Boutroux,  à  en  croire  le  philosophe  norvé;^ien,  les 
hypnotiques  pris  de  temps  en  temps,  à  doses  modé- 
rées, n'ont  pas  d'influence  sur  cette  solide  mémoire 
de  notre  vie  de  tous  les  jours,  si  bien  mstallée  en  nous. 
Mais  il  est  d'autres  mémoires,  plus  hautes,  plus 
instables  aussi.  Un  de  mes  collègues  fait  un  cours 
d'histoire  ancienne.  Il  m'a  dit  que  si,  la  veille,  il  avait 
pris  un  cachet  pour  dormir,  il  avait  de  la  peine, 
pendant  son  cours,  à  retrouv^er  les  citations  grecques 
dont  il  avait  besoin.  Le  docteur  qui  lui  avait  recom- 
mandé ces  cachets  lui  assura  qu'ils  étaient  sans 
influence  sur  la  mémoire.  «  C'est  peut-être  que  vous 
n'avez  pas  à  faire  de  citations  grecques  »,  lui  avait 
répondu  l'historien,  non  sans  un  orguei;  moqueur.  » 

Je  ne  sais  si  cette  conversation  entre  M.  Bergson  et 
M,  Boutroux  est  exacte.  Le  philosophe  norvégien, 
pourtant  si  profond  et  si  clair,  si  passionnément 
attentif,  a  pu  mal  comprendre.  Personnellement  mon 
expérience  m'a  donné  des  résultats  opposés. 

Les  moments  d'oubh  qui  suivent,  le  lendemain, 
l'ingestion  de  certains  narcotiques  ont  une  ressem- 
blance partielle  seulement,  mais  troublante,  avec 
l'oubli  qui  règne  au  cours  d'une  nuit  de  sommeil 
naturel  et  profond.  Or,  ce  que  j'oublie  dans  l'un  et 
l'autre  cas,  ce  n'est  pas  tel  vers  de  Baudelaire  qui  me 
fatigue  plutôt,  «  ainsi  qu'un  tympanon  »,  ce  n'est 
pas  tel  concept  d'un  des  philosophes  cités,  c'est  la 
réalité  elle-même  des  choses  vulgaires  qui  m'entou- 
rent —  SI  je  dors  —  et  dont  la  non-percept'on  fait 
de  moi  un  fou  ;  c  est,  si  je  suis  éveiilé  et  sors  à  la 
suite  d'un  sommeil  artificiel,  non  pas  le  système  de 
Porphyre  ou  de  Plotin,  dont  je  puis  discuter  aussi 
bien   qu'un   autre   jour,    mais   la   réponse   que   j'ai 


156    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

promis  de  donner  à  une  invitation,  au  souvenir  de 
laquelle  s'est  substitué  un  pur  blanc.  L'idée  élevée 
est  restée  à  sa  place  ;  ce  que  l'hypnotique  a  mis 
hors  d'usage  c'est  le  pouvoir  d'agir  dans  les  petites 
choses,  dans  tout  ce  qui  demande  de  l'activité  pour 
ressaisir  juste  à  temps,  pour  empoigner  tel  souvenir 
de  la  vie  de  tous  les  jours.  Malgré  tout  ce  qu'on  peut 
dire  de  la  survie  après  la  destruction  du  cerveau,  je 
remarque  qu'à  chaque  altération  du  cerveau  corres- 
pond un  fragment  de  mort.  Nous  possédons  tous  nos 
souvenirs,  sinon  la  faculté  de  nous  les  rappeler,  dit 
d'après  M.  Bergson  le  grand  philosophe  norvégien, 
dont  je  n'ai  pas  essayé,  pour  ne  pas  ralentir  encore, 
d'imiter  le  langage.  Sinon  la  faculté  de  se  les  rappeler. 
Mais  qu'est-ce  qu'un  souvenir  qu'on  ne  se  rappelle 
pas  ?  Ou  bien,  allons  plus  loin.  Nous  ne  nous  rappe- 
lons pas  nos  souvenirs  des  trente  dernières  années  ; 
mais  ils  nous  baignent  tout  entiers  ;  pourquoi  alors 
s'arrêter  à  trente  années,  pourquoi  ne  pas  prolonger 
jusqu'au  delà  de  la  naissance  cette  vie  antérieure  ? 
Du  moment  que  je  ne  connais  pas  toute  une  partie 
des  souvenirs  qui  sont  derrière  moi,  du  moment  qu'ils 
me  sont  invisibles,  que  je  n'ai  pas  la  faculté  de  les 
appeler  à  moi,  qui  me  dit  que,  dans  cette  masse 
inconnue  de  moi,  il  n'y  en  a  pas  qui  remontent  à 
bien  au  delà  de  ma  vie  humaine  ?  Si  je  puis  avoir  en 
moi  et  autour  de  moi  tant  de  souvenirs  dont  je  ne 
me  souviens  pas,  cet  oubli  (du  moins  oubli  de  fait 
puisque  je  n'ai  pas  la  faculté  de  rien  voir)  peut  porter 
sur  une  vie  que  j'ai  vécue  dans  le  corps  d'un  autre 
homme,  même  sur  une  autre  planète.  Un  même  oubh 
eiïace  tout.  Mais  alors  que  signifie  cette  immortalité 
de  l'âme  dont  le  philosophe  norvégien  afiirmait  la 
réalité  ?  L'être  que  je  serai  après  la  mort  n'a  pas  plus 
de  raisons  de  se  souvenir  de  l'homme  que  je  "suis 
depuis  ma  naissance  que  ce  dernier  ne  se  souvient 
de  ce  que  j'ai  été  avant  elle. 


SODOME  ET   GOMORRHE  157 

Le  valet  de  chambre  entrait.  Je  ne  lui  disais  pas 
que  j'avais  sonné  plusieurs  fois,  car  je  me  rendais 
compte  que  je  n'avais  fait  jusque-là  que  le  rêve  que 
je  sonnais.  J'étais  effrayé  pourtant  de  penser  que  ce 
rêve  avait  eu  la  netteté  de  la  connaissance.  La  con- 
naissance aurait-elle,  réciproquement,  l'irréalité  du 
s  rêve  ? 

En  revanche,  je  lui  demandais  qui  avait  tant  sonné 
cette  nuit.  Il  me  disait  :  personne,  et  pouvait  l'affir- 
mer, car  le  «  tableau  »  des  sonneries  eût  marqué. 
Pourtant  j'entendais  les  coups  répétés,  presque 
furieux,  qui  vibraient  encore  dans  mon  oreille  et 
devaient  me  rester  perceptibles  pendant  plusieurs 
jours.  Il  est  pourtant  rare  que  le  sommeil  jette  ainsi 
dans  la  vie  éveillée  des  souvenirs  qui  ne  meurent  pas 
avec  lui.  On  peut  compter  ces  aérolithes.  Si  c'est 
une  idée  que  le  sommeil  a  forgée,  elle  se  dissocie  très 
vite  en  fragments  ténus,  irretrouvables.  Mais,  là,  le 
sommeil  avait  fabriqué  des  sons.  Plus  matériels  et 
plus  simples,  ils  duraient  davantage. 

J'étais  étonné  de  l'heure  relativement  matinale 
que  me  disait  le  valet  de  chambre.  Je  n'en  étais 
pas  moins  reposé.  Ce  sont  les  sommeils  légers  qui 
ont  une  longue  durée,  parce  qu'intermédiaires  entre 
la  veille  et  le  sommeil,  gardant  de  la  première  une 
notion  un  peu  effacée  mais  permanente,  il  leur  faut 
infiniment  plus  de  temps  pour  nous  reposer  qu'tin 
sommeil  profond,  lequel  peut  être  court.  Je  me 
sentais  bien  à  mon  aise  pour  une  autre  raison.  S'il 
suffit  de  se  rappeler  qu'on  s'est  fatigué  pour  sentir 
péniblement  sa  fatigue,  se  dire  :  «  Je  me  suis  reposé  » 
suffit  à  créer  le  repos.  Or  j'avais  rêvé  que  M.  de 
Charlus  avait  cent  dix  ans  et  venait  de  donner  une 
paire  de  claques  à  sa  propre  mère  ;  de  M™«  Verdurin, 
qu'elle  avait  acheté  cinq  milliards  un  bouquet  de 
violettes  ;  j'étais  donc  assuré  d'avoir  dormi  profon- 
dément, rêvé  à  rebours  de  mes  notions  de  la  veille 


158    A  LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

et  de  toutes  les  possibilités  de  la  vie  courante  ;  cela 
suffisait  pour  que  je  me  sentisse  tout  reposé. 

J'aurais  bien  étonné  ma  mère,  qui  ne  pouvait 
comprendre  l'assiduité  de  M.  de  Charlus  chez  les 
Verdurm,  si  je  lui  avais  raconté  (précisément  le  jour 
où  avait  été  commandée  la  toque  d'Albertine,  sans 
rien  lui  en  dire  et  pour  qu'elle  en  eût  la  surprise) 
avec  qui  M.  de  Charlus  était  venu  dîner  dans  un 
salon  au  Grand-Hôtel  de  Balbec.  L'invité  n'était 
autre  que  le  valet  de  pied  d'une  cousine  des  Cambre- 
mer.  Ce  valet  de  pied  était  habillé  avec  une  grande 
élégance  et,  quand  il  traversa  le  hall  avec  le  baron, 
il  «  fit  homme  du  monde  »  aux  yeux  des  touristes, 
comme  aurait  dit  Saint-Loup.  Même  les  jeunes 
chasseurs,  les  «  lévites  »  qui  descendaient  en  foule 
les  degrés  du  temple  à  ce  moment,  parce  que  c'était 
celui  de  la  relève,  ne  firent  pas  attention  aux  deux 
arrivants,  dont  l'un,  M.  de  Ch  /lus,  tenait,  en  bais- 
sant les  yeux,  à  montrer  qu'il  leur  en  accordait  très 
peu.  Il  avait  l'air  de  se  frayer  un  passage  au  milieu 
d'eux.  «  Prospérez,  cher  espoir  d'une  nation  sainte  », 
dit-il  en  se  rappelant  des  vers  de  Racine,  cités  dans 
un  tout  autre  sens.  «  Plaît-il  ?  »  demanda  le  valet 
de  pied,  peu  au  courant  des  classiques.  M.  de  Charlus 
ne  lui  répondit  pas,  car  il  mettait  un  certain  orgueil 
à  ne  pas  tenir  compte  des  questions  et  à  marcher 
droit  devant  lui  comme  s'il  n'y  avait  pas  eu  d'autres 
cHents  de  l'hôtel  et  s'il  n'existait  au  monde  que  lui, 
baron  de  Charlus.  Mais  ayant  continué  les  vers  de 
Josabeth  :  «  Venez,  venez,  mes  filles  »,  il  se  sentit 
dégoûté  et  n'ajouta  pas,  comme  elle:  «il  faut  les 
appeler  »,  car  ces  jeunes  enfants  n'avaient  pas  encore 
atteint  l'âge  où  le  sexe  est  entièrement  formé  et 
qu    plaisait  à  M.  de  Charlus. 

D'ailleurs,  s'il  avait  écrit  au  valet  de  pied  de 
M°»«  de  Chevregny,  parce  qu'il  ne  doutait  pas  de  sa 
docihté,  il  l'avait  espéré  plus  viril.  Il  le  trouvait,  à 


SODOME  ET   GOMORRHE  159 

le  voir,  plus  efféminé  qu'il  n'eût  voulu.  Il  lui  dit 
qu'il  aurait  cru  avoir  affaire  à  quelqu'un  d'autre,  car 
il  connaissait  de  vue  un  autre  valet  de  pied  de  M™^  de 
Chevregny,  qu'en  effet  il  avait  remarqué  sur  la 
voiture.  C'était  une  espèce  de  paysan  fort  rustaud, 
tout  l'opposé  de  celui-ci,  qui,  estimant  au  contraire 
ses  mièvreries  autant  de  supériorités  et  ne  doutant 
pas  que  ce  fussent  ces  qualités  d'homme  du  monde 
qui  eussent  séduit  M.  de  Charlus,  ne  comprit  même 
pas  de  qui  le  baron  voulait  parler,  «  Mais  je  n'ai 
aucun  camarade  qu'un  que  vous  ne  pouvez  pas  avoir 
reluqué,  il  est  affreux,  il  a  l'air  d'un  gros  paysan.  » 
Et  à  l'idée  que  c'était  peut-être  ce  rustre  que  le 
baron  avait  vu,  il  éprouva  une  piqûre  d'amour- 
propre.  Le  baron  la  devina  et,  élargissant  son  en- 
quête :  «  Mais  je  n'ai  pas  fait  un  vœu  spécial  de  ne 
connaître  que  des  gens  de  M^^e  de  Chevregny,  dit-il. 
Est-ce  que  ici,  ou  à  Paris  puisque  vous  partez 
bientôt,  vous  ne  pourriez  pas  me  présenter  beaucoup 
de  vos  camarades  d'une  maison  ou  d'une  autre  ? 
—  Oh  !  non  !  répondit  le  valet  de  pied,  je  ne  fréquente 
personne  de  ma  classe.  Je  ne  leur  parie  que  pour  le 
service.  Mais  il  y  a  quelqu'un  de  très  bien  que  je 
pourrai  vous  faire  connaître.  —  Qui  ?  demanda  le 
baron.  —  Le  prince  de  Guermantes.  »  M.  de  Charlus 
fut  dépité  qu'on  ne  lui  offrit  qu'un  homme  de  cet 
âge,  et  pour  lequel,  du  reste,  il  n'avait  pas  besoin  de 
la  recommandation  d'un  valet  de  pied.  Aussi  déclina- 
t-il  l'offre  d'un  ton  sec  et,  ne  se  laissant  pas  découra- 
ger par  les  prétentions  mondaines  du  larbin,  recom- 
mença à  lui  expliquer  ce  qu'il  voudrait,  le  genre,  le 
type,  soit  un  jockey,  etc..  Craignant  que  le  notaire, 
qui  passait  à  ce  moment-là,  ne  l'eût  entendu,  il  crut 
fin  de  montrer  qu'il  parlait  de  tout  autre  chose 
que  de  ce  qu'on  aurait  pu  croire  et  dit  avec  insistance 
et  à  la  cantonade,  mais  comme  s'il  ne  faisait  que 
continuer  sa  conversation  :  a  Oui,  malgré  mon  âge 


i6o    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

j'ai  gardé  le  goût  de  bibeloter,  le  goût  des  jolis 
bibelots,  je  fais  des  folies  pour  un  vieux  bronze,  pour 
un  lustre  ancien.   J'adore  le  Beau.  » 

Mais  pour  faire  comprendre  au  valet  de  pied  le 
changement  de  sujet  qu'il  avait  exécuté  si  rapide- 
ment, M.  de  Charlus  pesait  tellement  sur  chaque 
mot,  et  de  plus,  pour  être  entendu  du  notaire,  il  les 
criait  tous  si  fort,  que  tout  ce  jeu  de  scène  eût  su£6  à 
déceler  ce  qu'il  cachait  pour  des  oreilles  plus  averties 
que  celles  de  l'officier  ministériel.  Celui-ci  ne  se  douta 
de  rien,  non  plus  qu'aucun  autre  chent  de  l'hôtel, 
qui  virent  tous  un  élégant  étranger  dans  le  valet  de 
pied  si  bien  mis.  En  revanche,  si  les  hommes  du 
monde  s'y  trompèrent  et  le  prirent  pour  un  Américain 
très  chic,  à  peine  parut-il  devant  les  domestiques 
qu'il  fut  deviné  par  eux,  comme  un  forçat  reconnaît 
un  forçat,  même  plus  vite,  flairé  à  distance  comme 
un  animal  par  certains  animaux.  Les  chefs  de  rang 
levèrent  l'œil.  Aimé  jeta  un  regard  soupçonneux. 
Le  sommelier,  haussant  les  épaules,  dit  derrière  sa 
main,  parce  qu'il  crut  cela  de  la  politesse,  une  phrase 
désobligeante  que  tout  le  monde  entendit. 

Et  même  notre  vieille  Françoise,  dont  la  vue  bais- 
sait et  qui  passait  à  ce  moment-là  au  pied  de  l'esca- 
lier pour  aller  dîner  «  aux  courriers  »,  leva  la  tête, 
reconnut  un  domestique  là  où  des  convives  de  l'hôtel 
ne  le  soupçonnaient  pas  —  comme  la  vieille  nourrice 
Euryclée  reconnaît  Ulysse  bien  avant  les  prétendants 
assis  au  festin  —  et,  voyant  marcher  familièrement 
avec  lui  M.  de  Charlus,  eut  une  expression  accablée, 
comme  si  tout  d'un  coup  des  méchancetés  qu'elle 
avait  entendu  dire  et  n'avait  pas  crues  eussent 
acquis  à  ses  yeux  une  navrante  vraisemblance.  Elle 
ne  me  parla  jamais,  ni  à  personne,  de  cet  incident, 
mais  il  dut  faire  faire  à  son  cerveau  un  travail  consi- 
dérable, car  plus  tard,  chaque  fois  qu'à  Paris  elle 
eut  roccasion  de  voir  Jupien,  qu'elle  avait  jusque-là 


SODOME  ET   GOMORRHE  i6i 

tant  aimé,  elle  eut  toujours  avec  lui  de  la  politesse, 
mais  qui  avait  refroidi  et  était  toujours  additionnée 
d'une  forte  dose  de  réserve.  Ce  même  incident 
amena  au  contraire  quelqu'un  d'autre  à  me  faire  une 
confidence  ;  ce  fut  Aimé,  Quand  j'avais  croisé  M.  de 
Charlus,  celui-ci,  qui  n'avait  pas  cru  me  rencontrer, 
me  cria,  en  levant  la  main  :  «  bonsoir  »,  avec  l'indif- 
férence, apparente  du  moins,  d'un  grand  seigneur 
qui  se  croit  tout  permis  et  qui  trouve  plus  habile 
d'avoir  l'air  de  ne  pas  se  cacher.  Or  Aimé,  qui,  à  ce 
moment,  l'observait  d'un  œil  méfiant  et  qui  vit  que 
je  saluais  le  compagnon  de  celui  en  qui  il  était  cer- 
tain de  voir  un  domestique,  me  demanda  le  soir  même 
qui  c'était. 

Car  depuis  quelque  temps  Aimé  aimait  à  causer 
ou  plutôt,  comme  il  disait,  sans  doute  pour  marquer 
le  caractère  selon  lui  philosophique  de  ces  causeries, 
à  «  discuter  »  avec  moi.  Et  comme  je  lui  disais 
souvent  que  j'étais  gêné  qu'il  restât  debout  près  de 
moi  pendant  que  je  dînais  au  lieu  qu'il  pût  s'asseoir 
et  partager  mon  repas,  il  déclarait  qu'il  n'avait  jamais 
vu  un  client  ayant  «  le  raisonnement  aussi  juste  ».  Il 
causait  en  ce  moment  avec  deux  garçons.  Ils  m'a- 
vaient salué,  je  ne  savais  pas  pourquoi  ;  leurs  visages 
m'étaient  inconnus,  bien  que  dans  leur  conversation 
résonnât  une  rumeur  qui  ne  me  semblait  pas  nouvelle. 
Aimé  les  morigénait  tous  deux  à  cause  de  leurs 
fiançailles,  qu'il  désapprouvait.  Il  me  prit  à  témoin, 
je  dis  que  je  ne  pouvais  avoir  d'opinion,  ne  les  con- 
naissant pas.  Ils  me  rappelèrent  leur  nom,  qu'ils 
m'avaient  souvent  servi  à  Rivebelle.  IVIais  l'un  avait 
laissé  pousser  sa  moustache,  l'autre  l'avait  rasée  et 
s'était  fait  tondre  ;  et  à  cause  de  cela,  bien  que  ce 
fût  leur  tête  d'autrefois  qui  était  posée  sur  leurs 
épaules  (et  non  une  autre,  comme  dans  les  restaurations 
fautives  de  Notre-Dame),  elle  m'était  restée  aussi 
invisible  que  ces  objets  qui  échappent  aux  perquisi- 


i62    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

lions  les  plus  minutieuses,  et  qui  traînent  simplement 
aux  yeux  de  tous,  lesquels  ne  les  remarquent  pas,  sur 
une  cheminée.  Dès  que  le  sus  leur  nom,  |e  reconnus 
exactement  !a  musique  incertaine  de  leur  voix  parce 
que  je  revis  leur  anoen  visage  qui  la  déterminait. 
«  Ils  veulent  se  marier  et  ils  ne  savent  seulement  pas 
l'anglais  !  »  me  dit  Aimé,  qui  ne  songeait  pas  que 
j'étais  peu  au  courant  de  la  proiession  hôtelière  et 
comprenais  mal  que,  si  on  ne  sait  pas  les  langues 
étrangères,  on  ne  peut  pas  compter  sur  une  situation. 
Moi  qui  croyais  qu'il  saurait  aisément  que  le 
nouveau  dîneur  était  M,  de  Charlus,  et  me  figurais 
même  qu'il  devait  se  le  rappeler,  .'ayant  servi  dans 
la  salle  à  manger  quand  le  baron  était  venu,  pendant 
mon  premier  séjour  à  Balbec,  voir  M™*^  de  Villeparisis, 
je  lui  dis  son  nom.  Or  non  seulement  Aimé  ne  se 
rappelait  pas  le  baron  de  Charlus,  mais  ce  nom  parut 
lui  produire  une  impression  profonde.  Il  me  dit 
qu'il  chercherait  le  lendemain  dans  ses  affaires  une 
lettre  que  je  pourrais  peut-être  lui  exphquer.  Je  fus 
d'autant  plus  étonné  que  M.  de  Charlus,  quand  il 
avait  voulu  me  donner  un  hvre  de  Bergotte,  à  Balbec, 
ia  première  année,  avait  fait  spécialement  demander 
Aimé,  qu'il  avait  dû  retrouver  ensuite  dans  ce  res- 
taurant de  Paris  où  j'avais  déjeuné  avec  Saint-Loup 
et  sa  maîtresse  et  où  M.  de  Charlus  était  venu  nous 
espionner.  Il  est  vrai  qu'Aimé  n'avait  pu  accomplir 
en  personne  ces  missions,  étant,  une  fois,  couché  et, 
la  seconde  fois,  en  train  de  servir.  J'avais  pourtant  de 
grands  doutes  sur  sa  sincérité  quand  il  prétendait  ne 
pas  connaître  M.  de  Charlus.  D'une  part,  il  avait  dû 
convenir  au  baron.  Comme  tous  les  chefs  d'étage  de 
l'hôtel  de  Balbec,  comme  plusieurs  valets  de  chambre 
du  prince  de  Guermantes,  Aimé  appartenait  à  une 
race  plus  ancienne  que  celle  du  prmce,  donc  plus 
noble.  Quand  on  demandait  un  salon,  on  se  croyait 
d'abord  seul.  Mais  bientôt  dans  l'office  on  apercevait 


SODOME  ET  GOMORRHE  163 

un  sculptural  maître  d'hÔtel,  de  ce  genre  étrusque 
roux  dont  Aimé  était  le  type,  un  peu  vieilli  par  les 
excès  de  Champagne  et  voyant  venir  l'heure  néces- 
saire de  l'eau  de  Contrexé ville.  Tous  les  clients  ne 
leur  demandaient  pas  que  de  les  servir.  Les  commis, 
qui  étaient  jeunes,  scrupuleux,  pressés,  attendus  par 
une  maîtresse  en  ville,  se  dérobaient.  Aussi  Aimé 
leur  reprochait-il  de  n'être  pas  sérieux.  Il  en  avait 
le  droit.  Sérieux,  lui  l'était.  Il  avait  une  femme  et  des 
enfants,  de  l'ambition  pour  eux.  Aussi  les  avances 
qu'une  étrangère  ou  un  étranger  lui  faisaient,  il  ne 
les  repoussait  pas,  fallût-il  rester  toute  la  nuit.  Car 
le  travail  doit  passer  avant  tout.  Il  avait  tellement 
le  genre  qui  pouvait  plaire  à  M.  de  Charlus  que  je 
le  soupçonnai  de  mensonge  quand  il  me  dit  ne  pas  le 
connaître.  Je  me  trompais.  C'est  en  toute  vérité  que 
le  groom  avait  dit  au  baron  qu'Aimé  (qui  lui  avait 
passé  un  savon  le  lendemain)  était  couché  (ou  sorti), 
et  l'autre  fois  en  train  de  servir.  Mais  l'imagination 
suppose  au  delà  de  la  réalité.  Et  l'embarras  du  groom 
avait  probablement  excité  chez  M,  de  Charlus, 
quant  à  la  sincérité  de  ses  excuses,  des  doutes  qui 
avaient  blessé  chez  lui  des  sentiments  qu'Aimé  ne 
soupçonnait  pas.  On  a  vu  aussi  que  Saint-Loup  avait 
empêché  Aimé  d'aller  à  la  voiture  où  M.  de  Charlus 
qui,  je  ne  sais  comment,  s'était  procuré  la  nouvelle 
adresse  du  maître  d'hôtel,  avait  éprouvé  une  nouvelle 
déception.  Aimé,  qui  ne  l'avait  pas  remarqué, 
éprouva  un  étonnement  qu'on  peut  concevoir, quand, 
le  soir  même  du  jour  où  j'avais  déjeuné  avec  Saint- 
Loup  et  sa  maîtresse,  il  reçut  une  lettre  lermée  par  un 
cachet  aux  armes  de  Guermantes  et  dont  je  citerai 
ici  quelques  passages  comme  exemple  de  folie  unila- 
térale chez  un  homme  intei  igent  s'adressant  à  un 
imbécile  sensé.  «  Monsieur,  je  n'ai  pu  réussir,  malgré 
des  efforts  qui  étonneraient  bien  des  gens  cherchant 
inutilement  à  être  reçus  et  salués  par  moi,  à  obtenir 


i64    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  vous  écoutiez  les  quelques  explications  que  vous 
ne  me  demandiez  pas  mais  que  je  croyais  de  ma  dignité 
et  de  la  vôtre  de  vous  offrir.  Je  vais  donc  écrire  ici 
ce  qu'il  eût  été  plus  aisé  de  vous  dire  de  vive  voix. 
Je  ne  vous  cacherai  pas  que,  la  première  fois  que  je 
vous  ai  vu  à  Balbec,  votre  figure  m'a  été  franchement 
antipathique.  »  Suivaient  alors  des  réflexions  sur  la 
ressemblance  —  remarquée  le  second  jour  seulement 
—  avec  un  ami  défunt  pour  qui  M.  de  Charlus  avait  eu 
une  grande  affection.  «  J'avais  eu  alors  un  moment 
l'idée  que  vous  pouviez,  sans  gêner  en  rien  votre 
profession,  venir,  en  faisant  avec  moi  les  parties  de 
cartes  avec  lesquelles  sa  gaieté  savait  dissiper  ma 
tristesse,  me  donner  l'illusion  qu'il  n'était  pas  mort. 
Quelle  que  soit  la  nature  des  suppositions  plus  ou 
moins  sottes  que  vous  avez  probablement  faites  et 
plus  à  la  portée  d'un  serviteur  (qui  ne  mérite  même 
pas  ce  nom  puisque  il  n'a  pas  voulu  servir)  que  la 
compréhension  d'un  sentiment  si  élevé,  vous  avez 
probablement  cru  vous  donner  de  l'importance, 
ignorant  qui  j'étais  et  ce  que  j'étais,  en  me  faisant 
répondre,  quand  je  vous  faisais  demander  un  Uvre, 
que  vous  étiez  couché  ;  or  c'est  une  erreur  de  croire 
qu'un  mauvais  procédé  ajoute  jamais  à  la  grâce, 
dont  vous  êtes  d'ailleurs  entièrement  dépourvu. 
J'aurais  brisé  là  si  par  hasard,  le  lendemain  matin, 
je  ne  vous  avais  pu  parler.  Votre  ressemblance  avec 
mon  pauvre  ami  s'accentua  tellement,  faisant 
disparaître  jusqu'à  la  forme  insupportable  de  votre 
menton  proéminent,  que  je  compris  que  c'était  le 
défunt  qui  à  ce  moment  vous  prêtait  de  son  expres- 
sion si  bonne  afin  de  vous  permettre  de  me  ressaisir, 
et  de  vous  empêcher  de  manquer  la  chance  unique  qui 
s'offrait  à  vous.  En  effet,  quoique  je  ne  veuille  pas, 
puisque  tout  cela  n'a  plus  d'objet  et  que  je  n'aurai 
plus  l'occasion  de  vous  rencontrer  en  cette  vie, 
mêler  à  tout  cela  de  brutales  questions  d'intérêt. 


SODOME  ET   GOMORRHE  165 

j'aurais  été  trop  heureux  d'obéir  à  la  prière  du 
mort  (car  je  crois  à  la  communion  des  saints  et  à 
leur  velléité  d'intervention  dans  le  destin  des  vivants), 
d'agir  avec  vous  comme  avec  lui,  qui  avait  sa  voi- 
ture, ses  domestiques,  et  à  qui  il  était  bien  naturel 
que  je  consacrasse  la  plus  grande  partie  de  mes 
revenus  puisque  je  l'aimais  comme  un  fils.  Vous  en 
avez  décidé  autrement.  A  ma  demande  que  vous  me 
rapportiez  un  livre,  vous  avez  fait  répondre  que  vous 
aviez  à  sortir.  Et  ce  matin,  quand  je  vous  a:  fait 
demander  de  venir  à  ma  voiture,  vous  m'avez,  si  je 
peux  parler  ainsi  sans  sacrilège,  renié  pour  la  troi- 
sième fois.  Vous  m'excuserez  de  ne  pas  mettre  dans 
cette  enveloppe  les  pourboires  élevés  que  je  comptais 
vous  donner  à  Balbec  et  auxquels  il  me  serait  trop 
pénible  de  m'en  tenir  à  l'égard  de  quelqu'un  avec 
qui  j'avais  cru  un  moment  tout  partager.  Tout  au 
plus  pourriez-vous  m'éviter  de  faire  auprès  de  vous, 
dans  votre  restaurant,  une  quatrième  tentative 
inutile  et  jusqu'à  laquelle  ma  patience  n'ira  pas. 
(Et  ici  M,  de  Charlus  donnait  son  adresse,  l'indication 
des  heures  où  on  le  trouverait,  etc..)  Adieu,  Monsieur. 
Commxe  je  crois  que,  ressemblant  tant  à  l'ami  que 
j'ai  perdu,  vous  ne  pouvez  être  entièrement  stupide, 
sans  quoi  la  physiognomonie  serait  une  science 
fausse,  je  suis  persuadé  qu'un  jour,  si  vous  repensez 
à  cet  incident,  ce  ne  sera  pas  sans  éprouver  quelque 
regret  et  quelque  remords.  Pour  ma  part,  croyez  que 
bien  sincèrement  je  n'en  garde  aucune  amertume. 
I  J'aurais  mieux  aimé  que  nous  nous  quittions  sur  un 
I  moins  mauvais  souvenir  que  cette  troisième  démar- 
I  che  inutile.  Elle  sera  vite  oubliée.  Nous  sommes 
\  comme  ces  vaisseaux  que  vous  avez  diî  apercevoir 
parfois  de  Balbec,  qui  se  sont  croisés  un  moment  ; 
il  eiJt  pu  y  avoir  avantage  pour  chacun  d'eux  à 
stopper  ;  mais  l'un  a  jugé  différemment  ;  bientôt  ils 
ne  s'apercevront  même  plus  à  l'horizon,  et  la  ren- 


i66    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

contre  est  effacée  ;  mais  avant  cette  séparation  défi- 
nitive, chacun  salue  l'autre,  £t  c'est  ce  que  fait  ici, 
Monsieur,  en  vous  souhaitant  bonne  chance,  le 
Baron  de  Charlus.  » 

Aimé  n'avait  pas  même  lu  cette  lettre  jusqu'au 
bout,  n'y  comprenant  rien  et  se  méfiant  d'une  mys- 
tification. Quand  je  lui  eus  expliqué  qui  était  le 
baron,  il  parut  quelque  peu  rêveur  et  éprouva  ce 
regret  que  M.  de  Charlus  lui  avait  prédit.  Je  ne  jure- 
rais même  pas  qu'il  n'eût  alors  écrit  pour  s'excuser 
à  un  homme  qui  donnait  des  voitures  à  ses  amis. 
Mais  dans  l'intervalle  M.  de  Charlus  avait  fait  la 
connaissance  de  Morel.  Tout  au  plus,  les  relations 
avec  celui-ci  étant  peut-être  platoniques,  M.  de  Charlus 
recherchait-il  parfois,  pour  un  soir,  une  compagnie 
comme  celle  dans  laquelle  je  venais  de  le  rencontrer 
dans  le  hall.  Mais  il  ne  pouvait  plus  détourner  de 
Morel  le  sentiment  violent  qui,  libre  quelques  années 
plus  tôt,  n'avait  demandé  qu'à  se  fixer  sur  Aimé  et 
qui  avait  dicté  la  lettre  dont  j'étais  gêné  pour  M.  de 
Charlus  et  que  m'avait  montrée  le  maître  d'hôtel. 
Elle  était,  à  cause  de  l'amour  antisocial  qu'était 
celui  de  M.  de  Charlus,  un  exemple  plus  frappant  de 
la  force  insensible  et  puissante  qu'ont  ces  courants 
de  la  passion  et  par  lesquels  l'amoureux,  comme  un 
nageur  entraîné  sans  s'en  apercevoir,  bien  vite  perd 
de  vue  la  terre.  Sans  doute  l'amour  d'un  homme 
normal  peut  aussi,  quand  l'amoureux,  par  l'inter- 
vention successive  de  ses  désirs,  de  ses  regrets,  de 
ses  déceptions,  de  ses  projets,  construit  tout  un 
roman  sur  une  femme  qu'il  ne  connaît  pas,  permettre 
de  mesurer  un  assez  notable  écartement  de  deux 
branches  de  compas.  Tout  de  même  un  tel  écarte- 
ment était  singulièrement  élargi  par  le  caractère 
d'une  passion  qui  n'est  pas  généralement  partagée 
et  par  la  ^différence  des  conditions  de  M.  de  Charlus 
et  d'Aimé. 


SODOME  ET   GOMORRHE  167 

Tous  les  jours,  je  sortais  avec  Albertine.  Elle  s'était 
décidée  à  se  remettre  à  la  peinture  et  avait  d'abord 
choisi,  pour  travailler,  l'église  Saint- Jean  de  la 
Haise  qui  n'est  plus  fréquentée  par  personne  et  est 
connue  de  très  peu,  difficile  à  se  faire  indiquer, 
impossible  à  découvrir  sans  être  guidé,  longue  à 
atteindre  dans  son  isolement,  à  plus  d'une  demi- 
heure  de  la  station  d'Éprcville,  les  dernières  maisons 
du  village  de  Quetteholme  depuis  longtemps  passées. 
Pour  le  nom  d'Épre ville,  je  ne  trouvai  pas  d'accord 
le  hvre  du  curé  et  les  renseignements  de  Brichot. 
D'après  l'un,  Épreville  était  l'ancienne  Sprevilla  ; 
l'autre  indiquait  comme  étymologie  Aprivilla.  La 
première  fois  nous  primes  un  petit  chemin  de  fer 
dans  la  direction  opposée  à  Féterne,  c'est-à-dire  vers 
Grattevast.  Mais  c'était  la  canicule  et  c'avait  déjà 
été  terrible  de  partir  tout  de  suite  après  le  déjeuner. 
J'eusse  mieux  aimé  ne  pas  sortir  si  tôt  ;  l'air  lumineux 
et  brijlant  éveillait  des  idées  d'indolence  et  de  rafraî- 
chissement. Il  remplissait  nos  chambres,  à  ma  mère  et 
à  moi,  selon  leur  exposition,  à  des  températures 
inégales,  comme  des  chambres  de  balnéation.  Le 
cabinet  de  toilette  de  maman,  festonné  par  le  soleil, 
d'une  blancheur  éclatante  et  mauresque,  avait  l'air 
plongé  au  fond  d'un  puits,  à  cause  des  quatre  murs 
en  plâtras  sur  lesquels  il  donnait,  tandis  que  tout 
en  haut,  dans  le  carré  laissé  vide,  le  ciel,  dont  on 
voyait  glisser,  les  uns  par-dessus  les  autres,  les  flots 
moelleux  et  superposés,  semblait  (à  cause  du  désir 
qu'on  avait),  situé  sur  une  terrasse  ou,  vu  à  l'envers 
dans  quelque  giace  accrochée  à  la  fenêtre,  une  piscine 
pleine  d'une  eau  bleue,  réservée  aux  ablutions. 
Malgré  cette  brillante  température,  nous  avions  été 
prendre  le  train  d'une  heure.  Mais  Albertine  avait 
eu  très  chaud  dans  le  wagon,  plus  encore  dan=  le  long 
trajet  à  pied,  et  j'avais  peur  qu'elle  ne  prît  froid  en 
restant  ensuite  immobile  dans  ce  creux  humide  que 


i68    A    LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  soleil  n'atteint  pas.  D'autre  part,  et  dès  nos 
premières  visites  à  Elstir,  m'étant  rendu  compte 
qu'elle  eût  apprécié  non  seulement  le  luxe,  mais 
même  un  certain  confort  dont  son  manque  d'argent 
la  privait,  je  m'étais  entendu  avec  un  loueur  de 
Balbec  afin  que  tous  les  jours  une  voiture  vînt  nous 
chercher.  Pour  avoir  moins  chaud  nous  prenions 
par  la  forêt  de  Chantepie.  L'invisibilité  des  innom- 
brables oiseaux,  quelques-uns  à  demi  marins,  qui  s'y 
répondaient  à  côté  de  nous  dans  les  arbres  donnait  la 
même  impression  de  repos  qu'on  a  les  yeux  fermés. 
A  côté  d'Albertine,  enchaîné  par  ses  bras  au  fond  de 
la  voiture,  j'écoutais  ces  Océanides.  Et  quand  par 
hasard  j'apercevais  l'un  de  ces  musiciens  qui  passaient 
d'une  feuille  sous  une  autre,  il  y  avait  si  peu  de  lien 
apparent  entre  lui  et  ses  chants  que  je  ne  croyais  pas 
voir  la  cause  de  ceux-ci  dans  le  petit  corps  sautillant, 
humble,  étonné  et  sans  regard.  La  voiture  ne  pouvait 
pas  nous  conduire  jusqu'à  l'église.  Je  la  faisais 
arrêter  au  sortir  de  Quetteholme  et  je  disais  au 
revoir  à  Albertine.  Car  elle  m'avait  effrayé  en  me 
disant  de  cette  église  comme  d'autres  monuments, 
de  certains  tableaux  :  «  Quel  plaisir  ce  serait  de  voir 
cela  avec  vous  !  »  Ce  plaisir-là,  je  ne  me  sentais  pas 
capable  de  le  donner.  Je  n'en  ressentais  devant  les 
belles  choses  que  si  j'étais  seul,  ou  feignais  de  l'être 
et  me  taisais.  Mais  puisqu'elle  avait  cru  pouvoir 
éprouver,  grâce  à  moi,  des  sensations  d'art  qui  ne  se 
communiquent  pas  ainsi,  je  trouvais  plus  prudent  de 
lui  dire  que  je  la  quittais,  viendrais  la  rechercher  à  la 
fin  de  la  journée,  mais  que  d'ici  là  il  fallait  que  je 
retournasse  avec  la  voiture  faire  une  visite  à  M°»« 
Verdurin  ou  aux  Cambremer,  ou  même  passer  une 
heure  avec  maman  à  Balbec,  mais  jamais  plus  loin. 
Du  moins,  les  premiers  temps.  Car  Albertine  m'ayant 
une  fois  dit  par  caprice  :  «  C'est  ennuyeux  que  la 
nature  ait  si  mal  l'ait  les  choses  et  qu'elle  ait  mis 


SODOME  ET   GOMORRHE  169 

Saint-Jean  de  la  Haise  d'un  côté,  la  Raspelière  d'un 
autre,  qu'on  soit  pour  toute  !a  journée  emprisonnée 
dans  l'endroit  qu'on  a  choisi  «  ;  dès  que  i'eus  reçu  la 
toque  et  le  voile,  je  commandai,  pour  mon  malheur, 
une  automobile  à  Saint- Fargeau  [Sanctus  Ferreolus 
selon  le  livre  du  curé).  Albertine,  laissée  par  moi  dans 
l'ignorance,  et  qui  était  venue  me  chercher,  fut 
surprise  en  entendant  devant  l'hôtel  le  ronflement 
du  moteur,  ravie  quand  elle  sut  que  cette  auto  était 
pour  nous.  Je  la  fis  monter  un  instant  dans  ma  cham- 
bre. Elle  sautait  de  joie.  «  Nous  allons  faire  une  visite 
aux  Verdurin  ?  —  Oui,  mais  il  vaut  mieux  que  vous 
n'y  alliez  pas  dans  cette  tenue  puisque  vous  allez 
avoir  votre  auto.  Tenez,  vous  serez  mieux  amsi.  » 
Et  je  sortis  la  toque  et  le  voile,  que  j'avais  cachés. 
«  C'est  à  moi  ?  Oh  !  ce  que  vous  êtes  gentil  »,  s'écria- 
t-elle  en  me  sautant  au  cou.  Aimé,  nous  rencontrant 
dans  l'escalier,  fier  de  l'élégance  d'Albertine  et  de 
notre  moyen  de  transport,  car  C3S  voitures  étaient 
assez  rares  à  Balbec,  se  donna  le  plaisir  de  descendre 
derrière  nous.  Albertine,  désirant  être  vue  un  peu 
dans  sa  nouvelle  toilette,  me  demanda  de  faire  relever 
la  capote,  qu'on  baisserait  ensuite  poiu*  que  nous 
soyons  plus  hbrement  ensemble.  «  Allons,  dit  Aimé 
au  mécanicien,  qu'il  ne  connaissait  d'ailleurs  pas  et 
qui  n'avait  pas  bougé,  tu  n'entends  pas  qu'on  te  dit 
de  relever  ta  capote  ?  »  Car  Aimé,  dessalé  par  la  vie 
d'hôtel,  011  il  avait  conquis,  du  reste,  un  rang  éminent, 
n'était  pas  aussi  timide  que  le  cocher  de  fiacre  pour 
qui  Françoise  était  une  «  dame  »  ;  malgré  le  manque 
de  présentation  préalable,  les  plébéiens  qu'il  n'avait 
jamais  vus  il  les  tutoyait,  sans  qu'on  sût  trop  si 
c'était  de  sa  part  dédain  aristocratique  ou  fraternité 
populaire.  «  Je  ne  suis  pas  fibre,  répondit  le  chauffeur 
qui  ne  me  connaissait  pas.  Je  suis  commandé  pour 
Mii«  Simonet.  Je  ne  peux  pas  conduire  Monsieur.  » 
Aimé   s'esclaffa  :    «  Mais    voyons,    grand   gourdiflot. 


I70    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

répondit-il  au  mécanicien,  qu'il  convainquit  aussitôt, 
c'est  ,ustement  M^i®  Simonet,  et  Monsieur,  qui 
te  commande  de  lever  ta  capote,  est  iustement 
ton  patron.  »  Et  comme  Aimé,  quoique  n'ayant  pas 
personnellement  de  sympathie  pour  Albertine,  était 
à  cause,  de  moi  fier  de  la  toilette  qu'elle  portait,  il 
glissa  au  chauffeur  :  «  T'en  conduirais  bien  tous  les 
jours,  hein  !  si  tu  pouvais,  des  pnncesses  comme  ça  !  » 
Cette  première  fois,  ce  ne  fut  pas  moi  seul  qui  pus 
aller  à  la  Raspelière,  comme  je  fis  d'autres  jours 
pendant  qu' Albertine  peignait;  elle  voulut  y  venir 
avec  moi.  Elle  pensait  bien  que  nous  pourrions  nous 
arrêter  çà  et  là  sur  la  route,  mais  croyait  impossible 
de  commencer  par  aller  à  Saint-Jean  de  la  Haise, 
c'est-à-dire  dans  une  autre  direction,  et  de  faire  une 
promenade  qui  semblait  vouée  à  un  jour  différent. 
Elle  apprit  au  contraire  du  mécanicien  que  rien  n'était 
plus  facile  que  d'aller  à  Saint-Jean  où  il  serait  en 
vingt  minutes,  et  que  nous  y  pourrions  rester,  si 
nous  le  voulions,  plusieurs  heures,  ou  pousser  beau- 
coup plus  ioin,-'car  de  Ouetteholme  à  la  Raspelière 
il  ne  mettrait  pas  plus  de  trente-cinq  minutes.  Nous 
le  comprîmes  dès  que  la  voiture,  s'élançant,  franchit 
d'un  seul  bond  vingt  pas  d'un  excellent  cheval.  Les 
distances  ne  sont  que  le  rapport  de  l'espace  au  temps 
et  varient  avec  lui.  Nous  exprimons  la  difficulté  que 
nous  avons  à  nous  rendre  à  un  endroit,  dans  un  sys- 
tème de  heues,  de  kilomètres,  qui  devient  faux  dès 
que  cette  difficulté  dimmue.  L'art  en  est  aussi 
modifié,  puisqu'un  village,  qui  semblait  dans  un  autre 
monde  que  tei  autre,  devient  son  voisin  dans  un 
paysage  dont  les  dimensions  sont  changées.  En  tout 
cas,  apprendre  qu  il  existe  peut-être  un  univers  oti 
2  et  2  tont  5  et  où  la  ligne  droite  n'est  pas  le  chemin 
le  plus  court  d'un  point  à  un  autre,  eût  beaucoup 
moins  étonné  Albertine  que  d'entendre  le  mécanicien 
lui  dire  qu'il  était  iacile  d'aller  dans  une  même 


SODOME  ET   GOMORRHE  171 

après-midi  à  Saint-Jean  et  à  la  Raspelière.  Douville 
et  Quetteholme,  Saint-Mars-^e- Vieux  et  Saint-Mars- 
le-Vêtu,  Gourville  et  Balbec-le- Vieux,  Tourville  et 
Féterne  prisonniers  aussi  hermétiquement  entermés 
jusque-là  dans  la  cellule  de  jours  distincts  que  jadis 
Méséglise  et  Guermantes,  et  sur  lesquels  les  mêmes 
yeux  ne  pouvaient  se  poser  dans  un  seul  après-midi, 
délivrés  maintenant  par  le  géant  aux  bottes  de  sept 
lieues,  vinrent  assembler  autour  de  l'heure  de  notre 
goûter  leurs  clochers  et  leurs  tours,  leurs  vieux  jardms 
que  le  bois  avoisinant  s'empressait  de  découvrir. 
Arrivée  au  bas  de  la  route  de  la  Corniche  l'auto 
monta  d'un  seul  trait,  avec  un  bruit  continu  comme 
un  couteau  qu'on  repasse,  tandis  que  la  mer,  abaissée, 
s'élargissait  au-dessous  de  nous.  Les  ma. sons  an- 
ciennes et  rustiques  de  Montsurvent  accoururent  en 
tenant  serrés  contre  elles  leur  vigne  ou  leur  rosier  • 
les  sapins  de  la  RaspeHère,  plus  agités  que  quand 
s'élevait  le  vent  du  soir,  coururent  dans  tous  les 
sens  pour  nous  éviter,  et  un  domestique  nouveau  que 
je  n'avais  encore  jamais  vu  vint  nous  ouvrir  au 
perron,  pendant  que  le  fils  du  jardinier,  trahissant  des 
dispositions  précoces,  dévorait  des  yeux  la  place  du 
moteur.  Comme  ce  n'était  pas  un  lundi,  nous  ne 
savions  pas  si  nous  trouverions  M'"^  Verdurin,  car 
sauf  ce  jour-là,  où  elle  recevait,  il  était  imprudent 
d'aller  la  voir  à  l'improviste.  Sans  doute  elle  restait 
chez  elle  «  en  principe  »,  mais  cette  expression,  que 
M"*®  Swann  employait  au  temps  où  elle  cherchait 
elle  aussi  à  se  faire  son  petit  clan  et  à  attirer  les 
chents  en  ne  bougeant  pas,  dût-elle  souvent  ne  pas 
faire  ses  frais,  et  qu'elle  traduisait  avec  contresens 
en  «  par  principe  »,  signifiait  seulement  a  en  régie 
générale  »,  c'est-à-dire  avec  de  nombreuses  exceptions. 
Car  non  seulement  M™«  Verdurin  aimait  à  sortir, 
mais  elle  poussait  fort  loin  les  devoirs  de  l'hôtesse, 
et  quajid  elle  avait  eu  du  monde  à  déjeuner,  aussitôt 


172    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

après  le  café,  les  liqueurs  et  les  cigarettes  (malgré 
le  premier  engourdissement  de  la  chaleur  et  de  la 
digestion  où  on  eût  niieux  aimé,  à  travers  les  feuil- 
lages de  !a  terrasse,  regarder  le  paquebot  de  Jersey 
passer  sur  la  mer  d'émail),  le  programme  comprenait 
une  suite  de  promenades  au  cours  desquelles  les 
convives,  installés  de  force  en  voiture,  étaient  emme- 
nés malgré  eux  vers  l'un  ou  l'autre  des  pomts  de  vue 
qui  foisonnent  autour  de  Douville.  Cette  deuxième 
partie  de  la  fête  n'était  pas,  .du  reste  (l'effort  de  se 
lever  et  de  monter  en  voiture  accompli),  celle  qui 
plaisait  le  moins  aux  invités,  déjà  préparés  par  les 
mets  succulents,  les  vins  fins  ou  le  cidre  mousseux, 
à  se  laisser  facilement  griser  par  la  pureté  de  la  brise 
et  la  magnificence  des  sites.  M°ie  Verdurin  faisait 
visiter  ceux-ci  aux  étrangers  un  peu  comme  des 
annexes  (plus  ou  moins  lointaines)  de  sa  propriété, 
et  qu'on  ne  pouvait  pas  ne  pas  aller  voir  du  moment 
qu'on  venait  déjeuner  chez  elle  et,  réciproquement, 
qu'on  n'aurait  pas  connus  si  on  n'avait  pas  été  reçu 
chez  la  Patronne.  Cette  prétention  de  s'arroger  un 
droit  unique  sur  les  promenades  comme  sur  le  jeu 
de  Morel  et  jadis  de  Dechambre,  et  de  contraindre 
les  paysages  à  faire  partie  du  petit  clan,  n'était  pas, 
du  reste,  aussi  absurde  qu'elle  semble  au  premier 
abord.  M°>^  Verdurin  se  moquait  non  seulement  de 
l'absence  de  goût  que,  selon  elle,  les  Cambremer 
montraient  dans  l'ameublement  de  la  Raspelière  et 
l'arrangement  du  jardin,  mais  encore  de  leur  manque 
d'initiative  dans  les  promenades  qu'ils  faisaient,  ou 
faisaient  faire,  aux  environs.  De  même  que,  selon 
elle,  la  Raspelière  ne  commençait  à  devenir  ce  qu'elle 
aurait  dû  être  que  depuis  qu'elle  était  l'asile  du  petit 
clan,  de  même  elle  affirmait  que  les  Cambremer, 
refaisant  perpétuellement  dans  leur  calèche,  le  long 
du  chemin  de  fer,  au  bord  de  la  mer,  la  seule  vilaine 
route  qu'il  y  eût  dans  les  environs,  habitaient  le 


SODOME  ET   GOMORRHE  173 

pays  de  tout  temps  mais  ne  le  connaissaient  pas.  Il 
y  avait  du  vrai  dans  cette  assertion.  Par  routine, 
défaut  d'imagination,  incuriosité  d'une  région  qui 
semble  rebattue  parce  qu'elle  est  si  voisine,  les 
Cambremer  ne  sortaient  de  che^  eux  que  pour  aller 
toujours  aux  mêmes  endroits  et  par  les  mêmes 
chemins.  Certes  ils  riaient  beaucoup  de  la  prétention 
des^Verdurin  de  leur  apprendre  leur  propre  pays. 
Mais,  mis  au  pied  du  mur,  eux,  et  même  leur  cocher, 
eussent  été  incapables  de  nous  conduire  aux  splen- 
dides  endroits,  un  peu  secrets,  où  nous  menait 
M,  Verdurin,  levant  ici  la  barrière  d'une  propriété 
privée,  mais  abandonnée,  où  d'autres  n'eussent  pas 
cru  pouvoir  s'aventurer  ;  là  descendant  de  voiture 
pour  suivre  un  chemin  qui  n'était  pas  carrossable, 
mais  tout  cela  avec  la  récompense  certaine  d'un 
paysage  merveilleux.  Disons,  du  reste,  que  le  jardin 
de  la  Raspelière  était  en  quelque  sorte  un  abrégé 
de  toutes  les  promenades  qu'on  pouvait  faire  à  bien 
des  kilomètres  alentour.  D'abord  à  cause  de  sa 
position  dominante,  regardant  d'un  côté  la  vallée, 
de  l'autre  la  mer,  et  puis  parce  que,  même  d'un  seul 
côté,  celui  de  la  mer  par  exemple,  des  percées  avaient 
été  faites  au  milieu  des  arbres  de  telle  façon  que 
d'ici  on  embrassait  tel  horizon,  de  là  tel  autre.  Il  y 
avait  à  chacun  de  ces  points  de  vue  un  banc  ;  on 
venait  s'asseoir  tour  à  tour  sur  celui  d'où  on  décou- 
vrait Balbec,  ou  Parville,  ou  Dou ville.  Même,  dans 
une  seule  direction,  avait  été  placé  un  banc  plus  ou 
moins  à  pic  sur  la  falaise,  plus  ou  moins  en  retrait. 
De  ces  derniers,  on  avait  un  premier  plan  de  verdure 
et  un  horizon  qui  semblait  déjà  le  plus  vaste  possible, 
mais  qui  s'agrandissait  infiniment  si,  continuant  par 
un  petit  sentier,  on  allait  jusqu'à  un  banc  suivant 
d'où  l'on  embrassait  tout  le  cirque  de  la  mer.  Là  on 
percevait  exactement  le  bruit  des  vagues,  qui  ne 
parvenait   pas   au  contraire   dans   les   parties   plus 


174    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

enfoncées  du  jardin,  là  où  le  flot  se  laissait  voir  encore, 
mais  non  plus  entendre.  Ces  lieux  de  repos  portaient, 
à  la  Raspelière,  pour  les  maîtres  de  maison,  le  nom 
de  «  vues  ».   Et  en  effet  ils  réunissaient  autour  du 
château  les  plus  belles  «  vues  »  des  pays  avcisinants, 
des  plages  ou  des  forêts,  aperçus  fort  diminués  par 
l'éloignenlent,  comme  Hadrien  avait  assemblé  dans 
sa    villa    des    réductions    des    monuments   les    plus 
célèbres  des  diverses  contrées.  Le  nom  qui  suivait  le 
mot   «  vue  »   n'était   pas   forcément   celui   d'un   lieu 
de  la  côte,  mais  souvent  de  la  rive  opposée  de  la  baie 
et  qu'on  découvrait,  gardant  un  certain  relief  malgré 
l'étendue  du  panorama.  De  même  qu'on  prenait  un 
ouvrage  dans  la  bibliothèque  de  M.  Verdurin  pour 
aller  lire  une  heure  à  la  «  vue  de  Balbec  »,  de  même, 
si  le  temps  était  clair,  on  allait  prendre  des  liqueiu-s 
à  la  «  vue  de  Rivebelle  »,  à  condition  pourtant  qu'il 
ne  fît  pas  trop  de  vent,  car,  malgré  les  arbres  plantés 
de  chaque  côté,  là  l'air  était  vif.  Pour  en  revenir  aux 
promenades  en  voiture  que  M"""  Verdurin  organisait 
pour    l'après-midi,    la   Patronne,    si   au   retour   elle 
trouvait  les  cartes  de  quelque  mondain  «  de  passage 
sur  la  côte  »,  feignait  d'être  ravie  mais  était  désolée 
d'avoir  manqué  sa  visite,  et   (bien   qu'on  ne  vînt 
encore    que   pour   voir   «  la   maison  »   ou   connaître 
pour  un  jour  une  femme  dont  le  salon  artistique  était 
célèbre,  mais  infréquentable  à  Paris)  le  faisait  vite 
inviter  par  M.  Verdurin  à  venir  dîner  au  prochain 
mercredi.  Comme  souvent  le  touriste  était  obligé  de 
repartir    avant,    ou    craignait    les    retours    tardifs, 
M°>^  Verdurin  avait  convenu  que,  le  samedi,  on  la 
trouverait  toujours  à  l'heure  du  goûter.  Ces  goûters 
n'étaient  pas  extrêmement  nombreux  et  j'en  avais 
connu  à  Paris  de  plus  brillants  chez  la  princesse  de 
Guermantes,  chez  M«"e  de  Galliftet  ou  Isl^^  d'Arpajon. 
Mais  justement,  ici  ce  n'était  plus  Paris  et  le  charme 
du  cadre  ne  réagissait  pas  pour  moi  que  sur  l'agré- 


SODOME  ET   GOMORRHE  175 

ment  de  la  réunion,  mais  sur  la  qualité  des  visiteurs. 
La  rencontre  de  tel  mondain,  laquelle  à  Paris  ne  me 
faisait  aucun  plaisir,  mais  qui  à  la  Raspelière,  où  il 
était  venu  de  loin  par  Féterne  ou  la  torêt  de  Chante- 
pie,  changeait  de  caractère,  d'importance,  devenait 
un  agréable  incident.  Quelquetois  c'était  quelqu'un 
que  je  connaissais  parfaitement  bien  et  que  je'  n'eusse 
pas  fait  un  pas  pour  retrouver  chez  les  Swann.  Mais 
son  nom  sonnait  autrement  sur  cette  falaise,  comme 
celui   d'un   acteur   qu'on   entend   souvent   dans   un 
théâtre,  imprimé  sur    'affiche,  en  une  autre  couleur, 
d'une  représentation  extraordinaire  et  de  gala,  où  sa 
notoriété  se  multiplie  tout  à  coup  de  l'imprévu  du 
contexte.  Comme  à  la  campagne  on  ne  se  gêne  pas, 
le   mondain   prenait   souvent   sur   lui   d'amener   les 
amis  chez  qui   il   habitait,    taisant   valoir  tout  bas 
comme  excuse  à  M^^  Verdurm  qu'il  ne  pouvait  les 
lâcher,  demeurant  chez  eux  ;  à  ces  hôtes,  en  revanche, 
il  feignait  d'offrir  comme  une  sorte  de  poUtesse  de  leur 
faire  connaître  ce  divertissement,  dans  une  vie  de 
plage  monotone,  d'aller  dans  un  centre  spirituel,  de 
visiter  une  magnifique  demeure  et  de  faire  un  excel- 
lent goûter.  Cela  composait  tout  de  suite  une  réunion 
de  plusieurs  personnes  de  demi-valeur  ;  et  si  un  petit 
bout  de  jardin  avec  quelques  arbres,  qui  paraîtrait 
mesquin  à  la  campagne,  prend  un  charme  extraor- 
dinaire avenue  Gabriel,  ou  bien  rue  de  Monceau,  où  des 
multimillionnaires  seuls  peuvent  se  l'offrir,  inverse- 
ment des  seigneurs  qui  sont  de  second  plan  dans  une 
soirée    parisienne    prenaient    toute    leur    valeur,    le 
lundi  après-midi,  à  la  Raspelière.  A  peine  assis  autour 
de  la  table  couverte  d'une  nappe  brodée  de  rouge 
et  sous  les  trumeaux  en  camaïeu,  on  leur  servait  des 
galettes,    des    feuilletés    normands,    des    tartes    en 
bateaux,  remplies  de  cerises  comme  des  perles  de 
corail,    des    «  diplomates  »,    et    aussitôt    ces    invités 
subissaient,    de    l'approche    de    la   profonde    coupe 


176    A   LA    RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

d'azur  sur  laquelle  s'ouvraient  les  fenêtres  et  qu'on 
ne  pouvait  pas  ne  pas  voir  en  même  temps  qu'eux, 
une  altération,  une  transmutation  profonde  qui  les 
changeait  en  quelque  chose  de  plus  précieux.  Bien 
plus,  même  avant  de  les  avoir  vus,  quand  on  venait 
le  lundi  chez  'M'^^  Verdurin,  les  gens  qui,  à  Paris, 
n'avaient  plus  que  des  regards  fatigués  par  l'habitude 
polir  les  élégants  attelages  qui  stationnaient  devant 
un  hôtel  somptueux,  sentaient  leur  cœur  battre  à  la 
vue  des  deux  ou  trois  mauvaises  tapissières  arrêtées 
devant  la  Raspelière,  sous  les  grands  sapins.  Sans 
doute  c'était  que  le  cadre  agreste  était  différent  et 
que  les  impressions  mondaines,  grâce  à  cette  trans- 
position, redevenaient  fraîches.  C'était  aussi  parce 
que  la  mauvaise  voiture  prise  pour  aller  voir  M™^ 
Verdurin  évoquait  une  belle  promenade  et  un  coûteux 
«  forfait  »  conclu  avec  un  cocher  qui  avait  demandé 
«  tant  »  pour  la  journée.  Mais  la  curiosité  légèrement 
émue  à  l'égard  des  arrivants,  encore  impossible.-  à 
distinguer,  tenait  aussi  de  ce  que  chacun  se  deman- 
dait :  «  Qui  est-ce  que  cela  va  être  ?  »  question  à 
laquelle  il  était  difficile  de  répondre,  ne  sachant  pas 
qui  avait  pu  venir  passer  huit  jours  chez  les  Cam- 
bremer  ou  ailleurs,  et  qu'on  aime  toujours  à  se  poser 
dans  les  vies  agrestes,  solitaires,  où  la  rencontre 
d'un  être  humain  qu'on  n'a  pas  vu  depuis  longtemps, 
ou  la  présentation  à  quelqu'un  qu'on  ne  connaît 
pas,  cesse  d'être  cette  chose  fastidieuse  qu'elle  est 
dans  la  vie  de  Paris,  et  interrompt  délicieusement 
l'espace  vide  des  vies  trop  isolées,  où  l'heure  même 
du  courrier  devient  agréable.  Et  le  jour  où  nous 
vînmes  en  automobile  à  la  RaspeUère,  comme  ce 
n'était  pas  lundi.  M,  et  iM^^^  Verdurin  devaient 
être  en  proie  à  ce  besoin  de  voir  du  monde  qui 
trouble  les  hommes  et  les  femmes  et  donne  envie  de  se 
jeter  par  la  fenêtre  au  malade  qu'on  a  enfermé  loin 
des  siens,  pour  une  cure  d'isolement.  Car  le  nouveau 


SODOME  ET   GOMORRHE  177 

domestique  aux  pieds  plus  rapides,  et  déjà  familiarisé 
avec  ces  expressions,  nous  ayant  répondu  que  «  si 
Madame  n'était  pas  sortie  elle  devait  être  à  la  «  vue 
de  Douville  »,  «  qu'il  allait  aller  voir  »,  il  revint 
aussitôt  nous  dire  que  celle-ci  allait  nous  recevoir. 
Nous  la  trouvâmes  un  peu  décoiffée,  car  elle  arrivait 
du  jardin,  de  la  ba^se-cour  et  du  potager,  où  elle 
était  allée  donner  à  manger  à  ses  paons  et  à  ses 
poules,  chercher  des  œufs,  cueillir  des  fruits  et  des 
fleurs  pour  «  faire  son  chemin  de  table  »,  chemin  qui 
rappelait  en  petit  celui  du  parc  ;  mais,  sur  la  table, 
il  donnait  cette  distinction  de  ne  pas  lui  faire  suppor- 
ter que  des  choses  utiles  et  bonnes  à  manger  ;  car, 
autour  de  ces  autres  présents  du  jardin  qu'étaient  les 
poires,  les  œufs  battus  à  la  neige,  montaient  de 
hautes  tiges  de  vipérines,  d'œillets,  de  roses  et  de 
coreopsis  entre  lesquels  on  voyait,  comme  entre  des 
pieux  indicateurs  et  fleuris,  se  déplacer,  par  le 
vitrage  de  la  fenêtre,  les  bateaux  du  large.  A  l'éton- 
nement  que  M.  et  Mn'e  Verdurin,  s'interrompant  de 
disposer  les  fleurs  pour  recevoir  les  visiteurs  annoncés, 
montrèrent,  en  voyant  que  ces  visiteurs  n'étaient 
autres  qu'Albertine  et  moi,  je  vis  bien  que  le  nouveau 
domestique,  plein  de  zèle,  mais  à  qui  mon  nom  n'était 
pas  encore  familier,  l'avait  mal  répété  et  que  M°»^ 
Verdurin,  entendant  le  nom  d'hôtes  inconnus,  avait 
tout  de  même  dit  de  faire  entrer,  ayant  besoin  de 
voir  n'importe  qui.  Et  le  nouveau  domestique  con- 
templait ce  spectacle,  de  la  porte,  afin  de  comprendre 
le  rôle  que  nous  jouions  dans  la  maison.  Puis  il 
s'éloigna  en  courant,  à  grandes  enjambées,  car  il 
n'était  engagé  que  de  la  veille.  Quand  Albertine  eut 
bien  montré  sa  toque  et  son  voile  aux  Verdurin, 
elle  me  jeta  un  regard  pour  me  rappeler  que  nous 
n'avions  pas  trop  de  temps  devant  nous  pour  ce  que 
nous  désirions  faire.  I\I°»'*  Verdurin  voulait  que  nous 
attendissions  le  goûter,  mais  nous  refusâmes,  quand 

VoU  X.     M 


178    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

tout  d'un  coup  se  dévoila  un  projet  qui  eût  mis  à 
néant  tous  les  plaisirs  que  je  me  promettais  de  ma 
promenade  avec  Albertine  :  la  Patronne,  ne  pouvant 
se  décider  à  nous  quitter,  ou  peut-être  à  laisser 
échapper  une  distraction  nouvelle,  voulait  revenir  avec 
nous.  Habituée  dès  longtemps  à  ce  que,  de  sa  part, 
les  offres  de  ce  genre  ne  fissent  pas  plaisir,  et  n'étant 
probablement  pas  certaine  que  celle-ci  nous  en 
causerait  un,  elle  dissimula  sous  un  excès  d'assurance 
la  timidité  qu'elle  éprouvait  en  nous  l'adressant,  et 
n'ayant  même  pas  j'air  de  supposer  qu'il  pût  y 
avoir  doute  sur  notre  réponse,  elle  ne  nous  posa  peis 
de  question,  mais  dit  à  son  mari,  en  parlant  d'Alber- 
tine  et  de  moi,  comme  si  elle  nous  faisait  une  laveur  : 
«  Je  les  ramènerai,  moi.  »  En  même  temps  s'appliqua 
sur  sa  bouche  un  sourire  qui  ne  lui  appartenait  pas 
en  propre  un  sourire  que  j'avais  déjà  vu  à  certaines 
gens  quand  ils  disaient  à  Bergotte,  d'un  air  fin  : 
«  J'ai  acheté  votre  livre,  c'est  comme  cela  »,  un  de 
ces  sourires  collectifs,  universaux,  que,  quand  ils  en 
ont  besoin  —  comme  on  se  sert  du  chemin  de  fer 
et  des  voitures  de  déménagement  —  empruntent  les 
individus,  sauf  quelques-uns  très  raffinés,  comme 
Swann  ou  comme  M.  de  Charlus,  aux  lèvres  de  qui 
je  n'ai  jamais  vu  se  poser  ce  sourire-là.  Dès  lors  ma 
visite  était  empoisonnée.  Je  fis  semblant  de  ne  pas 
avoir  compris.  Au  bout  d'un  instant  il  devint  évident 
que  M.  Verdurin  serait  de  la  fête.  «  Mais  ce  sera 
bien  long  pour  M.  Verdurin,  dis-je.  —  Mais  non, 
me  répondit  M°^e  Verdurin  d'un  air  condescendant 
et  égayé,  il  dit  que  ça  l'amusera  beaucoup  de  retaire 
avec  cette  jeunesse  cette  route  qu'il  a  tant  suivie 
autrefois  ;  au  besoin  il  montera  à  côté  du  wattman, 
cela  ne  l'effraye  pas,  et  nous  reviendrons  tous  les 
deux  bien  sagement  par  le  train,  comme  de  bons 
époux.  Regardez,  il  a  l'air  enchanté.  »  Elle  semblait 
parier  d'un  vieux  grand  peintre  plein  de  bonhomie 


SODOME  ET  GOMORRHE  179 

qui,  plus  jeune  quo  les  jeunes,  met  sa  joie  à  barbouil- 
ler des  images  pour  faire  rire  ses  petits-enfants.  Ce 
qui  ajoutait  à  ma  tristesse  est  qu'Aibertme  semblait 
ne  pas  .a  partager  et  trouver  amusant  de  circuler 
ainsi  par  tout  le  pays  avec  les  Verdurin.  Quant  à 
moi,  le  plaisir  que  je  m'étais  promis  de  prendre 
avec  elle  était  si  impérieux  que  je  ne  voulus  pas 
permettre  à  la  Patronne  de  le  gâcher  ;  j'inventai 
des  mensonges,  que  les  irritantes  menaces  de  M™^ 
Verdurin  renflaient  excusables,  mais  qu'Albertine, 
hélas  !  contredisait.  «  Mais  nous  avons  une  visite  à 
faire,  dis-je.  —  Quelle  visite  ?  demanda  Albertine. 
—  Je  vous  expliquerai,  c'est  indispensable.  —  Hé 
bien  !  nous  vous  attendrons  »,  dit  M°ie  Verdurin 
résignée  à  tout.  A  la  dernière  minute,  l'angoisse  de 
me  sentir  ravir  un  bonheur  si  désiré  me  donna  le 
courage  d'être  impoli.  Je  refusai  nettement,  alléguant 
à  l'oreille  de  M°»e  Verdurin,  qu'à  cause  d'un  cjiagrin 
qu'avait  eu  Albertine  et  sur  lequel  elle  désirait  me 
consulter,  il  fallait  absolument  que  je  fusse  seul 
avec  elle.  La  Patronne  prit  un  air  courroucé  :  «  C'est 
bon,  nous  ne  viendrons  pas  »,  me  dit-elle  d'une  voix 
tremblante  de  colère.  Je  la  sentis  si  fâchée  que,  pour 
avoir  l'air  de  céder  un  peu  :  «  Mais  on  aurait  peut- 
être  pu...  —  Non,  reprit-elle,  plus  furieuse  encore, 
quand  j'ai  dit  non,  c'est  non.  »  Je  me  croyais  brouillé 
avec  elle,  mais  elle  nous  rappela  à  la  porte  pour  nous 
recommander  de  ne  pas  «  lâcher  r  le  lendemain 
mercredi,  et  de  ne  pas  venir  avec  cette  affaire-là,  qui 
était  dangereuse  la  nuit,  mais  par  ie  train,  avec  tout 
le  petit  groupe,  et  elle  fit  arrêter  l'auto  déjà  en  mar- 
che sur  la  pente  du  parc  parce  que  le  domestique 
avait  oublié  de  mettre  dans  la  capote  le  carré  de 
tarte  et  les  sablés  qu'elle  avait  fait  envelopper  pour 
nous.  Nous  repartîmes  escortés  un  moment  par  les 
petites  maisons  accourues  avec  leurs  fleurs.  La  figure 
du  pays  nous  semblait   toute  changée  tant,  dans 


i8o    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

l'image  topographique  que  nous  nous  faisons  de 
chacun  d'eux,  la  notion  d'espace  est  loin  d'être 
celle  qui  joue  le  plus  grand  rôle.  Nous  avons  dit 
que  celle  du  temps  les  écarte  davantage.  Elle  n'est 
pas  non  plus  la  seule.  Certains  heux  que  nous  voyons 
toujours  isolés  nous  iemblent  sans  commune  mesure 
avec  le  reste,  presque  hors  du  monde,  comme  ces 
gens  que  nous  avons  connus  dans  des  périodes  à 
part  de  notre  vie,  au  régiment,  dans  notre  enfance, 
et  que  nous  ne  relions  à  rien.  La  première  année  de 
mon  séjour  à  Balbec,  il  y  avait  une  hauteur  oii 
M™e  de  Villeparisis  aimait  à  nous  conduire,  parce 
que  de  là  on  ne  voyait  que  l'eau  et  les  bois,  et  qui 
s'appelait  Beaumont.  Comme  le  chemin  qu'elle  faisait 
prendre  pour  y  aller,  et  qu'elle  trouvait  le  plus  joli 
à  cause  de  ses  vieux  arbres,  montait  tout  le  temps,  sa 
voiture  était  obhgée  d'aller  au  pas  et  mettait  très 
longtemps.  Une  fois  arrivés  en  haut,  nous  descen- 
dions, nous  nous  promenions  un  peu,  remontions  en 
voiture,  revenions  par  le  même  chemin,  sans  avoir 
rencontré  aucun  village,  aucun  château.  Je  savais  que 
Beaumont  était  quelque  chose  de  très  curieux,  de  très 
loin,  de  très  haut,  je  n'avais  aucune  idée  de  la  direc- 
tion oii  cela  se  trouvait,  n'ayant  jamais  pris  le  chemin 
de  Beaumont  pour  aller  ailleurs  ;  on  mettait,  du 
reste,  beaucoup  de  temps  en  voiture  pour  y  arriver. 
Cela  faisait  évidemment  partie  du  même  départe- 
ment (ou  de  la  même  province)  que  Balbec,  mais  était 
situé  pour  moi  dans  un  autre  plan,  jouissait  d'un 
privilège  spécial  d'exterritorialité.  Mais  l'automobile, 
qui  ne  respecte  aucun  mystère,  après  avoir  dépassé 
Incarville,  dont  j'avais  encore  les  maisons  dans  les 
yeux,  comme  nous  descendions  la  côte  de  traverse 
qui  aboutit  à  Parville  (Paterni  villa),  apercevant  la 
mer  d'un  terre-plein  où  nous  étions,  je  demandai 
comment  s'appelait  cet  endroit,  et  avant  même  que 
le  chauffeur  m'eût  répondu,  je  reconnus  Beaumont, 


SODOME  ET   GOMORRHE  i8i 

à  côté  duquel  je  passais  ainsi  sans  le  savoir  chaque 
fois  que  je  prenais  le  petit  chemin  de  fer,  car  il  était 
à  deux  minutes  de  Parville.  Comme  un  officier  de 
mon  régiment  qui  m'eût  semblé  un  être  spécial, 
trop  bienveillant  et  simple  pour  être  de  grande  famille, 
trop  lointain  déjà  et  mystérieux  pour  être  simplement 
d'une  grande  famille,  et  dont  j'aurais  appris  qu'il 
était  beau-frère,  cousin  de  telles  ou  telles  personnes 
avec  qui  je  dînais  en  ville,  ainsi  Beaumont,  relié 
tout  d'un  coup  à  des  endroits  dont  je  le  croyais  si 
distinct,  perdit  son  mystère  et  prit  sa  place  dans  la 
région,  me  faisant  penser  avec  terreur  que  Madame 
Bovary  et  la  Sanseverina  m'eussent  peut-être  semblé 
des  êtres  pareils  aux  autres  si  je  les  eusse  rencontrées 
ailleurs  que  dans  l'atmosphère  close  d'un  roman.  Il 
peut  sembler  que  mon  amour  pour  les  féeriques 
voyages  en  chemin  de  fer  aurait  dû  m'empêcher  de 
partager  l'émerveillement  d'Albertine  devant  l'au- 
tomobile qui  mène,  même  un  malade,  là  où  il  veut, 
et  empêche  —  comme  je  l'avais  fai*  jusqu'ici  —  de 
considérer  l'emplacement  comme  la  marque  indi- 
viduelle, l'essence  sans  succédané  des  beautés  inamo- 
vibles. Et  sans  doute,  cet  emplacement,  l'automobile 
n'en  faisait  pas,  comme  jadis  le  chemin  de  fer,  quand 
j'étais  venu  de  Paris  à  Balbec,  un  but  soustrait  aux 
contingences  de  la  vie  ordinaire,  presque  idéal  au 
départ  et  qui,  le  restant  à  l'arrivée,  à  l'arrivée  dans 
cette  grande  demeure  où  n'habite  personne  et  qui 
porte  seulement  le  nom  de  la  ville,  la  gare,  a  l'air 
d'en  promettre  enfin  l'accessibilité,  comme  elle  en 
serait  la  matérialisation.  Non,  l'automobile  ne  nous 
menait  pas  amsi  féeriquement  dans  une  ville  que 
nous  voyions  d'abord  dans  l'ensemble  que  résume 
son  nom,  et  avec  les  illusions  du  .spectateur  dans  la 
salle.  Elle  nous  faisait  entrer  dans  la  coulisse  des 
rues,  s'arrêtait  à  demander  un  renseignement  à  un 
habitant.  Mais,  comme  compensation  d'une  progrès- 


i82    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

sion  si  familière,  on  a  les  tâtonnements  mêmes  du 
chauffeur  incertain  de  sa  route  et  revenant  sur  ses 
pas,  les  chassés-croisés  de  la  perspective  faisant 
jouer  un  château  aux  quatre  coins  avec  une  colline, 
une  église  et  la  mer,  pendant  qu'on  se  rapproche  de 
lui,  bien  qu'il  se  blottisse  vainement  sous  sa  feuillée 
séculaire  ;  ces  cercles,  de  plus  en  plus  rapprochés, 
que  décrit  l'automobile  autour  d'une  ville  fascinée 
qui  fuit  dans  tous  les  sens  pour  échapper,  et  sur 
laquelle  finalement  elle  fonce  tout  droit,  à  pic,  au 
fond  de  la  vallée  oià  elle  reste  gisante  à  terre  ;  de 
sorte  que  cet  emplacement,  point  unique,  que  l'auto- 
mobile semble  avoir  dépouillé  du  mystère  des  trains 
express,  elle  donne  par  contre  l'impression  de  le 
découvrir,  de  le  déterminer  nous-même  comme  avec 
un  compas,  de  nous  aider  à  sentir  d'une  main  plus 
amoureusement  exploratrice,  avec  une  plus  fine 
précision,  la  véritable  géométrie,  la  belle  mesure  de 
la  terre. 

Ce  que  malheureusement  j'ignorais  à  ce  moment- 
là  et  que  je  n'appris  que  plus  de  deux  ans  après, 
,  c'est  qu'un  des  clients  du  chauffeur  était  M.  de 
Xharlus,  et  que  Morel,  chargé  de  le  payer  et  gardant 
une  partie  de  l'argent  pour  lui  (en  faisant  tripler  et 
quintupler  par  le  chauffeur  le  nombre  des  kilomètres), 
s'était  beaucoup  lié  avec  lui  (tout  en  ayant  l'air  de 
ne  pas  le  connaître  devant  le  monde)  et  usait  de  sa 
voiture  pour  des  courses  lointaines.  Si  j'avais  su  cela 
alors,  et  que  la  confiance  qu'eurent  bientôt  les 
Verdurin  en  ce  chauffeur  venait  de  là,  à  leur  insu 
peut-être,  bien  des  chagrins  de  ma  vie  à  Paris, 
l'année  suivante,  bien  des  malheurs  rela"'ifs  à 
Albertine,  eussent  été  évités  ;  mais  je  ne  m'en  doutais 
nullement.  En  elles-mêmes,  les  promenades  de  M.  de 
Charlus  en  auto  avec  Morel  n'étaient  pas  d'un  intérêt 
direct  pour  moi.  Elles  se  bornaient,  d'ailleurs,  plus 
souvent  à  un  déjeuner  ou  à  un  dîner  dans  un  restau- 


SODOME  ET   GOMORRHE  183 

rant  de  la  côte,  où  M.  de  Charlus  passait  pour  un 
vieux  domestique  ruiné  et  Morel,  qui  avait  mission 
de  paj-er  les  notes,  pour  un  gentilhomme  trop  bon. 
Je  raconte  un  de  ces  repas,  qui  peut  donner  une 
idée  des  autres.  C'était  dans  un  restaurant  de  forme 
oblongue,   à   Saint-Mars-le-Vêtu.   a  Est-ce   qu'on   ne 
pourrait  pas  enlever  ceci  ?  »   demanda  M.  de  Charlus 
à  Morel  comme  à  un  intermédiaire  et  pour  ne  pas 
s'adresser  directement  aux  garçons.  Il  désignait  par 
«  ceci  »  trois  roses  fahées  dont  un  maître  d'hôtel  bien 
intentionné  avait  cru  devoir  décorer  la  table.  «  Si..., 
dit  Morel  embarrassé.  Vous  n'aimez  pas  les  roses  ? 
—  Je  prouverais  au  contraire,   par  la  requête  en 
question,   que  je  les  aime,   puisqu'il  n'y  a  pas  de 
roses  ici  (Morel  parut  surpris),  mais  en  réalité  je  ne  les 
aime  pas  beaucoup.  Je  suis  assez  sensible  aux  noms  ; 
et  dès  qu'une  rose  est  un  peu  belle,  on  apprend  qu'elle 
s'appelle  la  Baronne  de  Rothschild  ou  la  Maréchale 
Niel,  ce  qui  jette  un  froid.  Aimez-vous  les  noms  ? 
Avez- vous    trouvé   de   jolis   titres   pour   vos   petits 
morceaux  de  concert  ?  —  Il  y  en  a  un  qui  s'appelle 
Poème  triste.  —  C'est  affreux,  répondit  M.  de  Charlus 
d'une  voix  aiguë  et  claquante  comme  un  soufflet. 
Mais    j'avais    demandé    du    Champagne  ?    dit-il    au 
maître  d'hôtel  qui  avait  cru  en  apporter  en  mettant 
près  des  deux  clients  deux  coupes  remplies  de  vin 
mousseux.  —  Mais,  Monsieur...  —  Otez  cette  horreur 
qui  n'a  aucun  rapport  avec  le  plus  mauvais  Champagne. 
C'est  le  vomitif  appelé  cup  où  on  fait  généralement 
traîner  trois   fraises   pourries   dans   un   mélange   de 
vinaigre  et  d'eau  de  Seltz...  Oui,  continua-t-il  en  se 
retournant  vers  Morel,  vous  semblez  ignorer  ce  que 
c'est  qu'un  titre.  Et  même,  dans  l'interprétation  de 
ce  que  vous  jouez  le  mieux,  vous  semblez  ne  pas 
apercevoir  le  côté  médiumnimique  de  la  chose.  — 
Vous  dites  ?  »  demanda  Morel  qui,  n'ayant  absolu- 
ment rien  compris  à  ce  qu'avait  dit  le  baron,  crai- 


i84    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS   PERDU 

gnait  d'être  privé  d'une  information  utile,  comme, 
par  exemple,  une  invitation  à  déjeuner.  M.  de  Charlus, 
ayant  négligé  de  considérer  «  Vous  dites  ?  »  comme 
une  question,  Morel,  n'ayant  en  conséquence  pas 
reçu  de  réponse,  crut  devoir  changer  la  conversation 
et  lui  donner  un  tour  sensuel  :  «  Tenez,  la  petite 
blonde  qui  vend  ces  fleurs  que  vous  n'aimez  pas  ; 
encore  une  qui  a  sûrement  une  petite  amie.  Et  la 
vieille  qui  dîne  à  la  table  du  fond  aussi.  —  Mais 
comment  sais-tu  tout  cela  ?  demanda  M.  de  Charlus 
émerveillé  de  la  prescience  de  Morel.  —  Oh  !  en  une 
seconde  je  les  devine.  Si  nous  nous  promenions  tous 
les  deux  dans  une  foule,  vous  verriez  que  je  ne  me 
trompe  pas  deux  fois.  »  Et  qui  eût  regardé  en  ce 
moment  Morel,  avec  son  air  de  fille  au  milieu  de  sa 
rnâle  beauté,  eût  compris  l'obscure  divination  qui  ne 
le  désignait  pas  moins  à  certaines  femmes  que  elles 
à  lui.  Il  avait  envie  de  supplanter  Jupien,  vaguement 
désireux  d'ajouter  à  son  «  fixe  »  les  revenus  que, 
croyait-il,  le  giletier  tirait  du  baron.  «  Et  pour  les 
gigolos,  je  m'y  connais  mieux  encore,  je  vous  éviterais 
toutes  les  erreurs.  Ce  sera  bientôt  la  foire  de  Balbec, 
nous  trouverions  bien  des  choses.  Et  à  Paris  alors, 
vous  verriez  que  vous  vous  amuseriez.  »  Mais  une 
prudence  héréditaire  du  domestique  lui  fit  donner 
un  autre  tour  à  la  phrase  que  déjà  il  commençait. 
De  sorte  que  M.  de  Charlus  crut  qu'il  s'agissait 
toujours  de  jeunes  filles.  «  Voyez-vous,  dit  Morel, 
désireux  d'exalter  d'une  façon  qu'il  jugeait  moins 
compromettante  pour  lui-même  (bien  qu'elle  fût  en 
réalité  plus  immorale)  les  sens  du  baron,  mon  rêve, 
ce  serait  de  trouver  une  jeune  fille  bien  pure,  de  m'en 
faire  aimer  et  de  lui  prendre  sa  virginité.  »  M.  de 
Charlus  ne  put  se  retenir  de  pincer  tendrement 
l'oreille  de  Morel,  mais  ajouta  naïvement  :  «  A  quoi 
cela  te  servirait-il  ?  Si  tu  prenais  son  pucelage, 
tu  serais  bien  obligé  de   l'épouser.   —  L'épouser  ? 


SODOME  ET   GOMORRHE  185 

s'écria  Morel,  qui  sentait  le  baron  grisé  ou  bien  qui 
ne  songeait  pas  à  l'homme,,  en  somme  plus  scrupuleux 
qu'il  ne  croyait,  avec  lequel  il  parlait  ;  l'épouser  ? 
Des  nèfles  !   Je  le  promettrais,   mais,   dès  la  petite 
opération    menée   à   bien,    je   la   plaquerais    le   soir 
même.  »  M.  de  Charlus  avait  l'habitude,  quand  une 
fiction  pouvait  lui  causer  un  plaisir  sensuel  momenta- 
I  né,  d'y  donner  son  adhésion,  quitte  à  la  retirer  tout 
entière    quelques    instants    après,    quand    le    plaisir 
serait   épuisé.   «  Vraiment,   tu   ierais   cela  ?    dit-il  à 
Morel  en  riant  et  en  le  serrant  de  plus  près.  —  Et 
comment  !  dit  Morel,  voyant  qu'il  ne  déplaisait  pas 
au  baron  en  continuant  à  lui  expliquer  sincèrement 
ce  qui  é' ait  en  effet  un  de  ses  désirs.  —  C'est  dange- 
reux,  dit   M.   de  Charlus.  —  Je  ferais   mes  malles 
d'avance  et  je  ficherais  le  camp  sans  laisser  d'adresse. 
—  Et  moi  ?   demanda  M.  de  Charlus.  —  Je  vous 
emmènerais  avec  moi,  bien  entendu,  s'empressa  de 
dire  Morel  qui  n'avait  pas  songé  à  ce  que  deviendrait 
le  baron,  lequel  était  le  cadet  de  ses  soucis.  Tenez,  il 
y  a  une  petite  qui  me  plairait  beaucoup  pour  ça, 
c'est  une  petite  couturièj-e  qui  a  sa  boutique  dans.   ; 
l'hôte!  de  M.  le  duc.  —  La  fille  de  Jupien,  s'écria  le\  / 
baron  pendant  que  le  sommelier  entrait.  Oh  !  jamais,  V 
ajouta-t-il,    soit    que    la    présence    d'un    tiers    ''eût  \ 
refroidi,  soit  que,  même  dans  ces  espèces  de  messes    j 
noires  où  il  se  complaisait  à  souiller  les  choses  les    | 
plus  saintes,   il  ne  pût  se  résoudre   à  faire   entrer    I 
des  personnes  pour  qui  il  avait  de  l'amitié.  Jupien  / 
est  un  brave  homme,  la  petite  est  charmante   il  serait 
affreux   de   leur   causer   du   chagrin.  »   Morel    sentit 
qu'il  était  allé  trop  loin  et  se  tut,  mais  son  regard 
continuait,  dans  le  vide,  à  se  fixer  sur  la  jeun  2  fille 
devant  laquelle  il  avait  voulu  un  jour  que  je  a  appe- 
lasse a  cher  grand  artiste  »  et  à  qui  il  avait  commandé 
un  gilet.  Très  travailleuse,  la  petite  n'avait  pas  pris 
de  vacances,   mais  j'ai  su  depuis  que,   tandis  que 


i86    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Morel  ie  violoniste  était  dans  les  environs  de  Baîbec, 
elle  ne  cessait  de  penser  à  son  beau  visage,  ennobli  de 
ce  qu'ayant  vu  Morel  avec  moi,  elle  l'avait  pris  pour 
un  «  monsieur  «. 

«  Je  n'ai  jamais  entendu  jouer  Chopin,  dit  le 
baron,  et  pourtant  j'aurais  pu,  je  prenais  des  leçons 
avec  Stamat' .  mais  il  me  défendit  d'aller  entendre,  chez 
ma  tante  Chimay,  le  Maître  des  Nocturnes.  —  Quelle 
bêtise  il  a  iaite  là,  s'écria  Morel.  —  Au  contraire, 
répliqua  vivement,  d'une  voix  aiguë,  M.  de  Charlus, 
Il  prouvait  son  inteiligence.  Il  avait  compris  que 
j'étais  une  «  nature  »  et  que  je  subirais  l'influence  de 
Chopin.  Ça  ne  lait  rien  puisque  j'ai  abandonné  tout 
jeune  la  musique,  comme  tout,  du  reste.  Et  puis  on 
se  figure  un  peu,  ajouta-t-il  d'une  voix  nasillarde, 
ralentie  et  traînante,  il  y  a  toujours  des  gens  qui 
ont  entendu,  qui  vous  donnent  une  idée.  Mais  enfin 
Chopin  n'était  qu'un  prétexte  pour  revenir  au  côté 
médiumnimique,  que  vous  négligez.  » 

On  remarquera  qu'après  une  interpolation  du 
langage  vulgaire,  celui  de  M.  de  Charlus  était  brus- 
quement redevenu  aussi  précieux  et  hautain  qu'il 
était  d'habitude.  C'est  que  l'idée  que  Morel  «  pla- 
querait »  sans  remords  une  jeune  fille  violée  lui 
avait  fait  brusquement  goûter  un  plaisir  complet. 
Dès  lors  ses  sens  étaient  apaisés  pour  quelque  temps 
et  le  sadique  (lui,  vraiment  médiumnimique)  qui 
s'était  substitué  pendant  quelques  instants  à  M.  de 
Charlus  avait  fui  et  rendu  la  parole  au  vrai  M.  de 
Charlus,  plein  de  raffinement  artistique,  de  sensibiUté, 
de  bonté.  «  Vous  avez  joué  l'autre  jour  la  transcrip- 
tion au  piano  du  XV*^  quatuor,  ce  qui  est  déjà  absurde 
parce  que  rien  n'est  moins  pianistique.  Elle  est  faite 
pour  les  gens  à  qui  les  cordes  trop  tendues  du  glorieux 
Sourd  foijt  mai  aux  oreilles.  Or  c'est  justement  ce 
mysticisme  presque  aigre  qui  est  divin.  En  tout  cas 
vous  l'avez  très  mal  jouée,  en  changeant  tous  les 


'SODOME   ET   GOMORRHE  187 

mouvements.  Il  faut  jouer  ça  comme  si  vous  le 
composiez  :  le  jeune  Morel,  affligé  d'une  surdité 
momentanée  et  d'un  génie  mexistant,  reste  un  instant 
immobile.  Puis,  pris  du  délu-e  sacré,  il  loue,  il  compose 
les  premières  mesures.  Alors,  épuisé  par  un  pareil 
effort  d'entrance,  il  s'affaisse,  laissant  tomber  la 
jolie  mèche  pour  plaire  à  M™^  Verdurin,  et,  de  plus, 
il  prend  ainsi  le  temps  de  refaire  la  prodigieuse 
quantité  de  substance  grise  qu'il  a  prélevée  pour 
l'objectivation  pythique.  Alors,  ayant  retrouvé  ses 
forces,  saisi  d'une  mspiration  nouvelle  et  suré- 
minente,  il  s'élance  vers  la  sublime  phrase  mtarissable 
que  le  virtuose  berlinois  (nous  croyons  que  M.  de 
Charlus  désignait  ainsi  Mendelssohn)  devait  infati- 
gablement imiter.  C'est  de  cette  façon,  seule  vraiment 
transcendante  et  animatrice,  que  je  vous  ferai  jouer 
à  Paris.  »  Quand  M.  de  Charlus  lui  donnait  des  avis 
de  ce  genre,  Morel  était  beaucoup  plus  effrayé  que 
de  voir  le  maître  d'hôtel  remporter  ses  roses  et  son 
«  cup  »  dédaignés,  car  il  se  demandait  avec  anxiété 
quel  effet  cela  produirait  à  la  «  classe  ».  Mais  il  ne 
pouvait  s'attarder  à  ces  réflexions,  car  M.  de  Charlus 
lui  disait  impérieusement  :  «  Demandez  au  maître 
d'hôtel  s'il  a  du  bon  chrétien.  —  Du  bon  chrétien  ? 
je  ne  comprends  pas.  —  Vous  voyez  bien  que  nous 
sommes  au  fruit,  c'est  une  poire.  Soyez  sûr  que  M^^^ 
de  Cambremer  en  a  chez  elle,  car  la  comtesse  d'Es- 
carbagnas,  qu'elle  est,  en  avait.  M.  Thibaudier  la  lui 
envoie  et  elle  dit  :  «  Voilà  du  bon  chrétien  qui  est 
fort  beau.  »  —  Non,  je  ne  savais  pas.  —  Je  vois,  du 
reste,  que  vous  ne  savez  rien.  Si  vous  n'avez  même 
pas  lu  Molière...  Hé  bien,  puisque  vous  ne  devez  pas 
savoir  commander,  pius  que  le  reste,  demandez  tout 
simplement  une  poire  qu  on  recueille  justement  près 
d'ici,  la  0  Louise-Bonne  d'Avranches.  »  —  Là...  ?  — 
Attendez,  puisque  vous  êtes  si  gauche  je  vais  moi- 
même   en   demander   d'autres,   que  j'aime   mieux  : 


i88    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Maître  d'hôtel,  avez-vous  de  la  Doyenné  des  Comices? 
Charlie,  vous  devriez  lire  la  page  ravissante  qu'a 
écrite  sur  cette  poire  la  duchesse  Emilie  de  Clermont- 
Tonnerre.  —  Non,  Monsieur,  je  n'en  ai  pas.  —  Avez- 
vous  du  Triomphe  de  Jodoigne  ?  —  Non,  Monsieur. 
—  De  la  Virginie-Dallet  ?  de  la  Passe-Colmar  ?  Non  ? 
eh  bien,  puisque  vous  n'avez  rien  nous  allons  partir. 
La  «  Duchesse-d'Angoulême  »  n'est  pas  encore  mûre  ; 
allons,  Charlie,  partons.  »  Malheureusement  pour 
M.  de  Charlus,  son  manque  de  bon  sens,  peut-être  la 
chasteté  des  rapports  qu'il  avait  probablement  avec 
Morel,  le  firent  s'ingénier,  dès  cette  époque,  à  combler 
le  violoniste  d'étranges  bontés  que  celui-ci  ne  pouvait 
comprendre  et  auxquelles  sa  nature,  folle  dans  son 
genre,  mais  ingrate  et  mesquine,  ne  pouvait  répondre 
que  par  une  sécheresse  ou  une  violence  toujours 
croissantes,  et  qui  plongeaient  M.  de  Charlus  — 
jadis  si  fier,  maintenant  tout  timide  —  dans  des 
accès  de  vrai  désespoir.  On  verra  comment,  dans 
les  plus  petites  choses,  Morel,  qui  se  croyait  devenu 
un  M.  de  Charlus  mille  fois  plus  important,  avait 
compris  de  travers,  en  les  prenant  à  la  lettre,  les 
orgueilleux  enseignements  du  baron  quant  à  l'aris- 
tocratie. Disons  simplement,  pour  l'instant,  tandis 
qu'Albertine  m'attend  à  Saint-Jean  de  la  Haise,  que 
s'il  y  avait  une  chose  que  Morel  mît  au-dessus  de  la 
noblesse  (et  ceia  était  en  son  principe  assez  noble, 
surtout  de  quelqu'un  dont  le  plaisir  était  d'aller 
chercher  des  petites  filles  —  «  ni  vu  ni  connu  »  — 
avec  le  chauffeur),  c'était  sa  réputation  artistique  et 
ce  qu'on  pouvait  penser  à  la  classe  de  violon.  Sans 
doute  il  était  laid  que,  parce  qu'il  sentait  M.  de 
Charlus  tout  à  lui,  il  eût  l'air  de  le  renier,  de  se 
moquer  de  lui,  de  la  même  laçon  que,  dès  que  l'eus 
promis  le  secret  sur  les  fonctions  de  son  père  chez 
mon  grand-oncle,  il  me  traita  de  haut  en  bas.  Mais, 
d'autre  part,  son  nom  d'artiste  diplômé,  Morel,  lui 


SODOME  ET   GOMORRHE  189 

paraissait  supérieur  à  un  «nom».  Et  quand  M.  de 
Charlus,  dans  ses  rêves  de  tendresse  platonique, 
voulait  lui  faire  prendre  un  titre  de  sa  famille, 
Morel  s'y  refusait  énergiquement. 

Quand  Albertine  trouvait  plus  sage  de  rester  à 
Saint-Jean  de  la  Haise  pour  peindre,  je  prenais 
l'auto,  et  ce  n'était  pas  seulement  à  Gourville  et 
à  Féterne,  mais  à  Saint-Mars-le- Vieux  et  jusqu'à 
Criquetot  que  je  pouvais  aller  avant  de  revenir  la 
chercher.  Tout  en  feignant  d'être  occupé  d'autre 
chose  que  d'elle,  et  d'être  obligé  de  la  délaisser 
pour  d'autres  plaisirs,  je  ne  pensais  qu'à  elle.  Bien 
souvent  je  n'allais  pas  plus  loin  que  la  grande  plaine 
qui  domine  Gourville,  et  comme  elle  ressemble  un 
peu  à  celle  qui  commence  au-dessus  de  Combray, 
dans  la  direction  de  Méséglise,  même  à  une  assez 
grande  distance  d' Albertine  j'avais  la  joie  de  penser 
que,  si  mes  regards  ne  pouvaient  pas  aller  jusqu'à 
elle,  portant  plus  loin  qu'eux,  cette  puissante  et 
douce  brise  marine  qui  passait  à  côté  de  moi  devait 
dévaler,  sans  être  arrêtée  par  rien,  jusqu'à  Quette- 
holme,  venir  agiter  les  branches  des  arbres  qui 
ensevelissent  Saint-Jean  de  la  Haise  sous  leur  feuil- 
lage, en  caressant  la  figure  de  mon  amie,  et  jeter 
ainsi  un  double  Uen  d'elle  à  moi  dans  cette  retraite 
indéfiniment  agrandie,  mais  sans  risques,  comme  dans 
ces  jeux  où  deux  enfants  se  trouvent  par  moments 
hors  d«  la  portée  de  la  voix  et  de  la  vue  l'un  de 
l'autre,  et  où  tout  en  étant  éloignés  ils  restent  réunis. 
Je  revenais  par  ces  chemins  d'où  l'on  aperçoit  la 
mer,  et  où  autrefois,  avant  qu'elle  apparût  entre  les 
branches,  je  fermais  les  yeux  pour  bien  penser  que 
ce  que  j'allais  voir,  c'était  bien  la  plaintive  aïeule  de 
la  terre,  poursuivant,  comme  au  temps  qu'il  n'existait 
pas  encore  d'êtres  vivants,  sa  démente  et  immémo- 
riale agitation.  Maintenant,  ils  n'étaient  plus  pour 
moi  que  le  moyen  d'aller  rejoindre  Albertine,  quand 


igo    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

je  les  reconnaissais  tout  pareils,  sachant  jusqu'oii  ils 
allaient  filer  droit,  où  ils  tourneraient  ;  je  me  rappe- 
lais que  je  les  avais  suivis  en  pensant  à  M^^e  de 
Stermaria,  et  aussi  que  la  même  hâte  de  retrouver 
Albertine,  je  l'avais  eue  à  Paris  en  descendant  les 
rues  par  où  passait  ^M""^  de  Guermantes  ;  ils  prenaient 
pour  moi  la  monotonie  profonde,  la  signification 
morale  d'une  sorte  de  ligne  que  suivait  mon  carac- 
tère. C'était  naturel,  et  ce  n'était  pourtant  pas  indiffé- 
(rent  ;  ils  me  rappelaient  que  mon  sort  était  de  ne 
poursuivre  que  des  fantômes,  des  êtres  dont  la 
réalité,  pour  une  bonne  part,  était  dans  mon  imagi- 
nation ;  il  y  a  des  êtres  en  effet  —  et  c'avait  été, 
dès  la  jeunesse,  mon  cas  —  pour  qui  tout  ce  qui  a 
une  valeur  fixe,  constatable  par  d'autres,  la  fortune, 
le  succès,  les  hautes  situations,  ne  comptent  pas  ;  ce 
qu'il  leur  faut,  ce  sont  des  fantômes.  Ils  y  sacrifient 
tout  le  reste,  mettent  tout  en  œuvre,  font  tout  servir 
à  rencontrer  tel  fantôme.  Mais  celui-ci  ne  tarde  pas 
à  s'évanouir  ;  alors  on  court  après  tel  autre,  quitte  à 
revenir  ensuite  au  premier.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  que  je  recherchais  Albertme,  la  jeune  fille  vue 
la  première  année  devant  la  mer.  D'autres  femmes, 
il  est  vrai,  avaient  été  intercalées  entre  Albertine 
aimée  la  première  lois  et  celle  que  je  ne  quittais  guère 
en  ce  moment  ;  d'autres  femmes,  notamment  la 
duchesse  de  Guermantes.  Mais,  dira-t-on,  pourquoi 
se  donner  tant  de  soucis  au  sujet  de  Gilberte,  prendre 
tant  de  peine  pour  M'"^  de  Guermantes,  si,  devenu 
l'ami  de  celle-ci,  c'est  à  seule  fin  de  n'y  plus  penser, 
mais  seulement  à  Albertine  ?  Swann,  aVant  sa  mort, 
aurait  pu  répondre,  lui  qui  avait  été  amateur  de 
fantômes.  De  fantômes  poursuivis,  oubUés,  recher- 
chés à  nouveau,  quelquefois  pour  une  seule  entrevue, 
et  afin  de  toucher  à  une  vie  irréelle  laquelle  aussitôt 
s'fnfuyait,  ces  chemins  de  Balbec  étaient  pleins.  En 
pensant  que  leurs  arbres,  poiriers,  pommiers,  tamaris. 


SODOME  ET   GOMORRHE  191 

f  me  survivraient,  il  me  semblait  recevoir  d'eux  le 
I  conseil  de  me  mettre  enfin  au  travail  pendant  que 
\  n'avait  pas  encore  sonné  l'heure  du  repos  éternel. 
Je  descendais  de  voiture  à  Quetteholme,  courais 
dans  la  raide  cavée,  passais  le  ruisseau  sur  une 
planche  et  trouvais  Albertine  qui  peignait  devant 
l'église  toute  en  clochetons,  épineuse  et  rouge, 
fleurissant  comme  un  rosier.  Le  tympan  seul  était 
uni  ;  et  à  la  surface  riante  de  la  pierre  affleuraient 
des  anges  qui  continuaient,  devant  notre  couple  du 
/  xx«  siècle,  à  célébrer,  cierges  en  mains,  les  cérémonies 
/  du  xiii^.  C'était  eux  dont  Albertine  cherchait  à  faire 
\  le  portrait  sur  sa  toile  préparée  et,  imitant  Elstir, 
elle  donnait  de  grands  coups  de  pinceau,  tâchant 
d'obéir  au  noble  rythme  qui  faisait,  lui  avait  dit  le 
grand  maître,  ces  anges-là  si  différents  de  tous  ceux 
qu'il  connaissait.  Puis  elle  reprenait  ses  affaires. 
Appuyés  l'un  sur  l'autre  nous  remontions  la  cavée, 
laissant  la  petite  église,  aussi  tranquille  que  si  elle 
ne  nous  avait  pas  vus,  écouter  le  bruit  perpétuel 
du  ruisseau.  Bientôt  l'auto  filait,  nous  faisait  prendre 
pour  le  retour  un  autre  chemin  qu'à  l'aller.  Nous 
passions  devant  Marcouville  l'Orgueilleuse.  Sur  son 
,  église,  moitié  neuve,  moitié  restaurée,  le  soleil 
déclinant  étendait  sa  patine  aussi  belle  (^ue  celle 
des  siècles.  A  travers  elle  les  grands  bas-reliefs 
semblaient  n'être  vus  que  sous  une  couche  fluide, 
moitié  liquide,  moitié  lumineuse  ;  la  Sainte  Vierge, 
sainte  Elisabeth,  saint  Joachim,  nageaient  encore 
dans  l'impalpable  remous,  presque  à  sec,  à  fleur 
d'eau  ou  à  fleur  de  soleil.  Surgissant  dans  une  chaude 
poussière,  les  nombreuses  statues  modernes  se  dres- 
saient sur  des  colonnes  jusqu'à  mi-hauteur  des  voiles 
dorés  du  couchant.  Devant  l'éghse  un  grand  cyprès 
semblait  dans  une  sorte  d'enclos  consacré.  Nous 
descendions  un  instant  pour  le  regarder  et  faisions 
quelques  pas.   Tout   autant   que  de  ses   membres. 


192    A   LA    RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Albertine  avait  une  conscience  directe  de  sa  toque 
de  paille  d'Italie  et  de  l'écharpe  de  soie  (qui  n'étaient 
pas  pour  elle  le  siège  de  moindres  sensations  de 
bien-être),  et  recevait  d'elles,  tout  en  faisant  le  tour 
de  l'église,  un  autre  genre  d'impulsion,  traduite  par 
un  contentement  inerte  mais  auquel  je  trouvais  de 
la  grâce  ;  écharpe  et  toque  qui  n'étaient  qu'une  partie 
récente,  adventice,  de  mon  amie,  mais  qui  m'était 
déjà  chère  et  dont  je  suivais  des  yeux  le  sillage,  le  long 
du  cyprès,  dans  l'air  du  soir.  Elle-même  ne  pouvait 
le  voir,  mais  se  doutait  que  ces  élégances  faisaient 
bien,  car  elle  me  souriait  tout  en  harmonisant  le 
port  de  sa  tête  avec  la  coiffure  qui  la  complétait  : 
«  Elle  ne  me  plaît  pas,  elle  est  restaurée  »,  me  dit-elle 
en  me  montrant  l'église  et  se  souvenant  de  ce  qu'Els- 
tir  lui  avait  dit  sur  la  précieuse,  sur  l'inimitable 
beauté  des  vieilles  pierres.  Albertine  savait  recon- 
naître tout  de  suite  une  restauration.  On  ne  pouv^ait 
que  s'étonner  de  la  sûreté  de  goût  qu'elle  avait  déjà 
en  architecture,  au  lieu  du  déplorable  qu'elle  gardait 
en  musique.  Pas  plus  qu'Elstir,  je  n'aimais  cette 
église,  c'est  sans  me  faire  plaisir  que  sa  façade 
ensoleillée  était  venue  se  poser  devant  mes  yeux,  et 
je  n'étais  descendu  la  regarder  que  pour  être  agréable 
à  Albertine.  Et  pourtant  je  trouvais  que  le  grand 
impressionniste  était  en  contradiction  avec  lui-même; 
pourquoi  ce  fétichisme  attaché  à  la  valeur  architec- 
turale objective,  sans  tenir  compte  de  la  transfigu- 
ration de  l'église  dans  le  couchant  ?  «  Non  décidé- 
ment, me  dit  Albertine,  je  ne  l'aime  pas  ;  j'aime  son 
nom  d'Orgueilleuse.  Mais  ce  qu'il  faudra  penser  à 
demander  à  Brichot,  c'est  pourquoi  Saint-Mars 
s'appelle  le  Vêtu.  On  ira  la  prochaine  fois,  n'est-ce 
pas  ?  »  me  disait-elle  en  me  regardant  de  ses  yeux 
noirs  siir  lesquels  sa  toque  était  abaissée  comme 
autrefois  son  petit  polo.  Son  voile  flottait.  Je  re- 
montais en  auto  avec  elle,  heureux  que  nous  dussions 


SODOME  ET   GOMORRHE  193 

le  lendemain  aller  ensemble  à  Saint-Mars,  dont,  par 
ces  temps  ardents  où  on  ne  pensait  qu'au  bain,  les 
deux  antiques  clochers  d'un  rose  saumon,  aux  tuiles 
en  losange,  légèrement  mfléchis  et  comme  palpitants, 
avaient  l'air  de  vieux  poissons  aigus,  imbriqués 
d'écaillés,  moussus  et  roux,  qui,  sans  avoir  l'air  de 
bouger,  s'élevaient  dans  une  eau  transparente  et 
bleue.  En  quittant  Marcouville,  pour  raccourcir,  nous 
bifurquions  à  une  croisée  de  chemins  où  il  y  a  une 
ferme.  Quelquefois  Albertine  y  taisait  arrêter  et 
me  demandait  d'aller  seui  chercher,  pour  qu'elle  pût 
le  boire  dans  la  voiture,  du  calvados  ou  du  cidre, 
qu'on  assurait  n'être  pas  mousseux  et  par  lequel 
nous  étions  tout  arrosés.  Nous  étions  pressés  'un 
contre  l'autre.  Les  gens  de  la  ♦erme  apercevaient 
à  peine  Albertine  dans  la  voiture  fermée,  ie  leur 
renda  s  les  bouteilles  .  nous  repartions,  comme  afin 
de  continuer  cette  vie  à  nous  deu.x,  cette  vie  d'a- 
mants qu'ils  pouvaient  supposer  que  nous  avions,  et 
dont  cet  arrêt  pour  boire  n  eût  été  qu'un  moment 
insignifiant  ;  supposition  qui  eût  paru  d'autant  moins 
invraisembl  le  si  on  nous  avait  vus  après  qu'Aiber- 
tine  avait  bu  sa  bouceille  de  cidre  ;  elle  semblait 
aiois,  en  effet,  ne  plus  pouvoir  supporter  entre  elle 
et  moi  un  intervalle  qui  d'habitude  ne  la  gênait  pas  ; 
sous  sa  iupe  de  toile  ses  iambes  se  serraient  contre 
mes  ambes,  elle  approchait  de  mes  loues  ses  ioues 
qu.  étaient  devenues  blêmes,  chaudes  et  rouées  aux 
pommettes,  avec  c|ue!que  chose  d'ardent  et  de  fané 
romnic  .n  ont  les  ftlies  de  laubourgs.  A  ces  moments- 
ià,  presque  aussi  vite  que  de  personnalité  elle  chan- 
geait de  voix,  perdait  la  sienne  pour  en  prendre  une 
autre,  enrouée,  hardie,  presque  crapuleuse.  Le  soir 
tombait,  yuei  plaisir  de  la  sentir  contre  moi,  avec 
son  écharpe  et  sa  toque,  me  rappelant  que  c'est  ainsi 
toujours,  côte  à  côte,  qu'on  rencontre  ceux  qui 
s'axment.  J'avais  peut-être  de  i'amour  pour  Aibeitme, 

VoL  X.     13 


194    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

mais  n'osant  pas  le  lui  laisser  apercevoir,  bien  que, 
s'il  existait  en  moi,  ce  ne  pût  être  que  comme  une 
vérté  sans  valeur  jusqu'à  ce  qu'on  ait  pu  la  contrôler 
par  l'expérience  ;  or  i)  me  semblait  irréalisable  eî 
hors  du  plan  de  la  vie.  Quant  à  ma  jalousie,  elle  me 
poussait  à  quitter  le  moins  possible  Aibertine,  bien 
que  le  susse  qu'elle  ne  guérirait  tout  à  fait  qu'en  me 
séparant  d'elle  à  jamais.  Je  pouvais  même  l'éprouver 
auprès  d'elle,  mais  alors  m'arrangeais  pour  ne  pas 
laisser  se  renouveler  la  circonstance  qui  l'avait 
éveillée  en  moi.  C'est  ainsi  qu'un  jour  de  beau  temps 
nous  allâmes  déjeuner  à  Rivebelle.  Les  grandes 
portes  vitrées  de  la  salle  à  manger  de  ce  hall  en  torme 
de  couloir,  qui  servait  pour  les  thés,  étaient  ouvertes 
de  plain-pied  avec  les  pelouses  dorées  par  le  soleil 
et  desquelles  le  vaste  restaurant  lumineux  semblait 
faire  partie.  Le  garçon,  à  la  figure  rose,  aux  cheveux 
noirs  tordus  comme  une  flamme,  s'élança. t  dans  toute 
cette  vaste  étendue  moins  vite  qu'autreiois,  car  il 
n'était  plus  commis  mais  chef  de  rang  ;  néanmoins, 
à  cause  de  son  activité  naturelle  parfois  au  loin, 
dans  la  salle  à  manger,  parfois  pms  près  mais  au 
dehors,  servant  des  clients  qui  avaient  préféré 
déjeuner  dans  le  jardin,  on  l'apercevait  tantôt  ici, 
tantôt  là  comme  des  statues  successives  d'un  jeune 
dieu  courant,  les  unes  à  l'intérieur,  d'ailleurs  bien 
éclairé,  d  une  demeure  qui  se  prolongeait  en  gazons 
verts  tantôt  sous  les  feuillages,  dans  la  clarté  de  la 
vie  en  plein  air.  Il  fut  un  moment  à  côté  de  nous. 
Aibertine  répondit  distraitement  à  ce  que  je  lUi  disais. 
Elle  le  regardait  avec  des  yeux  agrandis.  Pendant 
quelques  minutes  je  sentis  qu'on  peut  être  près  de  la 
personne  qu'on  aime  et  cependant  ne  pas  .'avoir 
avec  sojx  Ils  avaient  l'air  d'être  dans  un  tête-à-tête 
mystérieux,  rendu  muet  par  ma  présence,  et  suite 
peut-être  de  rendez-vous  anciens  que  je  ne  connais- 
sais pas,  ou  seulement  d'un  regard  qu'il  lui  avait 


SODOME  ET   GOMORRHE  195 

•(^té  —  et  dont  i 'étais  le  tiers  gênant  et  de  qui  on  se 
ache.  Même  quand,  rappelé  avec  violence  par  son 
Dation  1  se  fut  éloigné,  Aiberfne,  tout  en  continuant 
a  déieuner,  n  avait  plus  l'air  de  considérer  le  res- 
taurant et  les  'ardinï»  que  comme  une  piste  illuminée, 
>v  apparaissait  çà  et  là  dans  des  décors  variés,  le 
dieu  coureur  aux  cheveux  iioirs.  Un  instant  je 
m'étaib  deiT)ande  si,  pour  iC  suivre,  elle  n'allait  pas 
me  laisser  seu.  à  ma  tabie.  Mais  dès  les  jour-^  -uivants 
je  commençai  à  oublier  pour  toujours  cette  (mpres- 
sion  pénible,  caj  j'avais  décidé  de  ne  amais  retourner 
à  Rivebelle,  'avais  fait  promettre  à  Aibertme,  qui 
m'assura  y  être  venue  pour  la  première  fois,  qu'elle 
n'y  retournerait  jamais.  Et  je  niai  que  le  garçon  aux 
pied,  agiles  n'eût  eu  d'\^eux  que  pour  elle,  afin 
qu'elle  ne  crût  pas  que  ma  compagnie  l'avait  privée 
d'un  plaisir.  Il  m'arnva  parfois  de  retourner  à 
Rivebelle,  mais  seul,  de  trop  boire,  comme  j'y  avais 
déjà  fait.  Tout  en  vidant  une  dernière  coupe  je 
regardais  une  rosace  peinte  sur  le  mur  blanc,  je 
reportaii-  sur  elle  le  pla  sir  que  j'éprouvais.  Elle  seule 
au  monde  existait  pour  moi  ;  je  la  poursuivais,  la 
touchais,  et  la  perdais  tour  à  tour  de  mon  regard 
fuyant,  et  j'étais  indifférent  à  l'avenir  me  conten- 
tant de  ma  rosace  comme  un  papillon  qui  tourne 
autour  d'un  papillon  posé,  avec  lequel  il  va  finir 
sa  vie  dans  un  acte  de  volupté  suprême.  Le  moment 
était  peut-être  particulièrement  bien  choisi  povi 
renoncer  à  une  temme  à  qui  aucune  souffrance  bien 
récente  et  bien  vive  ne  m'obligeait  à  demander  ce 
baume  contre  un  mal,  que  possèdent  celles  qui  l'ont 
causé,  i  'étais  calmé  par  ces  promenades  mêmes,  qui, 
bien  que  le  ne  les  considérasse,  au  moment,  que 
comme  une  attente  d'un  lendemain  qu'  lui-même, 
liiaigré  le  désir  qu'il  m'inspirait,  ne  devait  pas  être 
différent  de  la  veille,  avaient  le  charme  d'être  arra- 
chées aux  lieux  où  s'était  trouvée  jusque-là  Albertine 


196    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

et  où  ie  n'étais  pas  avec  elle,  chez  sa  tante,  chez  ses 
amies.  Charme  non  d'une  joie  positive,  mais  seule- 
ment de  i'apaisemeni  d'une  mquiétude,  et  bien  fort 
pourtant.  Car  à  quelques  lours  de  distance,  quand  je 
repensais  à  la  ferme  devant  laquelle  nous  avions  bu 
du  cidre,  ou  simplement  aux  quelques  pas  que  nous 
avions  taits  devant  Saint-Mars-le-Vêtu,  me  rappe- 
lant qu  Albertine  marchait  à  côté  de  moi  sous  sa 
toque  le  sentiment  de  sa  présence  ajoutait  tout  d'un 
coup  une  telle  vertu  à  l'image  indifférente  de  l'église 
neuve,  qu'au  moment  où  la  façade  ensoleillée  venait 
se  poser  ainsi  d'elle-même  dans  mon  souvenir,  c'était 
comme  une  grande  compresse  calmante  qu'on  eût 
appliquée  à  mon  cœur.  Je  déposais  Albertine  à 
Parville,  mais  pour  la  retrouver  le  soir  et  aller 
m'étendre  à  côté  d'elle,  dans  l'obscurité,  sur  la  grève. 
Sans  doute  je  ne  la  voyais  pas  tous  les  jours,  mais 
pourtant  je  pouvais  me  dire  :  «  Si  elle  racontait 
l'emploi  de  son  temps,  de  sa  vie,  c'est  encore  moi 
qui  y  tiendrais  le  plus  de  place  »  ;  et  nous  passions 
ensemble  de  longues  heures  de  suite  qui  mettaient 
dans  mes  journées  un  enivrement  si  doux  que  même 
quand,  à  Parville,  elle  sautait  de  l'auto  que  j'allais 
lui  renvoyer  une  heure  apr.  s,  je  ne  me  sentais  pas 
plus  seul  dans  la  voiture  que  si,  avant  de  la  quitter, 
elle  y  eût  laissé  des  fleurs.  J'aurais  pu  me  passer  de 
la  voir  tous  les  iours  ;  j'allais  la  quitter  heureux,  je 
sentais  que  'effet  calmant  de  ce  bonheur  pouvait  se 
prolonger  plus.eurs  lours.  Mais  alors  'entendais 
Albertine,  en  me  quittant,  dire  à  sa  tante  ou  à  une 
amie:  «Alors,  demain  à  8  heures  ^2'  I'  "^  *^^^  P^^ 
être  en  retard,  ils  seront  prêts  dès  8  heures  Vi-  "  La 
conversation  d'une  femme  qu'on  aime  ressemble  à 
un  sol  qui  recouvre  une  eau  souterraine  et  dange- 
reuse ;  on  sent  à  tout  moment  derrière  les  mots  la 
présence,  ie  froid  pénétrant  d'une  nappe  invi^sib'e  ; 
on  aperçoit  çà  et  là  son  suintement  perfide,  mais 


SODOME  ET   GOMORRHE  197 

elle-même  reste  cachée.  Aussitôt  la  phrase  d'Alber- 
tine  entendue,  mon  calme  était  détruit.  Je  voulais 
lui  demander  de  la  voir  le  lendemain  matin,  afin  de 
l'empêcher  d'aller  à  ce  mystérieux  rendez-vous  de 
8  heures  ^  dont  on  n'avait  parlé  devant  moi  qu'à 
mots  couverts.  Elle  m'eût  sans  doute  cbéi  les  pre- 
mières fois,  regrettant  pourtant  de  renoncer  à  ses 
projets  ;  puis  elle  eût  découvert  mon  besoin  perma- 
nent de  les  déranger  ;  j'eusse  été  celui  pour  qui  'on 
se  cache  de  tout.  Et  d'ailleurs,  il  est  probable  que 
ces  fêtes  dont  j'étais  exclu  consistaient  en  fort  peu 
de  chose,  et  que  c'était  peut-être  par  peur  que  je 
trouvasse  telle  invitée  vulgaire  ou  ennuyeuse  qu'on 
ne  me  conviait  pas.  Malheureusement  cette  vie  si 
mêlée  à  celle  d'Aibertine  n'exerçait  pas  d'action  que 
sur  moi  ;  elle  me  donnait  du  calme  ;  elle  causait  à 
ma  mère  des  inquiétudes  dont  la  confession  le 
détruisit.  Comme  je  rentrais  content,  décidé  à  termi- 
ner d'un  jour  à  l'autre  une  existence  dont  je  croyais 
que  la  fin  dépendait  de  ma  seule  volonté,  ma  mère 
me  dit,  entendant  que  je  faisais  dire  au  chauffeur 
d'aller  chercher  Albertine  :  «  Comme  tu  dépenses  de 
l'argent  !  (Françoise,  dans  son  langage  simple  et 
expressif,  disait  avec  plus  de  force  :  «  L'argent 
file.  »)  Tâche,  continua  maman,  de  ne  pas  devenir 
comme  Charles  de  Sévigné,  dont  sa  mère  disait  :  a  Sa 
main  est  un  creuset  où  l'argent  se  fond.  «  Et  puis  je 
crois  que  tu  es  vraiment  éissez  sorti  avec  Albertine. 
Je  t'assure  que  c'est  exagéré,  que  même  pour  elle 
cela  peut  sembler  ridicule.  J'a:  été  enchantée  que  cela 
te  distraie,  je  ne  te  demande  pas  de  ne  plus  la  voir, 
mais  enfin  qu'il  ne  soit  pas  impossible  de  vous 
rencontrer  l'un  sans  l'autre.  »  Ma  vie  avec  Albertine, 
Vit  dénuée  de  grands  plaisirs  —  au  moins  de  grands 
paisirs  perçus  —  cette  vie  que  je  comptais  changer 
d'un  jour  à  l'autre,  en  choisissant  une  heure  de 
calme,  me  redevint  tout  d'un  coup  pour  un  temps 


198    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

I  nécessaire,  quand,  par  ces  paroles  de  maman,  elle 
;  se  trouva  menacée.  Je  dis  à  ma  mère  que  ses  paroies 
I  venaient  de  retarder  de  deux  mois  peut-être  la 
.'décision  qu'elles  demandaient  et  qui  sans  elles  eût  été 
'  prise  avant  la  fin  de  la  semaine.  Maman  se  mit  à 
rire  (pour  ne  pas  m'attnster)  de  l'effet  qu'avaieni 
produit  mstantanéii.ent  ses  conseils,  et  me  promit 
de  ne  pas  m'en  reparler  pour  ne  pas  empêcher  que 
renaquît  ma  bonne  mtention.  Mais  depuis  la  mort 
de  ma  grand'mère,  chaque  fois  que  maman  se  laissait 
aller  à  rire,  le  rire  commencé  s'arrêtait  net  et  s'ache- 
vait sur  une  expression  presque  sanglotante  de 
souffrance,  soit  par  le  remords  d'avoir  pu  un  instant 
oubUer,  soit  par  la  recrudescence  dont  cet  oubli  si 
brel  avait  ravivé  encore  sa  cruelle  préoccupation. 
Mais  à  celle  que  lu;  causait  le  souvenir  de  ma  grand'- 
mère, installé  en  ma  mère  comme  une  idée  fixe,  je 
sentis  que  cette  fois  s'en  ajoutait  une  autre,  qui 
avait  trait  à  moi,  à  ce  que  ma  mère  redoutait  des 
suites  de  mon  intimité  avec  Albertine  ;  intimité 
qu'elle  n'osa  pourtant  pas  entraver  à  cause  de  ce 
que  je  venais  de  lui  dire.  Mais  elle  ne  parut  pas  per- 
suadée que  je  ne  me  trompais  pas.  Elle  se  rappelait 
pendant  combien  d'années  ma  grand'mère  et  elle  ne 
m  avaient  plus  parlé  de  mon  travail  et  d'une  règle 
de  \ae  plus  hj'giénique  que,  disais-je,  l'agitation  où 
me  mettaient  leurs  exhortations  m'empêchait  seule 
de  commencer,  et  que,  malgré  leur  silence  obéissant, 
je  n'avais  pas  poursuivie.  Après  le  dîner  auto 
ramenait  Albertine;  il  faisait  encore  un  peu  jour; 
l'air  était  moins  chaud,  mais,  après  une  briîlante 
journée,  nous  rêvions  tous  deux  de  fraîcheurs  in- 
connues ;  alors  à  nos  yeux  enfiévrés  la  lune  toute 
étroite  parut  d'abord  (telle  le  soir  où  j'étais  allé  chez 
la  princesse  de  Guermantes  et  où  Albertine  m'avait 
téléphoné)  comme  la  légère  et  mince  pelure,  puis 
comme  le  frais  quartier  d'im  fruit  qu'un  mvisible 


SODOME  ET   GOMORRHE  199 

couteau  commençait  à  écorcer  dans  le  ciel.  Quelque- 
fois aussi,  c'était  moi  qui  allais  chercher  mon  amie, 
un  peu  plus  tard  ;  alors  elle  devait  m'attendre  devant 
les  arcades  du  marché,  à  Maineville.  Aux  premiers 
momenis  je  ne  la  distinguais  pas  :  je  m'inquiétais 
déjà  qu'elle  ne  ànX.  pas  venir,  qu'elle  eîit  mal  compris. 
Alors  je  la  voyais  dans  sa  blouse  blanche  à  pois 
bleus  sauter  à  côté  de  moi  dans  la  voiture  avec  ic 
bond  léger  plus  d'un  jeune  animal  que  d'une  jeune 
fille.  El  c'est  comme  une  chienne  encore  qu'elle 
commençait  aussitôt  à  me  caresser  sans  rin.  Quand 
la  nuit  était  tout  à  fait  venue  et  que,  comme  me 
disait  le  directeur  de  l'hôtel,  le  ciel  était  tout  par- 
cheminé d'étoiles,  si  nous  n'allions  pas  nous  prome- 
ner en  forêt  avec  une  bouteille  de  Champagne,  sans 
nous  inquiéter  des  promeneurs  déambulant  encore 
sur  la  digue  faiblement  éclairée,  mais  qui  n'auraient 
rien  distingué  à  deux  pas  sur  le  sable  noir,  nous  nous 
étendions  en  contrebas  des  dunes  ;  ce  même  corps 
dans  la  souplesse  duquel  vivait  toute  la  grâce  fémi- 
nine, marine  et  sportive,  des  jeunes  filles  que  j'avais 
vu  passer  la  première  fois  devant  l'horizon  du  flot, 
je  le  tenais  serré  contre  le  mien,  sous  une  même 
couverture,  tout  au  bord  de  la  mer  immobile  divisée 
par  un  rayon  tremblant  ;  et  nous  l'écoutions  sans 
nous  lasser  et  avec  le  même  plaisir,  soit  quand  elle 
retenait  sa  respiration,  assez  longtemps  suspendue 
pour  qu  on  criît  le  reflux  arrêté,  soit  quand  elle 
exhalait  enfin  à  nos  pieds  le  murmure  attendu  et 
retardé.  Je  finissais  par  ramener  Albertine  à  Parville. 
Arrivé  devant  chez  elle,  il  fallait  interrompre  nos 
baisers  de  peur  qu'on  ne  nous  vît  ;  n'ayant  pas  envie 
de  se  coucher,  elle  revenait  avec  moi  jusqu'à  Balbec, 
d'où  je  la  ramenais  une  dernière  fois  à  Parville  ; 
les  chauffeurs  de  ces  premiers  temps  de  l'automobile 
étaient  des  gens  qui  se  couchaient  à  n'importe  quelle 
heure.  Et  de  fait,  je  ne  rentrais  à  Balbec  qu'avec  la 


200    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

première  humidité  matinale,  seul  cette  fois,  mais 
encore  tout  entouré  de  la  présence  de  mon  amie, 
gorgé  d'une  provision  de  baisers  longue  à  épuiser. 
Sur  ma  table  je  trouvais  un  télégramme  ou  une 
carte  postale.  C'était  d'AJbertine  encore  !  Elle  les 
avait  écrits  à  Quetteholme  pendant  que  j'étais 
parti  seul  en  auto  et  pour  me  dire  qu'elle  pensait  à 
moi.  Je  me  mettais  au  lit  en  es  relisant.  Alors  j'aper- 
cevais au-dessus  des  rideaux  ia  raie  du  grand  jour 
et  je  me  disais  que  nous  devions  nous  aimer  tout 
de  même  pour  avoir  passé  la  nuit  à  nous  embrasser. 
Quand,  le  lendemain  matin,  je  voyais  Albertine  sur 
la  digue,  j'avais  si  peur  qu'elle  me  répondît  qu  elle 
n'était  pas  libre  ce  jour-là  et  ne  pouvait  acquiescer 
à  ma  demande  de  nous  promener  ensemble,  que, 
cette  demande,  je  retardais  le  plus  que  je  pouvais  de 
la  lui  adresser.  J'étais  d'autant  plus  inquiet  qu'elle 
avait  l'air  froid,  préoccupé  ;  des  gens  de  sa  connais- 
sance passaient  ;  sans  doute  avait-elle  formé  pour 
l'après-midi  des  projets  dont  l'étais  exclu.  Je  la 
regardais,  je  regardais  ce  corps  charmant,  cette  tête 
rose  d' Albertine,  dressant  en  face  de  moi  l'énieme 
de  ses  intentions,  la  décision  inconnue  qui  devait 
faire  le  bonheur  ou  le  malheur  de  mon  après-midi. 
C'était  tout  un  état  d'âme,  tout  un  avenir  d'exis- 
tence qui  avait  pris  devant  moi  la  forme  allégorique 
et  fatale  d'une  jeune  fille.  Et  quand  enfin  je  me  déci- 
dais, quand  de  l'air  le  plus  indifférent  que  le  pouvais, 
je  demandais  :  «  Est-ce  que  nous  nous  promenons 
ensemble  tantôt  et  ce  soir  ?»  et  qu'elle  me  répondait  : 
«Très  volontiers»,  alors  tout  le  brusque  remplace- 
ment, dans  la  figure  rose,  de  ma  longue  inquiétude 
par  une  quiétude  délicieuse,  me  rendait  encore  plus 
précieuses  ces  formes  auxquelles  je  devais  perpétuel- 
lement le  bien-être,  l'apaisement  qu'on  éprouve 
après  qu'un  orage  a  éclaté.  Je  me  répétais  :  «  Comme 
elle   est   gentille,   quel  être   adorable  I  »    dans    une 


SODOME  ET   GOMORRHE  2oi 

exaltation  moins  féconde  que  celle  due  à  l'ivresse,  à 
peine  plus  protonde  que  celle  de  l'amitié,  mais  très 
supérieure  à  celle  de  la  vie  mondaine.  Nous  ne 
décommandions  l'automobile  que  es  jours  où  il  y 
avait  un  dîner  chez  les  Verdurin  et  ceux  où,  Alber- 
tine  n'étant  pas  Hbre  de  sortir  avec  moi,  i'en  avais 
profité  pour  prévenir  les  gens  qui  désiraient  me 
voir  que  je  resterais  à  Balbec.  Je  donnais  a  Saint- 
Loup  autorisation  de  venir  ces  jours-là,  mais  ces 
iour^-ià  seulement.  Car  une  fois  qu'il  était  arrivé  à 
l 'improviste,  j'avais  préféré  me  priver  de  voir 
Albertine  plutôc  que  de  risquer  qu'il  la  rencontrât, 
que  fût  compromis  l'état  de  caime  heureux  où  je  me 
trouvais  depuis  quelque  temps  et  que  lût  ma  jalousie 
renouvelée.  Et  je  n'avais  été  tranquille  qu'une  fois 
Saint-Loup  reparti.  Aussi  s'astreignait-il  avec  regret, 
mais  scrupule,  à  ne  jamais  venir  à  Balbec  sans  appel 
de  ma  part.  Jadis,  songeant  avec  envie  aux  heures 
que  Mn'e  de  Guermantes  passait  avec  lui,  j'attachais 
un  tel  prix  à  le  voir  !  Les  êtres  ne  cessent  pas  de 
changer  de  place  par  rapport  à  nous.  Dans  la  marche 
insensible  mais  éternelle  du  monde,  nous  les  con- 
sidérons comme  immobiles,  dans  un  mstant  de 
vision  trop  court  pour  que  le  mouvement  qui  les 
entraîne  soit  perçu.  Mai^  nou.=  n'avon?  qu'à  choisir 
dans  notre  mémoire  deux  images  prises  d'eux  à  des 
moments  diftérents,  assez  rapprochés  cependant  pour 
qu'ùs  n'aient  pas  changé  en  eux-niêmes,  du  moins 
sensible  ent,  et  la  d'ftérence  des  deux  images 
mesure  le  déplacement  qu'ils  ont  opéré  par  rapport 
à  nous.  Il  m'inquiéta  affreusement  en  me  parant 
des  Verdurin,  j'avais  peur  qu'il  ne  me  demandât  à 
y  être  reçu,  ce  qui  eût  suffi,  à  cause  de  la  jalousie 
que  je  n'eusse  cessé  de  ressentir,  à  gâter  tout  le 
plaisir  que  j'y  trouvais  avec  Aibertine.  Mais  heu- 
reusement Robert  m'avoua,  tout  au  contraire,  qu'il 
désurait  par-dessus  tout  ne  pas  les  connaître,  o  Non, 


202    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

me  dit-il,  je  trouve  ce  genre  de  milieux  cléricaux 
exeispérants.  »  Je  ne  compris  pas  d'abord  l'adjectif 
«cléncal»  appliqué  aux  Verdurin,  mais  a  fin  de 
la  phrase  de  Saint-Loup  m 'éclaira  sa  pensée,  ses 
concessions  à  des  modes  de  langage  qu'on  est  souvent 
étonné  de  voir  adopter  par  des  hommes  intelligents. 
«  Ce  sont  des  miheux,  me  dit-il,  où  on  fait  tribu,  oii 
on  tait  congréganon  et  chapelle.  Tu  ne  me  diras  pai^ 
que  ce  n'est  pas  une  petite  secte  ;  on  est  tout  miel 
pour  les  gens  qui  en  sont,  on  n'a  pas.  assez  de  dédain 
pour  les  gens  qui  n'en  sont  pas.  La  question  n'est 
pas,  comme  pour  Hamlet,  d'être  ou  de  ne  pas  être, 
mais  d'en  être  ou  de  ne  pas  en  être.  Tu  en  es,  mon 
oncle  Charlus  en  est.  Que  veux-tu  ?  moi  je  n'ai 
jamais  aimé  ça,  ce  n'est  pas  ma  faute.  » 

Bien  entendu,  la  règ^e  que  j'avais  imposée  à  Saint- 
Loup  de  ne  me  venir  voir  que  sur  un  appel  de  moi, 
je  l'édictai  aussi  stricte  pour  n'importe  laquelle  des 
personnes  avec  qui  je  m'étais  peu  à  peu  lié  à  la 
Raspelière,  à  Féteme,  à  Montsurvent  et  ailleurs  ;  et 
quand  j  apercevais  de  l'hôtel  la  lumée  du  train  de 
trois  heures  qui,  dans  l'anfractuosité  des  falaises  de 
Parvilie.  laissait  son  panache  stable,  qui  restait 
longtemps  accroché  au  Hanc  des  pentes  vertes,  je 
n'avais  aucune  hésitation  sur  le  visiteur  qui  allait 
venir  goiiter  avec  moi  et  m'était  encore,  à  la  façon 
d'un  Dieu,  dérobé  sous  ce  petit  nuage.  Je  suis  obhgé 
d'avouer  que  ce  visiteur,  préalablement  autorise  par 
moi  à  v^enir,  ne  fut  presque  lamais  Saniette  et  le 
me  le  suis  bien  souvent  reproché.  Mais  la  conscience 
que  Saniette  avait  d'ennuyer  (naturellement  encore 
bien  plus  en  venant  taire  une  visite  qu'en  racontant 
une  histoire)  faisait  que,  bien  qu'il  fût  plus  'nstruit, 
plus  mtelligent  et  meilleur  que  bien  d  autres,  il 
semblait  impossible  d'éprouver  auprès  de  lui,  non 
seulement  aucun  plaisir,  mais  autre  chose  qu'un 
spleen  presque  intolérable  et  qui  vous  gâtait  votre 


SODOME  ET   GOMORRHE  203 

apr^s-midi.  Probablement,  si  Saniette  avait  avoué 
franchement  cet  ennui  qu'il  craignait  de  causer,  on 
n'eût  pas  redouté  ses  visites.  L'ennui  est  un  des 
maux  les  moins  graves  qu'on  ait  à  supporter,  le 
sien  n'existait  peut-être  que  dans  l'imagination  des 
autres,  ou  lui  avait  été  inoculé  grâce  à  une  sorte  de 
suggestion  par  eux,  laquelle  avait  trouvé  prise  sur 
son  agréable  modestie.  Mais  1)  tenait  tant  à  ne  pas 
laisser  voir  qu'il  n'était  pas  recherché,  qu'il  n'osait 
pas  s'offnr.  Certes  iJ  avait  raison  de  ne  pas  taire 
comme  lef  gens  qui  sont  si  contents  de  donner  des 
coups  de  chapeau  dans  un  lieu  public,  que,  ne  vous 
ayant  pas  vu  depuis  longtemps  et  vous  apercevant 
dans  une  loge  avec  des  personne>  brillantes  qu'ils  ne 
connaissent  pas,  ils  vous  jettent  un  bonjour  furtif  et 
retentissant  en  s'excusant  sur  le  plaisir,  sur  l'émotion 
qu'ils  ont  eus  à  vous  apercevoir,  à  constater  que  vous 
renouez  avec  les  plais.rs,  que  vous  avez  bonne  mine, 
etc.  Mais  Saniette,  au  contraire,  manquait  par  trop 
d'audace.  Il  aurait  pu,  chez  M^^^  Verdurin  ou  dans 
le  petit  tram,  me  dire  qu'il  aurait  grand  plaisir  à 
venir  me  voir  à  Balbec  s'il  ne  craignait  pas  de  me 
déranger.  Une  telle  proposition  ne  m'eiàt  pa^  effrayé. 
Au  contraire  il  n'offrait  rien,  mais,  avec  un  visage 
torturé  et  un  regard  aussi  indestructible  qu'un 
émail  cuit,  mais  dans  la  composition  duquel  entrait, 
avec  un  désir  pantelant  de  vous  voir  —  à  moins 
qu'il  ne  trouvât  quelqu  un  d'autre  de  plus  amusant  — 
la  voionté  de  ne  pas  laisser  voir  ce  désir,  'i  me  disait 
d'un  air  détaché  :  0  Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous 
faites  ces  jours-ci  ?  parce  que  j'irai  sans  doute  près 
de  Balbec.  Mais  non,  cela  ne  fait  nen,  je  vous  le 
demandais  par  hasard.  »  Cet  air  ne  trompait  pas, 
et  les  signes  inverses  à  l'aide  desquels  nous  exprimons 
nos  sentiments  par  leur  contraire  sont  d'une  lecture 
si  claire  qu'on  se  demande  comment  il  y  a  encore 
des  gens  qui  disent  par  exemple  :  a  J'ai  tant  d'mvi- 


204    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

tations  que  je  ne  sais  où  donner  de  la  tête  »  pour 
dissimuler  qu'ils  ne  sont  pas  invités.  Mais,  de  plus, 
cet  air  détaché,  à  cause  probablement  de  ce  qui 
entrait  dans  sa  composition  trouble,  vous  causa  t  ce 
que  n'eût  jamais  pu  faire  la  cramte  de  l'ennu  ou  le 
franc  aveu  du  désir  de  vous  voir,  c'est -à-di"e  cette 
espèce  de  malaise,  de  répulsion  qui  dan^  'ordre  des 
relations  de  simple  politesse  sociale,  est  'équivalent 
de  ce  qu'est,  vlan?  l'amour  'oflre  déguisée  que  tait 
à  une  dame  amoureux  qu'elle  n'aime  pas,  de  la 
voir  le  lendemain,  tout  en  protestant  qu'il  n'\  tient 
pas,  ou  même  pas  cette  offre,  mais  une  attitude  de 
fausse  froideur.  Aussitôt  émanait  de  la  personne  de 
Saniette  je  ne  sais  quoi  qui  taisa  t  qu  or.  ui  répondait 
de  l'air  le  plus  tendre  du  mord*-  «  Non  ma  heu'eu- 
sement,  cette  semaine  e  vou>  (expliquera.. ..  »  Et  le 
laissais  venir,  à  la  piace.  des  gens  qui  éta  eni  loin 
de  le  valoir,  mais  qui  n 'avaient  pa^  <oh  regard  chargé 
de  la  mélancolie,  et  sa  bouche  plissée  de  toute  .'amer- 
tun  e  de  toutes  les  visites  qu'il  avait  envie  en  la 
leur  taisant,  de  faire  aux  uns  et  aux  autres.  Malheu- 
reusement il  était  bien  rare  que  Saniette  ne  rencontrât 
pas  dans  le  tortillard  l 'invité  qui  venait  me  voir, 
si  même  celui-ci  ne  m'avait  pa.*-  d  i,  chez  les  V  erdurin  : 
0  N  oubliez  pas  que  je  vais  vous  voir  ieudi  »,  jour 
où  avais  précisément  dit  à  Saniette  ne  pas  être 
libre.  De  sorte  qu'il  finissait  par  imaginer  la  vie 
comme  remplie  de  d'vertissements  organisés  à  son 
insu,  ?inon  même  contre  lui.  D'autre  part  comme  on 
n'est  jamais  tout  un,  ce  trop  discre'  étal  m:  adive- 
ment  indiscret.  La  seule  fois  où  par  hasard  !i  vint 
me  voir  malgré  moi,  une  tertre  je  ne  -ait-  d<:  qui, 
traînait  sur  la  table.  Au  bout  d'un  in^tani  je  vu 
qu'il  n'écoutait  que  distraitement  ce  que  le  lui 
disais.  La  lettre,  dont  iJ  ignorait  compièienient 
la  provenance,  le  fascinait  et  ie  croyais  à  tout  moment 
que  ses  prunelles  émaillées  allaient  se  détacher  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  205 

leur  orbite  pour  rejoindre  la  lettre  quelconque,  mais 
que  sa  curiosité  aimantait.  On  aurait  dit  un  oiseau 
qui  va  se  jeter  fatalement  sur  un  serpent.  Fmalement 
il  n'y  put  tenir,  la  changea  de  place  d'abord  comme 
pour  mettre  de  l'ordre  dans  ma  chambre.  Cela  ne 
lui  suffisant  plus,  il  la  prit,  la  tourna,  la  retourna, 
comme  machmalement.  Une  autre  forme  de  son 
mdiscrétion,  c'était  que,  rivé  à  vous,  '1  ne  pouvait 
partir.  Comme  j'étais  souffrant  ce  jour-là,  je  lui 
demandai  de  reprendre  le  train  suivant  et  de  partir 
dans  une  demi-heure.  Il  ne  doutait  pas  que  je  souf- 
frisse, mais  me  répondit  :  «  Je  resterai  une  heure  un 
quart,  et  après  je  partirai,  b  Depuis,  j'ai  soufïert 
de  ne  pas  lui  avoir  dit,  chaque  fois  où  je  le  pouvais, 
de  venir.  Qui  sait  ?  Peut-être  eussé-je  conjuré  son 
riiauvais  sort,  d'autres  l'eussent  invité  pour  qui  il 
m'eût  immédiatement  lâché,  de  sorte  que  mes 
invitations  auraient  eu  le  double  avantage  de  lui 
rendre  la  joie  et  de  me  débarrasser  de  lui. 

Les  jours  qui  suivaient  ceux  où  j'avais  reçu,  je 
n'attendais  naturellement  pas  de  visites,  et  l'auto- 
mobile revenait  nous  chercher,  Albertine  et  moi.  Et 
quand  nous  rentrions,  Aimé,  sur  le  premier  degré  de 
l'hôtel,  ne  pouvait  s'empêcher,  avec  des  yeux  pas- 
sionnés curieux  et  gourmands,  de  regarder  quel 
pourboire  je  donnais  au  chautieur.  J'avais  beau 
enfermer  ma  pièce  ou  mon  billet  dans  ma  main  close, 
les  regards  d'Aimé  écartaient  mes  doigts.  Il  détour- 
nait la  tête  au  bout  d'une  seconde,  car  il  était  discret, 
bien  élevé  et  même  se  contentait  lui-même  de  béné- 
fices relativement  petits.  Mais  l'argent  qu'un  autre 
recevait  excitait  en  lui  une  curiosité  incompressible 
et  lui  fa. sait  venir  'eau  à  la  bouche.  Pendant  ces 
courts  'nstants,  il  avait  l'air  attentif  et  fiévreux  d'un 
enfant  qui  ht  un  roman  de  Jules  Verne,  ou  d'un  dî- 
neur assis  non  loin  de  vous,  dans  un  restaurant,  et 
qui,  voyant  qu'on  vous  découpe  im  faisan  que  lui- 


2o6    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

même  ne  peut  pas  ou  ne  veut  pas  s'offrir,  délaisse 
un  mstant  ses  pensées  sérieuses  pour  attacher  sur 
la  volaille  un  regard  que  font  sourire  l'amour  et 
l'envie. 

Ainsi  se  succédaient  quotidiennement  ces  prome- 
nades en  automobile.  Mais  une  fois,  au  moment  où 
je  remontais  par  l'ascenseur,  le  lift  me  dit  :  «  Ce 
Monsieur  est  venu,  il  m'a  laissé  une  commission 
pour  vous.  »  Le  lift  me  dit  ces  mots  d'une  voix 
absolument  cassée  et  en  me  toussant  et  crachant  à  la 
figure.  «  Quel  rhume  que  je  tiens  !  »  ajouta-t-il, 
comme  si  je  n'étais  pas  capable  de  m'en  apercevoir 
tout  seul.  «  Le  docteur  dit  que  c'est  la  coqueluche  »,  et 
il  recommença  à  tousser  et  à  cracher  sur  moi.  «  Ne 
vous  fatiguez  pas  à  parler  »,  lui  dis-je  d'un  air  de 
bonté,  lequel  était  feint.  Je  craignais  de  prendre  la 
coqueluche  qui,  avec  ma  disposition  aux  étouffe- 
ments,  m'eût  été  tort  pénible.  Mais  il  mit  sa  gloire, 
comme  un  virtuose  qui  ne  veut  pas  se  faire  porter 
malade,  à  parler  et  à  cracher  tout  le  temps.  «  Non, 
ça  ne  fait  rien,  dit-il  (pour  vous  peut-être,  pensai-je, 
mais  pas  pour  moi).  Du  reste,  je  vais  bientôt  rentrer 
à  Paris  (tant  mieux,  pourvu  qu'il  ne  me  la  passe 
pas  avant).  Il  paraît,  reprit-il,  que  Paris  c'est  très 
superbe.  Cela  doit  être  encore  plus  superbe  qu'ici  et 
qu'à  Monte-Carlo,  quoique  des  chasseurs,  même  des 
clients,  et  jusqu'à  des  maîtres  d'hôtel  qui  allaient  à 
Monte-Carlo  pour  la  saison,  m'aient  souvent  dit  que 
Paris  était  moins  superbe  que  Monte-Carlo.  Ils  se 
gouraient  peut-être,  et  pourtant,  pour  être  maître 
d'hôtel  il  ne  faut  pas  être  un  imbécile  ;  pour  prendre 
toutes  les  commandes,  retenir  les  tables,  il  en  faut 
une  tête  !  On  m'a  dit  que  c'était  encore  plus  terrible 
que  d'écrire  des  pièces  et  des  livres.  »  Nous  étions 
presque  arrivés  à  mon  étage  quand  le  lift  me  fit 
redescendre  jusqu'en  bas  parce  qu'il  trouvait  que 
le  bouton  fonctionnait  mal,  et  en  un  clin  d'oeil  il 


SODOME  ET   GOMORRHE  207 

l'arrangea.  Je  lui  dis  que  je  préférais  remonter  à 
pied,  ce  qui  voulait  dire  et  cacher  que  je  préférais 
ne  pas  prendre  la  coqueluche.  Mais  d'un  accès  de 
toux  cordial  et  contagieux,  le  lift  me  rejeta  dans 
l'ascenseur.  «  Ça  ne  risque  plus  rien,  maintenant,  j'ai 
arrangé  le  bouton.  »  Voyant  qu'il  ne  cessait  pas  de 
parler,  préférant  connaître  le  nom  du  visiteur  et  la 
commission  qu'il  avait  laissée  au  parallèle  entre 
les  beautés  de  Balbec,  Paris  et  Monte-Carlo,  je  lui 
dis  (comme  à  un  ténor  qui  vous  excède  avec  Benjamin 
Godard  chantez-moi  de  préférence  du  Debussy)  : 
«  Mais  qui  est-ce  qui  est  venu  pour  me  voir  ?  —  C'est 
le  monsieur  avec  qui  vous  êtes  sorti  hier.  Je  vais 
aller  chercher  sa  carte  qui  est  chez  mon  concierge.  » 
Comme,  la  veille,  j'avais  déposé  Robert  de  Saint- 
Loup  à  la  station  de  Doncières  avant  d'aller  chercher 
Albertine,  je  crus  que  le  lift  voulait  parler  de  Saint- 
Loup,  mais  c'était  le  chauffeur.  Et  en  le  désignant 
par  ces  mots  :  «  Le  monsieur  avec  qui  vous  êtes 
sorti  »,  il  m'apprenait  par  la  même  occasion  qu'un 
ouvrier  est  tout  aussi  bien  un  monsieur  que  ne  l'est 
un  homme  du  monde.  Leçon  de  mots  seulement. 
Car,  pour  la  chose,  je  n'avais  jamais  fait  de  distinc- 
tion entre  les  classes.  Et  si  j'avais,  à  entendre  appeler 
un  chauffeur  un  monsieur  le  même  étonnement  que  le 
comte  X...  qui  ne  l'était  que  depuis  huit  lours  et  à 
qui,  ayant  dit  :  «  la  Comtesse  a  l'air  fatigué  »,  je 
fis  tourner  la  tête  derrière  lui  pour  voir  de  qui  je 
voulais  parier,  c'était  simplement  par  manque 
d'habitude  du  vocabulaire  ;  je  n'avais  lamais  fait 
de  différence  entre  les  ouvriers,  les  bouri,'eois  et  les 
grands  seigneurs,  et  j'aurais  pris  indifféremment  les 
uns  et  les  autres  pour  amis.  Avec  une  certaine  préfé- 
rence pour  les  ouvriers,  et  après  cela  pour  les  grands 
seigneurs,  non  par  goût,  mais  sachant  qu'on  peut 
exiger  d'eux  plus  de  politesse  envers  les  ouvriers 
qu'on  ne  l'obtient  de  la  part  des  boiu-geois,  soit  que 


2o8    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

les  grands  seigneurs  ne  dédaignent  pas  les  ouvriers 
comme  font  les  bourgeois,  ou  bien  parce  qu'ils  sont 
volontiers  polis  envers  n'importe  qui,  comme  les 
jolies  lemmes  heureuses  de  donner  un  sourire  qu'elles 
savent  accueilli  avec  tant  de  joie.  Je  ne  peux,  du 
reste,  pas  dire  que  cette  façon  que  j'avais  de  mettre 
les  gens  du  peuple  sur  le  pied  d  -galité  avec  les  gens 
du  monde,  si  elle  fut  très  bien  admise  de  ceux-ci, 
satisfît  en  revanche  toujours  pleinement  ma  mère. 
Non  qu'humainement  elle  fît  une  différence  quel- 
conque entre  les  êtres,  et  si  jamais  Françoise  avait 
du  chagrin  ou  était  souffrante,  elle  était  toujours 
consolée  et  soignée  par  maman  avec  la  même  amitié, 
avec  le  même  dévouement  que  sa  meilleure  amie. 
Mais  ma  mère  était  trop  la  fille  de  mon  grand-père 
pour  ne  pas  faire  socialement  acception  des  castes. 
Les  gens  de  Combray  avaient  beau  avoir  du  coeur, 
de  la  sensibilité,  acquérir  les  plus  belles  théories  sur 
l'égahté  humaine,  ma  mère,  quand  un  valet  de 
chambre  s'émancipait,  disait  une  fois  «  vous  »  et 
ghssait  insensiblement  à  ne  plus  me  parler  à  la 
troisième  personne,  avait  de  ces  usurpations  le  même 
mécontentement  qui  éclate  dans  les  «  Mémoires  » 
de  Saint-Simon  chaque  fois  qu'un  seigneur  qui  n'y 
a  pas  droit  saisit  un  prétexte  de  prendre  la  qualité 
d'«  Altesse  »  dans  un  acte  authentique,  ou  de  ne  pas 
rendre  aux  ducs  ce  qu'il  leur  devait  et  ce  dont  peu 
à  peu  il  se  dispense.  Il  y  avait  un  «  esprit  de  Com- 
bray »  si  rélractaire  qu'il  faudra  des  siècles  de  bonté 
(celle  de  ma  mère  était  infinie)  de  théories  éga  itaires, 
pour  arriver  à  le  dissoudre.  Je  ne  peux  pas  dire  que 
chez  ma  mère  certaine?  parcelles  de  cet  esprit  ne 
fussent  pas  restées  msolubles.  Elle  eût  donne  aussi 
difficilement  la  main  à  un  valet  de  chambre  qu'elle 
lui  donnait  aisément  dix  francs  (lesquels  lui  taisaient, 
du  reste,  beaucoup  plus  de  plaisir).  Pour  elle,  qu'elle 
l'avouât  ou  non,  les  maîtres  étaient  les  maîtres  et  les 


SODOME  ET   GOMORRHE  209 

domestiques  étaient  les  gens  qui  mangeaient  à  la 
cuisme.  yuand  elle  voyait  un  chauffeur  d'automobile 
dîner  avec  moi  dans  la  salle  à  manger,  elle  n'était 
pas  absolument  contente  et  me  disait  :  «  Il  me  semble 
que  tu  pourrais  avoir  mieux  comme  ami  qu'un 
mécanicien  »,  comme  elle  aurait  dit,  s'il  se  lût  agi 
de  mariage  :  «  Tu  pourrais  trouver  mieux  comme 
parti.  »  Le  chauffeur  (heureusement  je  ne  songeai 
jamais  à  inviter  celui-là)  était  venu  me  dire  que  la 
Compagnie  d'autos  qui  l'avait  envoyé  à  Balbec  pour 
la  saison  lui  faisait  rejoindre  Paris  dès  le  lendemain. 
Cette  raison,  d'autant  plus  que  le  chauffeur  était 
charmant  et  s'exprimait  si  simplement  qu'on  eût 
toujours  dit  paroles  d'évangile,  nous  sembla  devoir 
être  conforme  à  la  vérité.  Elle  ne  l'était  qu'à  demi. 
Il  n'y  avait  en  effet  plus  rien  à  faire  à  Balbec.  Et  en 
tout  cas,  la  Compagnie,  n'ayant  qu'à  demi  confiance 
dans  la  véracité  du  jeune  évangéliste,  appuyé  sur  sa 
roue  de  consécration,  désirait  qu'il  revînt  au  plus 
vite  à  Paris.  Et  en  effet,  si  le  jeune  apôtre  accomplis- 
sait miraculeusement  la  multiplication  des  kilomètres 
quand  il  les  comptait  à  M.  de  Charlus,  en  revanche, 
dès  qu'il  s'agissait  de  rendre  compte  à  sa  Compagnie, 
il  divisait  par  6  ce  qu'il  avait  gagné.  En  conclusion 
de  quoi  la  Compagnie,  pensant  ou  bien  que  personne 
ne  faisait  plus  de  promenades  à  Balbec,  ce  que  la 
saison  rendait  vraisemblable,  soit  qu'elle  était  volée, 
trouvait  dans  l'une  et  l'autre  hypothèse  que  le  mieux 
était  de  le  rappeler  à  Paris,  où  on  ne  faisait  d'ailleurs 
pas  grand'chose.  Le  désir  du  chauffeur  était  d'éviter, 
si  possible,  la  morte-saison.  J'ai  dit  —  ce  que  j'igno- 
rais alors  et  ce  dont  la  connaissance  m'eût  évité 
bien  des  chagrins  —  qu'il  était  très  lié  (sans  qu'ils 
eussent  jamais  l'air  de  se  connaître  devant  les  autres) 
avec  Morel.  A  partir  du  jour  où  il  fut  rappelé,  sans 
savoir  encore  qu'il  avait  un  moyen  de  ne  pas  partir, 
nous  dûmes  nous  contenter  pour  nos  promenades 

Vol.  X.    14 


2IO    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS    PERDU 

de  louer  une  voiture,  ou  quelquefois,  pour  distraire 
Albertine  et  comme  elle  aimait  l'équitation,  des 
chevaux  de  selle.  Les  voitures  étaient  mauvaises. 
»«Quel  tacot!»  disait  Albertine.  J'aurais  d'ailleurs 
souvent  aimé  d'y  être  seul.  Sans  vouloir  me  fixer 
une  date,  je  souhaitais  que  prit  fin  cette  vie  à  laquelle 
je  reprochais  de  me  faire  renoncer,  non  pas  même 
tant  au  travail  qu'au  plaisir.  Pourtant/il  arrivait  aussi 
/  que  les  habitudes  qui  me  retenaient  fussent  soudain 
'  abolies,  le  plus  souvent  quand  quelque  ancien  moi, 
plein  du  désir  de  vivre  avec  allégresse,  remplaçait 
pour  un  instant  le  moi  actuel.  J'éprouvai  notamment 
ce  désir  d'évasion  un  jour  qu'ayant  laissé  Albertine 
chez  sa  tante,  i 'étais  allé  à  cheval  voir  les  Verdurin 
et  que  j'avais  pris  dans  les  bois  une  route  sauvage 
dont  ils  m'avaient  vanté  la  beauté.  Épousant  les 
formes  de  la  falaise,  tour  à  tour  elle  montait,  puis, 
resserrée  entre  des  bouquets  d'arbres  épais,  elle 
s'enfonçait  en  gorges  sauvages.  Un  instant,  les 
rochers  dénudés  dont  j'étais  entouré,  !a  mer  qu'on 
apercevait  par  letu^s  déchuiires,  flottèrent  devant 
mes  yeux  comme  des  fragments  d'un  autre  univers  : 
j'avais  reconnu  le  paysage  montagneux  et  marin 
qu'Elstir  a  donné  pour  cadre  à  ces  deux  admirables 
aquarelles,  «  Poète  rencontrant  une  Muse  »,  «  Jeune 
homme  rencontrant  un  Centaure»,  que  j'avais  vues 
chez  la  duchesse  de  Guermantes.  Letir  souvenir 
replaçait  les  Ueux  où  je  me  trouvais  tellement  en 
dehors  du  monde  actuel  que  je  n'aïu^ais  pas  été 
étonné  si,  comme  le  jeune  homme  de  l'âge  anté- 
histonque  que  pemi  Elstir,  j'avais,  au  cours  de  ma 
promenade,  croisé  un  personnage  mythologique. 
Tout  à  coup  mon  cheval  se  cabra  ;  il  avait  entendu 
un  bruit  singuher,  j'eus  peine  à  le  maîtriser  et  à  ne 
pas  être  jeté  à  terre,  puis  je  levai  vers  le  point  d'où 
semblait  venir  ce  bruit  mes  yeux  pleins  de  larmes, 
et  je  vis  à  une  cinquantaine  de  mètres  au-dessus  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  211 

moi.  dans  le  soleil,  entre  deux  grandes  ailes  d'acier 
étincelant  qui  l'emportaient,  un  être  dont  la  figure 
peu  distincte  me  parut  ressembler  à  celle  d'un  homme. 
Je  fus  aussi  ému  que  pouvait  l'être  un  Grec  qui  voyait 
pour  la  première  fois  un  demi-Dieu.  Je  pleurais 
aussi,  car  j'étais  prêt  à  pleurer,  du  moment  que 
l'avais  reconnu  que  le  bruit  venait  d'au-dessus  de 
ma  têie  —  les  aéroplanes  étaient  encore  rares  à  cette 
époque  —  à  la  pensée  que  ce  que  j'allais  voir  pour 
la  première  fois  c'était  un  aéroplane.  Alors,  comme 
quand  on  sent  venir  dans  un  journal  une  parole 
émouvante,  je  n'attendais  que  d'avoir  aperçu  l'avion 
pour  I  jndre  en  larmes.  Cependant  l'aviateur  sembla 
hésiter  sur  sa  voie  ;  je  sentais  ouvertes  devant  lui 
—  devant  moi,  si  l'habitude  ne  m'avait  pas  fait 
prisonnier  —  toutes  les  routes  de  l'espace,  de  la  vie  ; 
il  pousba  plus  loin,  plana  quelques  instants  au-dessus 
de  la  mer,  puis  prenant  brusquement  son  parti, 
semblant  céder  à  quelque  attraction  inverse  de  celle 
de  la  pesanteur,  comme  retournant  dans  sa  patrie, 
d'un  léger  mouvement  de  ses  ailes  d'or  il  piqua  droit 
vers  le  ciel. 

Pour  revenir  au  mécanicien,  il  demanda  non  seule- 
ment à  Morel  que  les  Verdurin  remplaçassent  leur 
break  par  une  auto  (ce  qui,  étant  donné  la  générosité 
des  Verdurin  à  l'égard  des  fidèles,  était  relativement 
facile),  mais,  chose  plus  malaisée,  leur  principal 
cocher,  le  leune  homme  sensible  et  porté  aux  idées 
noires,  par  lui,  le  chauffeur.  Cela  fut  exécuté  en 
quelques  iours  de  la  façon  suivante.  Morei  avait 
commencé  par  faire  voler  au  cocher  tout  ce  qui  lui 
était  nécessaire  pour  atteler.  Un  jour  il  ne  trouvait 
pas  le  mors,  un  lour  la  gourmette.  D'autres  fois, 
c'était  son  coussin  de  siège  qui  avait  disparu,  jusqu'à 
son  fouet,  sa  couverture,  le  martinet,  l'éponge,  la 
peau  de  chamois.  Mais  il  s'arrangea  toujours  avec 
des  voisins  ;  seulement  il  arrivait  en  retard^  ce  qui 


212    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

agaçait  contre  lui  M.  Verdurin  et  le  plongeait  dans 
un  état  de  tristesse  et  d'idées  noires.  Le  chauffeur, 
pressé  d'entrer,  déclara  à  Morel  qu'il  allait  revenir 
à  Paris.  Il  fallait  frapper  un  grand  coup.  Morel 
persuada  aux  domestiques  de  M.  Verdurin  que  le 
jeune  cocher  avait  déclaré  qu'il  les  ferait  tous  tomber 
dans  un  guet-apens  et  se  faisait  fort  d'avoir  raison 
d'eux  six.  et  il  leiu"  dit  qu'ils  ne  pouvaient  pas  laisser 
passer  cela.  Pour  sa  part,  il  ne  pouvait  pas  s'en 
mêler,  mais  les  prévenait  afin  qu'ils  prissent  les 
devants.  Il  fut  convenu  que,  pendant  que  M.  et  M™« 
Verdurin  et  leurs  amis  seraient  en  promenade,  ils 
tomberaient  tous  à  l'écurie  sur  le  jeune  homme. 
Je  rapp,  rterai,  bien  que  ce  ne  fût  que  l'occasion  de 
ce  qui  allait  avoir  lieu,  mais  parce  que  les  personnages 
m'ont  mtéressé  plus  tard,  qu'il  y  avait,  ce  jour-là,  un 
ami  des  V^erdurin  en  villégiature  chez  eux  et  à  qui 
on  voulait  faire  faire  une  promenade  à  pied  avant 
son  départ,  fixé  au  soir  même. 

Ce  qui  me  surprit  beaucoup  quand  on  partit  en 
promenade,  c'est  que,  ce  jour-là,  Morel  qui  venait 
avec  nous  en  promenade  à  pied,  où  il  devait  jouer 
du  violon  dans  les  arbres,  me  dit  :  «  Écoutez,  j'ai 
mal  au  bras,  je  ne  veux  pas  le  dire  à  M^^  Verdurin, 
mais  priez-la  d'emmener  un  de  ses  valets,  par  exemple 
Howsler,  il  portera  mes  mstruments.  —  Je  crois  qu'un 
autre  serait  mieux  choisi,  répondis-je.  On  a  besoin 
de  lui  pour  le  dîner.  •  Une  expression  de  colère  passa 
sur  le  visage  de  Morel.  «  Mais  non,  je  ne  veux  pas 
confier  mon  violon  à  n'importe  qui.  »  Je  compris  plus 
tard  la  raison  de  cette  préférence.  Howsler  était  le 
frère  très  aimé  du  jeune  cocher,  et,  s'il  était  resté 
à  la  maison,  aurait  pu  lui  porter  secours.  Pendant 
la  promenade,  assez  bas  pour  que  Howsler  aîné  ne 
pût  nous  entendre  :  «  Voilà  un  bon  garçon,  dit  MoreU 
Du  reste,  son  frère  l'est  aussi.  S'il  n'avait  pas  cette 
funeste   habitude   de   boire...   —   Comment,    boire> 


SODOME  ET   GOMORRHE  213 

dit  M™«  Verdunn,  pâlissant  à  l'idée  d'avoir  un  cocher 
qui  buvait.  —  Vous  ne  vous  en  apercevez  pas.  Je  me 
dis  toujours  que  c'est  un  miracle  qu'il  ne  lui  soit 
pas  arrivé  d'accident  pendant  qu'il  vous  conduisait. 
—  Mais  il  conduit  donc  d'autres  personnes  ?  —  Vous 
n'avez  qu  à  voir  combien  de  fois  il  a  versé,  il  a 
aujourd'hui  la  figure  pleine  d'ecchymoses.  Je  ne  sais 
pas  comment  il  ne  s'est  pas  tué,  il  a  cassé  ses  bran- 
cards. —  Je  ne  l'ai  pas  vu  aujourd'hui,  dit  M™« 
Verdurin  tremblante  à  la  pensée  de  ce  qui  aurait  pu 
lui  arriver  à  elle,  vous  me  désolez.  »  Elle  voulut 
abréger  la  promenade  pour  rentrer,  Morel  choisit 
un  air  de  Bach  avec  des  variations  infinies  pour  la 
faire  durer.  Dès  le  retour  elle  alla  à  la  remise,  vit  le 
brancard  neuf  et  Howsler  en  sang.  Elle  allait  lui 
dire,  sans  lui  faire  aucune  observation,  qu'elle  n  avait 
plus  besoin  de  cocher  et  lui  remettre  de  l'argent,  mais 
de  lui-même,  ne  voulant  pas  accuser  ses  camarades  à 
l'animosité  de  qui  il  attribuait  rétrospectivement  le 
vol  quotidien  de  toutes  les  selles,  etc.,  et  voyant  que 
sa  patience  ne  conduisait  qu'à  se  faire  laisser  pour 
mort  sur  le  carreau,  il  demanda  à  s'en  aller,  ce  qui 
arrangea  tout.  Le  chauffeur  entra  le  lendemain  et, 
plus  tard,  M™^  Verdurin  (qui  avait  été  obligée  d'en 
prendre  un  autre)  fut  si  satisfaite  de  lui,  qu'elle  me 
le  recommanda  chaleureusement  comme  homme 
d'absolue  confiance.  Moi  qui  ignorais  tout,  je  le  pris 
à  la  journée  à  Paris.  Mais  je  n'ai  que  trop  anticipé, 
tout  cela  se  retrouvera  dès  l'histoire  d'Aibertine.  En 
ce  moment  nous  sommes  à  la  Ra^pelière  où  je  viens 
dîner  pour  la  première  fois  avec  mon  amie,  et  M.  de 
Charlus  avec  Morel,  fils  supposé  d'un  «  intendant  » 
qui  gageait  trente  mille  francs  par  an  de  fixe,  avait 
une  voiture  et  nombre  de  majordomes  subalternes, 
de  lardiniers,'  de  régisseurs  et  de  fermiers  sous  ses 
ordres.  Mais  puisque  j'ai  tellement  anticipé,  je  ne 
veux  cependant  pas  laisser  le  lecteur  sous  l'impression 


214    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

d'une  méchanceté  absolue  qu'aurait  eue  Morel.  Il 
était  plutôt  plein  de  contradictions,  capable  à 
certains  jours  d'une  gentillesse  véritable. 

Je  tus  naturellement  bien  étonné  d'apprendre  que 
le  cocher  avait  été  mis  à  la  porte,  et  bien  plus  de 
reconnaître  dans  son  remplaçant  le  chauffeur  qui 
nous  avait  promenés,  Albertine  et  moi.  Mais  il  me 
débita  une  histoire  compliquée,  selon  laquelle  iJ 
était  censé  être  rentré  à  Pans,  d'où  on  l'avait  deman- 
dé pour  les  Verdurin,  et  je  n'eus  pas  une  seconde  de 
doute.  Le  renvoi  du  cocher  fut  cause  que  More! 
causa  un  peu  avec  moi,  afin  de  m'exprimer  sa  tris- 
tesse relativement  au  départ  de  ce  brave  garçon. 
Du  reste,  même  en  dehors  des  moments  où  j'étais 
seul  et  où  il  bondissait  littéralement  vers  moi  avec 
une  expansion  de  joie,  Morel,  voyant  que  tout  le 
monde  me  faisait  fête  à  la  Raspelière  et  sentant 
qu'il  s'excluait  volontairement  de  la  familiarité  de 
quelqu'un  qui  était  sans  danger  pour  lui,  puisqu'il 
m'avait  fait  couper  les  ponts  et  ôté  toute  possibilité 
d'avoir  envers  'ui  des  airs  protecteurs  (que  je  n'avais, 
d'ailleurs,  nullement  songé  à  prendre),  cessa  de  se 
tenir  éloigné  de  moi.  J'attribuai  son  changement 
d'attitude  à  l'influence  de  M.  de  Charlus,  laquelle, 
en  effet,  le  rendait,  sur  certains  points,  moins  borné, 
plus  artiste,  mais  sur  d'autres,  où  il  apphquait  à  la 
lettre  les  formules  éloquentes,  mensongères,  et 
d'ailleurs  momentanées,  du  maître,  le  bêtifiait 
encore  davantage.  Ce  qu'avait  pu  lu  dire  M.  de 
Charlus,  ce  tut,  en  effet,  la  seule  chose  que  je  supposai. 
Comment  aurais-je  pu  deviner  alors  ce  qu'on  me 
dit  ensuite  (et  dont  je  n'ai  jamais  été  certain,  les 
affirmations  d'Andrée  siu"  tout  ce  qui  touchait 
Albertine,  surtout  plus  tard,  m 'ayant  tou)ours 
semblé  fort  sujettes  à  caution  car,  comme  nous 
l'avons  vu  autrefois,  elle  n'aimait  pas  sincèrement 
mon  amie  et  était  jalouse  d'elle),  ce  qui  en  tout  cas, 


SODOME  ET   GOMORRHE  215 

si  c'était  vrai,  me  fut  remarquablement  caché  par 
tous  les  deux  :  qu'Albertine  connaissait  beaucoup 
Morel.  La  nouvelle  attitude  que,  vers  ce  moment  du 
'  renvoi  du  cocher.  Morel  adopta  à  mon  égard  me 
permit  de  changer  d'avis  sur  son  compte.  Je  gardai 
de  son  caractère  la  vilaine  idée  que  m'en  avait  tait 
concevoir  la  bassesse  que  ce  jeune  homme  m'avait 
montrée  quand  il  avait  eu  besoin  de  moi,  suivie, 
tout  aussitôt  le  service  rendu,  d'un  dédain  jusqu'à 
sembler  ne  pas  me  voir.  A  cela  il  fallait  l'évidence 
de  ses  rapports  de  vénalité  avec  M.  de  Charlus,  et 
aussi  des  instincts  de  bestialité  sans  suite  dont  la 
non  satisfaction  (quand  cela  arrivait),  ou  les  comph- 
cations  qu'ils  entraînaient,  causaient  ses  tristesses  ; 
mais  ce  caractère  n'était  pas  si  uniformément  laid 
et  plein  de  contradictions.  Il  ressemblait  à  un  vieux 
livre  du  moyen  âge,  plein  d'erreurs,  de  traditions 
absurdes,  d'obscénités,  il  était  extraordinairement 
composite.  J'avais  cru  d'abord  que  son  art,  où  il 
était  vraiment  passé  maître,  lui  avait  donné  des 
supériorités  qui  dépassaient  la  virtuosité  de  l'exécu- 
tant. Une  fois  que  le  disais  mon  désir  de  me  mettre 
au  travail  :  a  Travaillez,  devene?  illustre,  me  dit-il. 
—  De  qui  est  cela  ?  lui  demandai-je.  —  De  Fontanes  à 
Chateaubriand.  »  Il  connaissait  aussi  une  correspon- 
dance amoureuse  de  Napoléon.  Bien,  pensai-je,  il 
est  lettré.  Mais  cette  phrase,  qu'il  avait  lue  je  ne  sais 
pas  où,  était  sans  doute  la  seule  qu'il  connût  de 
toute  la  littérature  ancienne  et  moderne,  car  il  me 
la  répétait  chaque  soir.  Une  autre,  qu'il  répétait 
davantage  pour  m'empêcher  de  rien  dire  de  lui  à 
personne,  c'était  celle-ci,  qu'il  croyait  également 
httéraire,  qui  est  à  peine  française  ou  du  moins 
n'offre  aucune  espèce  de  sens,  sauf  peut-être  pour 
un  domestique  cachottier  :  a  Méfions-nous  des  mé- 
fiants. »  Au  fond,  en  allant  de  cette  stupide  maxime 
jusqu'à  la  phrase  de  Fontanes  à  Chateaubriand,  on 


21 6    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

eût  parcouru  toute  une  partie,  variée  mais  moins 
contradictoire  qu'il  ne  semble,  du  caractère  de 
Morel.  Ce  garçon  qui,  pour  peu  qu'il  y  trouvât  de 
l'argent,  eût  fait  n'importe  quoi,  et  sans  remords 
—  peut-être  pas  sans  une  contrariété  bizarre,  allant 
jusqu'à  la  surexcitation  nerveuse,  mais  à  laquelle  le 
nom  de  remords  irait  fort  mal  —  qui  eût,  s'il  y  trou- 
vait son  intérêt,  plongé  dans  a  peine,  voire  dans  le 
deuil,  des  familles  entières,  ce  garçon  qui  mettait 
l'argent  au-dessus  de  tout  et,  sans  parler  de  bonté 
au-dessus  des  sentiments  de  simple  humanité  les 
plus  naturels,  ce  même  garçon  mettait  pourtant 
au-dessus  de  l'argent  son  diplôme  de  i®''  prix  du 
Conservatoire  et  qu'on  ne  pût  tenir  aucun  propos 
désobligeant  sur  lui  à  la  classe  de  flûte  ou  de  contre- 
point. Aussi  ses  plus  grandes  colères,  ses  plus  sombres 
et  plus  injustifiables  accès  de  mauvaise  humeur 
venaient-ils  de  ce  qu'il  appelait  (er  généralisant  sans 
doute  quelques  cas  particuliers  où  il  avait  rencontré 
des  malveillants)  la  fourberie  universelle.  Il  se  flattait 
d'y  échapper  en  ne  parlant  jamais  de  personne,  en 
cachant  son  jeu,  en  se  méfiant  de  tout  le  monde. 
(Pour  mon  malheur,  à  cause  de  ce  qui  devait  en  ré- 
sulter après  mon  retour  à  Paris,  sa  méfiance  n'avait 
pas  «  joué  »  à  l'égard  du  chauffeur  de  Balbec,  en  qui 
il  avait  sans  doute  reconnu  un  pareil,  c'est-à-dire, 
contrairement  à  sa  maxime,  un  méfiant  dans  la  bonne 
acception  du  mot,  un  méfiant  qui  se  tait  obstiné- 
ment devant  les  honnêtes  gens  et  a  tout  de  suite 
partie  liée  avec  une  crapule).  Il  lui  semblait  —  et 
ce  n'était  pas  absolument  faux  —  que  cette  méfiarce 
lui  permettrait  de  tirer  toujours  son  épingle  du  jeu, 
de  ghsser,  insaisissable,  à  trav-ers  les  plus  dangereuses 
aventures,  et  sans  qu'on  pût  rien,  non  pas  même 
prouver,  mais  avancer  contre  lui,  dans  l'établisse- 
ment de  la  rue  Bergère.  Il  travaillerait,  deviendrait 
illustre,   serait  peut-être  un  jour,  avec  une  respec- 


SODOME  ET   GOMORRHE  217 

tabilité  intacte,  maître  du  jury  de  violon  aux  con- 
cours de  ce  prestigieux  Conservatoire. 

Mais  c'est  peut-être  encore  trop  de  logique  dans 
la  cervelle  de  Morel  que  d'y  laire  sortir  les  unes  des 
autres  les  contradictions.  En  réalité,  sa  nature 
était  vraiment  comme  un  papier  sur  lequel  on  a  fait 
tant  de  plis  dans  tous  les  sens  qu'il  est  impossible  de 
s'y  retrouver.  Il  semblait  avoir  des  principes  assez 
élevés,  et  avec  une  magnifique  écriture,  déparée  par 
les  plu?  grossières  faute?  d'orthosrraphe,  passait  des 
heures  à  écrire  à  son  frère  qu'il  avait  mal  agi  avec 
ses  sœurs,  qu'il  était  leur  aîné,  leur  appui  ;  à  ses 
sœurs  qu'elles  avaient  commis  une  inconvenance 
vis-à-vis  de  lui-même. 

Bientôt  même,  l'été  finissant,  quand  on  descendait 
du  train  à  Douville,  le  soleil,  amorti  par  la  brume, 
n'était  déjà  plus,  dans  le  ciel  uniformément  mauve, 
qu'un  bloc  rouge.  A  la  grande  paix  qui  descend,  le 
soir,  sur  ces  prés  drus  et  salins  et  qui  avait  conseillé 
à  beaucoup  de  Parisiens,  peintres  pour  la  plupart, 
d'aller  villégiaturer  à  Douville,  s'ajoutait  une  humi- 
dité qui  les  faisait  rentrer  de  bonne  heure  dans  les 
petits  chalets.  Dans  plusieurs  de  ceux-ci  la  lampe 
était  déjà  allumée.  Seules  quelques  vaches  restaient 
dehors  à  rega  der  la  mer  en  meuglant,  tandis  que 
d'autres  s'intéressant  plus  à  l'humanité,  tournaient 
leur  attention  vers  nos  voitures.  Seul  un  neintre 
qui  avait  dressé  son  chevalet  sur  une  mince  éminence 
travaillait  à  essayer  de  rendre  ce  grand  calme  cette 
umière  apaisée.  Peut-être  les  vaches  allaieni-elles 
ui  servir  inconsciemment  et  bénévolement  de 
modèles,  car  eur  air  contemplatif  et  leur  présence 
solitaire,  quand  'es  iiumains  sont  rentrés,  contri- 
buaient à  leur  manière,  à  la  puissante  impression  de 
repos  que  dégage  le  soir.  Et  quelques  semaines  pius 
tard,  la  transposition  ne  tut  pas  moins  agréable 
quand,    l'auiomne   s'avaxiçani,    les   jours   devinrent 


2i8    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

tout  à  fait  courts  et  qu'il  fallut  faire  ce  voyage 
dans  la  nuit.  Si  j'avais  été  faire  un  tour  dans  l'après- 
midi,  il  fallait  rentrer  s'habiller  au  plus  tard  à  cmq 
heures,  où  maintenant  le  soleil  rond  et  rouge  «^tait 
déjà  descendu  au  milieu  de  la  glace  oblique,  jadis 
détestée,  et,  comme  quelque  teu  grégeois,  'ncendian 
la  mer  dans  les  vitres  de  toutes  mes  bibliothèques. 
Quelque  geste  incantateur  ayant  suscité,  pendant 
que  je  passais  mon  smoking,  le  moi  alerte  et  frivole 
qui  était  le  mien  quand  j'allais  avec  Saint -Loup 
dîner  à  Rivebelle  et  le  soir  où  j'avais  cru  emmener 
M"*  de  Stermaria  dîner  dans  l'île  du  Bois,  je  fredon- 
nais inconsciemment  le  même  air  qu'alors  ;  et  c'est 
seulement  en  m'en  apercevant  qu'à  la  chanson  je 
reconnaissais  le  chanteur  intermittent,  lequel,  en 
effet,  ne  savait  que  celle-là.  La  première  fois  que  je 
l'avais  chantée,  je  commençais  d'aimer  Albertine, 
mais  je  croyais  que  je  ne  la  connaîtrais  jamais. 
Plus  tard,  à  Paris,  c'était  quand  j'avais  cessé  de 
l'aimer  et  quelques  jours  après  l'avoir  possédée  pour 
la  première  fois.  Maintenant,  c'était  en  l'aimant  de 
nouveau  et  au  moment  d'aller  dîner  avec  elle,  au 
grand  regret  du  directeur,  qui  croyait  que  je  finirais 
par  habiter  la  Raspelière  et  lâcher  son  hôtel,  et  qui 
assurait  avoir  entendu  dire  qu'il  régnait  par  là  des 
fièvres  dues  aux  marais  du  Bac  et  à  leurs  eaux 
«accroupies».  J'étais  heureux  de  cette  multiplicité 
que  je  voyais  ains.  à  ma  vie  déployée  sur  trois  plans  ; 
et  puis,  quand  on  redevient  pour  un  instant  un  hom- 
me ancien,  c'est-à-dire  différent  de  celui  qu  on  esi 
depuis  longtemps,  la  sensibilité,  n'étant  plus  amortie 
par  l'habitude,  reçoit  des  moindres  chocs  des  impres- 
sions si  vives  qu'elles  font  pâlir  tout  ce  qui  les  a  pré- 
cédées et  auxquelles,  à  cause  de  leur  intensité,  nous 
nous  atiachons  avec  l'exaltation  passagère  d'un 
ivrogne.  Il  faisait  déjà  nuit  quand  nous  montions  dans 
romnibus  ou  la  voiture  qui  allait  nous  mener  à  la  gare 


SODOME  ET   GOMORRHE  219 

prendre  le  petit  chemin  de  fer.  Et  dans  le  hall,  le 
premier  président  nous  disait  :  «  Ah  '  vous  allez  à  la 
Raspelière  Sapristi,  elle  a  du  toupet  M°»'  \  erdurin, 
de  vous  faire  faire  une  heure  de  chemin  de  1er  dans 
la  nuit,  pour  diner  seulement.  El  puis  recommencer  le 
trajet  à  dix  heures  du  soir,  dans  un  vent  de  tous  les 
diables.  On  voit  bien  qu'il  faut  que  vous  n  ayez  rien 
à  faire  »,  ajoutait-n  en  se  frottant  les  mams.  ^ans 
doute  parlait-il  ainsi  par  mécontentement  de  ne  pas 
être  invité,  et  aussi  à  cause  de  la  sat'staction  qu'ont 
les  hommes  «  occupés  »  —  fût-ce  par  le  travail  le 
plus  sot  —  de  0  ne  pas  avoir  le  temps  »  de  faire  ce  que 
vous  ♦aites. 

Certes  û  est  légitime  que  l'homme  qui  rédige  des 
rapports,  aligne  des  chiffres,  répond  à  des  lettres 
d'afiaires,  suit  les  cours  de  la  bourse,  éprouve,  quand 
il  vous  dit  en  ricanant  :  «  C'est  bon  pour  vous  qui 
n'avez  rien  à  faire  »,  un  agréable  sentiment  de  sa 
supériorité.  Mais  celle-ci  s'affirmerait  tout  aussi 
dédaigneuse,  davantage  même  (car  dîner  en  ville, 
l'homme  occupé  le  fait  aussi),  si  votre  divertissement 
était  d'écrire  Hatnlct  ou  seu  eirent  de  le  lire.  En  quoi 
les  hommes  occupés  manquent  de  réflexion.  Car  la 
culture  désintéressée,  qui  leur  paraît  comique  passe- 
temps  d'oisifs  quand  ils  la  surprennent  au  moment 
qu'on  la  pratique,  ils  devraient  songer  que  c'est  la 
même  qui,  dans  leur  propre  métier,  met  hors  ûe  pair 
des  hommes  qui  ne  sont  peut-être  pas  meilleurs 
iiiagistrats  ou  administrateurs  qu'eux,  mai?  devant 
l'avancement  rapide  desquels  ils  s'inclinent  en 
disant  :  «  h  paraît  que  c'est  un  grand  lettré,  un  indi- 
vidu tout  à  fait  distingué.  »  Mais  surtout  le  premier 
président  ne  se  rendait  pas  compte  que  ce  qui  me 
plaisait  dans  ces  dîners  à  la  Raspe  ière,  c'est  que, 
comme  il  le  disait  avec  raison,  quoique  par  cntique, 
ils  «  représentaient  un  vrai  voyage  »,  un  voyage  dont 
le  charme  me  paraissait  d'autant  plus  vil  qu'il  n'était 


22C    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

pas  son  but  à  lui-même,  qu'on  n'y  cherchait  nulle- 
ment le  plaisir,  celui-ci  étant  affecté  à  la  réunion  vers 
laquelle  on  se  rendait  et  qui  ne  laissait  pas  d'être 
fort  moditié  par  toute  'atmosphère  qui  l'entourait. 
Il  faisait  déjà  nuit  maintenant  quand  l'échangeais  la 
chaleur  de  'hôtel  —  de  l'hôtel  devenu  mon  foyer  — - 
pour  le  wagon  où  nous  montions  avec  Albertine  et 
où  le  reflet  de  la  lanterne  sur  la  vitre  apprenait,  à 
certains  arrêts  du  petit  train  poussif,  qu'on  était 
arrivé  à  une  gare.  Pour  ne  pas  risquer  que  Cottard 
ne  nous  aperçût  pas,  et  n'ayant  pas  entendu  cner  la 
station  l'ouvrais  la  portière,  mais  ce  qui  se  précipi- 
tait dans  le  wagon,  ce  n'était  pas  les  fidèles,  mais  le 
vent,  ia  pluie,  le  troid.  Dans  l'obscurité  je  distinguais 
les  champs,  j'entendais  la  mer,  nous  étions  en  rase 
campagne.  Albertme,  avant  que  nous  rejoignions  le 
petit  noyau,  se  regardait  dans  un  petit  miroir  extrait 
d'un  nécessaire  en  or  qu'elle  emportait  avec  elle. 
En  effet,  les  premières  fois,  M""^  Verdurin  l'ayant  fait 
monter  dans  son  cabinet  de  toilette  pour  qu'elle 
s'arrangeât  avant  le  dîner,  l'avais,  au  sein  du  calme 
profond  où  je  vivais  depuis  quelque  temps,  éprouvé 
un  petit  mouvement  d'inquiétude  et  de  jalousie  à 
être  obligé  de  laisser  Albertine  au  pied  de  l'escalier, 
et  je  m'étais  senti  si  anxieux  pendart  que  j'étais  seul 
au  salon,  au  milieu  du  petit  clan,  et  me  demandais 
ce  que  mon  am>e  faisait  en  haut,  que  j'avais  le  len- 
demain, par  dépêche,  après  avoir  demandé  des 
indications  à  M.  de  Charlus  sur  ce  qui  se  faisait 
de  plus  élégant,  commandé  chez  Cartier  un  néces- 
saire qui  était  la  joie  d' Albertme  et  aussi  la 
mienne.  Il  était  pour  moi  un  gage  de  calme  et  aussi 
de  la  sollicitude  de  mon  aime.  Car  elle  avait 
certainement  dev  ne  que  le  n'aimais  pas  qu'elle 
restât  sans  moi  chez  M™«  Verdurin  et  s'arrangeait 
à  faire  en  wagon  toute  la  toilette  préalable  au 
dîner. 


SODOME  ET  GOMORRHE  221 

Au  nombre  des  habitués  de  M™*  Verdurin,  et  le 
plus  tidèle  de  tous,  comptait  maintenant,  depuis 
p  usieurs  mois,  M.  de  Charlus.  Régulièrement,  trois  \ 
fois  par  semaine,  les  voyageurs  qui  stationnaient  dans 
les  sa. les  d'attente  ou  sur  le  quai  de  Doncières- 
Ouest  voyaient  passer  ce  gros  homme  aux  cheveux 
gris,  aux  moustaches  noires,  les  lèvres  rougies  d'un 
fard  qui  se  remarque  moins  à  la  fin  de  la  saison  que 
l'été,  où  le  grand  jour  le  rendait  plus  cru  et  la  chaleur 
à  demi  liquide.  Tout  en  se  dirigeant  vers  le  peti 
chemin  de  fer,  il  ne  pouvait  s'empêcher  (seulement 
par  habitude  de  connaisseur,  puisque  maintenant  il 
avait  un  sentiment  qui  le  rendait  chaste  ou  du  moins, 
la  plupart  du  temps  fidèle)  de  jeter  sur  les  hommes 
de  peine,  les  militaires,  les  jeunes  gens  en  costume 
de  tennis,  un  regard  turtif,  à  la  fois  inquisitorial  et 
timoré,  après  equel  il  baissait  aussitôt  ses  paupières 
sur  ses  yeux  presque  clos  avec  l'onction  d'un  ecclé- 
siastique en  train  de  dire  son  chapelet,  avec  la  réserve 
d'une  épouse  vouée  à  son  unique  amour  ou  d'une 
jeune  fille  bien  élevée.  Les  fidèles  étaient  d'autant 
plus  persuadés  qu'il  ne  les  avait  pas  vus,  qu'il  mon- 
tait dans  un  compartiment  autre  que  le  leur  (comme 
faisait  souvent  aussi  la  princesse  Sherbatofï),  en 
homme  qui  ne  sait  point  si  l'on  sera  content  ou  non 
d'être  vu  avec  lui  et  qui  vous  laisse  la  faculté  de  venir 
le  trouver  si  vous  en  avez  l'envie.  Celle-ci  n'avait  pas 
été  éprouvée,  les  toutes  premières  fois,  par  le  docteur, 
qui  avait  voulu  que  nous  le  laissions  seul  dans  son 
compartiment.  Portant  beau  son  caractère  hésitant 
depuis  qu'il  avait  une  grande  situation  médicale, 
c'est  en  souriant,  en  se  renversant  en  arrière,  en 
regardant  Ski  par-dessus  le  lorgnon,  qu'il  dit  par 
malice  ou  pour  surprendre  de  biais  l'opinion  des 
camarades:  «Vous  comprenez,  si  j'étais  seul,  gar- 
çon.,., mais,  à  cause  de  ma  femme,  je  me  demande  si 
je  peux  le  laisser  voyager  avec  nous  après  ce  que  vous 


222    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

m'avez  dit,  chuchota  le  docteur.  —  Qu'est-ce  que 
tu  dis  ?  demanda  M^^^  Cottard.  —  Rien,  cela  ne  te 
regarde  pas,  ce  n'est  pas  pour  les  femmes  »,  répondit 
en  clignant  de  l'œil  le  docteur,  avec  une  majestueuse 
satisfaction  de  lui-même  qui  tenait  le  milieu  entre 
l'air  pince-sans-rire  qu'il  gardait  devant  ses  élèves 
et  ses  malades  et  l'inquiétude  qui  accompagnait  jadis 
ses  traits  d'esprit  chez  les  Verdurin,  et  il  contmua  à 
parler  tout  bas.  M™^  Cottard  ne  distingua  que  les 
mots  «  de  la  confrérie  »  et  «  tapette  »,  et  comme  dans 
le  langage  du  docteur  le  premier  désignait  la  race 
juive  et  le  second  les  langues  bien  pendues,  M"»« 
Cottard  conclut  que  M.  de  Charlus  devait  être  un 
Israélite  bavard.  Elle  ne  comprit  pas  qu  on  tînt 
le  baron  à  1  écart  à  cause  de  cela,  trouva  de  son  devoir 
de  doyenne  du  clan  d'exiger  qu'on  ne  le  laissât  pas 
seul  et  nous  nous  acheminâmes  tous  vers  le  compar- 
timent de  M.  de  Charlus,  guidés  par  Cottard,  toujours 
perplexe.  Du  coin  où  il  lisait  un  volume  de  Balzac, 
M.  de  Charlus  perçut  cette  hésitation  ;  il  n'avait 
pourtant  pas  levé  les  yeux.  Mais  comme  les  sourds- 
muets  reconnaissent  à  un  courant  d'air,  insensible 
pour  les  autres,  que  quelqu'un  arrive  derrière  eux, 
il  avait,  pour  être  averti  de  la  froideur  qu'on  avait  à 
son  égard,  une  véritable  hyperacuité  sensonelle. 
Celle-ci,  comme  elle  a  coutume  de  faire  dans  tous 
les  domaines,  avait  engendré  chez  M.  de  Charlus  des 
souffrances  imaginaires.  Comme  ces  névropathes  qui, 
sentant  une  légère  fraîcheur,  induisent  qu'il  doit  y 
avoir  une  fenêtre  ouverte  à  l'étage  au-dessus,  entrent 
en  fureur  et  commencent  à  éternuer  M.  de  Charlus,  si 
une  personne  avait  devant  lui  montré  un  air  préoc- 
cupé, concluait  qu'on  avait  répété  à  cette  personne 
un  propos  qu'il  avait  tenu  sur  elle.  Mais  il  n'y  avait 
même  pas  besoin  qu'on  eût  l'air  distrait,  ou  l'air 
sombre,  ou  l'air  rieur,  il  les  inventait.  En  revanche 
la  cordialité  Im  masquait  aisément  les  médisances 


SODOME  ET   GOMORRHE  223 

qu'il  ne  connaissait  pas.  Ayant  deviné  la  première 
fois  l'hésitation  de  Cottard,  si,  au  grand  étonnement 
des  fidèles  qui  ne  se  croyaient  pas  aperçus  encore 
par  le  liseur  aux  yeux  baissés,  il  leur  tendit  la  main 
quand  ils  furent  à  distance  convenable,  il  se  contenta 
d'une  inclinaison  de  tout  le  corps,  aussitôt  vivement 
redressé,  pour  Cottard,  sans  prendre  avec  sa  main 
i^antée  de  Suède  la  main  que  le  docteur  lui  avait 
tendue.  «  Nous  avons  tenu  absolument  à  faire  route 
avec  vous,  Monsieur,  et  à  ne  pas  vous  laisser  comme 
cela  seul  dans  votre  petit  coin.  C'est  un  grand 
plaisir  pour  nous,  dit  avec  bonté  M™*  Cottard  au 
baron.  —  Je  suis  très  honoré,  récita  le  baron  en 
s'inclinant  d'un  air  froid.  —  J'ai  été  très  heureuse 
d'apprendre  que  vous  aviez  définitivement  choisi  ce 
pays  pour  y  fixer  vos  tabem...  »  Elle  allait  dire 
tabernacles,  mais  ce  mot  lui  sembla  hébraïque  et 
désobligeant  pour  un  juif,  qui  pourrait  y  voir  une 
allusion.  Aussi  se  reprit-elle  pour  choisir  une  autre 
des  expressions  qui  lui  étaient  familières,  c'est-à-dire 
une  expression  solennelle  :  «  pour  y  fixer,  je  voulais 
dire  «  vos  pénates  »  (il  est  vraj  que  ces  divinités 
n'appartiennent  pas  à  la  religion  chrétienne  non  plus, 
mais  à  une  qu)  est  morte  depuis  si  longtemps  qu'elle 
n'a  plus  d'adeptes  qu'on  puisse  craindre  de  froisser), 
t  Nous,  malheureusement,  avec  la  rentrée  des  classes, 
le  service  d'hôpital  du  docteur,  nous  ne  pouvons 
jamais  bien  longtemps  élire  domicile  dans  un  même 
endroit.  »  Et  lui  montrant  un  carton  :  «  Voyez  d'ail- 
leurs comme  nous  autres  femmes  nous  sommes  moins 
heureuses  que  le  sexe  fort  ;  pour  aUer  aussi  près  que 
chez  nos  amis  Verdurin  nous  sommes  obligées  d'em- 
porter avec  noi|s  toute  une  gamme  d'impedimenta.  » 
Moi  je  regardais  pendant  ce  temps-là  le  volume  de 
Balzac  du  baron.  Ce  n'était  pas  un  exemplaire 
broché,  acheté  au  hasard,  comme  le  volume  de 
Bergotte    qu'il    m'avait    prêté    la    première    année. 


224    ^  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

C'était  un  livre  de  sa  bibliothèque  et,  comme  tel, 
portant  la  devise  :  «  Je  suis  au  Baron  de  Charlus  », 
à  laquelle  faisaient  place  parfois,  pour  montrer  le 
goût  studieux  des  Guermantes  :  «  In  prœlits  non 
setnper  d,  et  une  autre  encore  :  «  Non  sine  labore  ». 
Mais  nous  les  verrons  bientôt  renipiacées  par  d'autres 
pour  tâcher  de  plaire  à  Morel.  M™*  Cottard  au  bout 
d'un  instant,  prit  un  sujet  qu'elle  trouvait  plub 
personne)  au  baron.  «  Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  de 
mon  avis.  Monsieur,  lui  dit-elle  au  bout  d'un  instant, 
mais  ie  suis  très  large  d'idées  et,  selon  moi,  pourvu 
qu'on  les  pratique  sincèrement,  toutes  les  religions 
sont  bonnes.  Je  ne  suis  pas  comme  les  gens  que  la 
vue  d'un...  protestant  rend  hydrophobes.  —  On  m'a 
appris  que  la  mienne  était  la  vraie  »,  répondit  M.  de 
Charlus.  «  C'est  un  fanatique,  pensa  M™»  Cottard  ; 
Swann,  sauf  sur  la  fin,  était  plus  tolérant,  il  est 
vrai  qu'il  était  converti.  »  Or,  tout  au  contraire,  le 
baron  était  non  seulement  chrétien,  comme  on  le 
sait,  mais  pieux  à  la  façon  du  moyen  âge.  Pour  lui, 
comme  pour  les  sculpteurs  du  xiii«  siècle,  l'Église 
chrétienne  était,  au  sens  vivant  du  mot,  peuplée 
d'une  foule  d'êtres,  crus  parfaitement  réels  :  pro- 
phètes, apôtres,  anges,  saints  personnages  de  toute 
sorte,  entourant  le  Verbe  incamé,  sa  mère  et  son 
époux,  le  Père  Éternel,  tous  les  martyrs  et  docteurs  ; 
tel  que  leur  peuple  en  plein  relief,  chacun  d'eux  se 
presse  au  porche  ou  remplit  le  vaisseau  des  cathé- 
drales. Entre  eux  tous  M.  de  Charlus  avait  choisi 
comme  patrons  intercesseurs  les  archanges  Michel, 
Gabriel  et  Raphaël,  avec  lesquels  il  avait  de  fréquents 
entretiens  pour  qu'ils  communiquassent  ses  prières 
au  Père  Étemel,  devant  le  trône  de  qui  ils  se  tien- 
nent. Aussi  l'erreur  de  M™^  Cottard  m'amusa-t-elle 
beaucoup. 

Pour  quitter  le  terrain  religieux,   disons  que  le 
docteur,  venu  à  Paris  avec  le  maigre   bagage   de 


SODOME  ET  GOMORRHE  225 

conseils  d'une  mère  paysanne,  puis  absorbé  par  les 
études,    presque    purement    matérielles,    auxquell^' 
ceux  qui  veulent  pousser  loin  leur  carrière  méaica' 
sont    obligés    de    se    consacrer    pendant    un    grai 
nombre  d'années,  ne  s'était  iamais  cultivé  ;  il  avii 
acquis  plus  d'autoritc,   mais  non   pas  d'expérience 
il  pnt  à  la  lettre  ce  mot  d'o  honoré  »,  en  fut  à  la  foi- 
satisfait   parce  qu'il   était   vaniteux,  et  affligé  parce 
qu'il  était  bon  garçon.  «  Ce  pauvre  de  Charlus,  dit-il 
le  soir  à  sa  femme,  il  m'a  fait  de  la  peine  quand  il 
m'a  dit   qu'il   était   honoré   de   voyager  avec   nous. 
On  sent,  le  pauvre  diable,  qu'il  n'a  pas  de  relations, 
qu'il  s'humilie.  » 

Mais  bientôt,  sans  avoir  besoin  d'être  guidés  par 
la  charitable  M™^  Cottard,  les  fidèles  avaient  réussi 
à  dominer  la  gêne  qu'ils  avaient  tous  plus  ou  moins 
éprouvée,  au  début,  à  se  trouver  à  côté  de  M.  de 
Charlus.  Sans  doute  en  sa  présence  ils  gardaient  sans 
cesse  à  l'esprit  le  souvenir  des  révélations  de  Ski  et 
l'idée  de  l'étrangeté  sexuelle  qui  était  incluse  en  leur 
compagnon  de  voyage.  Mais  cette  étrangeté  même 
exerçait  sur  eux  une  espèce  d'attr?'t.  Elle  donnait 
pour  eux  à  la  conversation  du  baron,  d'ailleurs 
remarquable,  mais  en  des  parties  qu'ils  ne  pouvaient 
guère  apprécier,  une  saveur  qui  faisait  paraître  à 
côté  la  conversation  des  plus  intéressants,  de  Brchot 
lui-même,  comme  un  peu  fade.  Dès  le  début  d'ailleurs, 
on  s'était  plu  à  reconnaître  qu'il  était  intelligent. 
«  Le  génie  peut  être  voisin  de  la  tolie  »,  énonçait  le 
docteur,  et  si  la  princesse,  avide  de  s'instruire,  insis- 
tait, li  n'en  disait  pas  plus,  cet  axiome  étant  tout  ce 
qu'il  savait  sur  le  génie  et  ne  lui  paraissant  pas, 
d'ailleurs,  aussi  démontré  que  tout  ce  qui  a  trait  à 
la  fièvre  typhoïde  et  à  l'arthntisme.  Et  comme  il 
était  devenu  superbe  et  resté  mal  élevé  :  t  Pas  de 
questions,  princesse,  ne  m'interrogez  pas,  je  suis  au 
bord  de  la  mer  pour  me  reposer.  D'ailleurs  vous  ne 

VoL  X.    Z5 


226    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

me  comprendriez  pas,  vous  ne  sa^'ez  pas  la  médecine.» 
Et  la  prmcesse  se  taisait  en  s'excusant,  trouvant 
Cottard  un  homme  charmant,  et  comprenant  que 
les  célébrités  ne  sont  pas  toujours  abordables.  A 
cette  première  période  on  avait  donc  fini  par  trouver 
M.  de  Charlus  intelligent  malgré  son  vice  (ou  ce 
que  l'on  nomme  généralement  ainsi).  Maintenant, 
c'était,  sans  s'en  rendre  compte,  à  cause  de  ce  vice 
qu'on  le  trouvait  plus  intelligent  que  les  autres.  Les 
maximes  les  plus  simples  que.  adroitement  provoqué 
par  l'universitaire  ou  le  sculpteur,  M.  de  Charlus 
énonçait  sur  l'amour,  la  jalousie,  la  beauté,  à  cause 
de  l'expérience  singulière,  secrète,  raffinée  et  mons- 
trueuse où  il  les  avait  puisées,  prenaient  pour  les 
fidèles  ce  charme  du  dépaysagement  qu'une  psycho- 
logie, analogue  à  celle  que  nous  a  ofterte  de  tout 
temps  notre  httérature  dramatique,  revêt  dans  une 
pièce  russe  ou  japonaise,  jouée  par  des  artistes  de 
là-bas.  On  risquait  encore,  quand  il  n'entendait  pas, 
une  mauvaise  plaisanterie  :  «  Oh  !  chuchotait  le 
sculpteur,  en  voyant  un  jeune  employé  aux  longs 
cils  de  bayadère  et  que  M.  de  Charlus  n'avait  pu 
s'empêcher  de  dévisager,  si  le  baron  se  met  à  faire  de 
l'œi  au  contrôleur,  nous  ne  sommes  pas  prêts  d'arri- 
ver, le  train  va  aller  à  reculons.  Regardez-moi  la 
manière  dont  il  le  regarde,  ce  n'est  plus  un  petit 
chemin  de  fer  oii  noub  sommes,  c'est  un  funiculeur.  » 
Mais  au  fond,  si  M.  de  Charlus  ne  venait  pas,  on  était 
presque  déçu  de  voyager  seulement  entre  gens  comme 
tout  le  monde  et  de  n'avoir  pas  auprès  de  soi  ce 
personnage  peinturluré,  pansa  et  clos,  semblable  à 
quelque  boîte  de  provenance  exotique  et  suspecte 
qui  laisse  échapper  la  curieuse  odeur  de  fruits  aux- 
quels l'idée  de  goûter  seulement  vous  soulèverait  le 
cœur.  A  ce  point  de  vue,  les  fidèles  de  sexe  mascu'^n 
avaient  des  satisfactions  pius  vives,  dan<î  la  couiie 
parue  du  trajet  qu'on  faisait  entre  Saint-Martin-du- 


SODOME  ET   GOMORRHE  227 

Chêne,  où  montait  M,  de  Charlus,  et  Doncières, 
station  où  on  était  rejoint  par  Morel.  Car  tant  que  le 
violoniste  n'était  pas  là  (et  si  les  dames  et  Albertine, 
faisant  bande  à  part  pour  ne  pas  gêner  la  conversa- 
tion, se  tenaient  éloignées),  M.  de  Charlus  ne  se  gênait 
pas  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  fuir  certains  sujets  et 
parler  de  0  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  mau- 
vaises mœurs  ■'.  Albertine  ne  pouvait  le  gêner,  car 
elle  était  toujours  avec  les  dames,  par  grâce  de  jeune 
fille  qui  ne  veut  pas  que  sa  présence  restreigne  la 
liberté  de  la  conversation.  Or  je  supportais  aisément 
de  ne  pas  l'avoir  à  côté  de  moi,  à  condition  toutefois 
qu'elle  restât  dans  le  même  wagon.  Car  moi  qui\ 
n'éprouvais  plus  de  jalousie  ni  guère  d'amour  pour 
elle,  ne  pensais  pas  à  ce  qu'elle  faisait  les  jours  où  je 
ne  la  voyais  pas,  en  revanche,  quand  i 'étais  là,  une 
simple  cloison,  qui  eiit  pu  à  la  rigueur  dissimuler  une 
trahison,  m'était  insupportable,  et  si  eUe  allait  avec 
les  dames  dans  le  compartiment  voism,  au  bout  d'un 
instant,  ne  pouvant  plus  tenir  en  place,  au  nsque  de 
froisser  celui  qui  parlait,  Brichot,  Cottard  ou  Charlus, 
et  à  qui  je  ne  pouvais  expliquer  la  raison  de  ma 
fuite,  je  me  levais,  les  plantais  là  et,  pour  voir  s'il 
ne  s'y  faisait  rien  d'anormal,  passais  à  coté.  Et  jusqu'à 
Doncières,  M.  de  Charlus,  ne  craignant  pas  de  choquer, 
parlait  parfois  fort  crûment  de  mœurs  qu'il  déclarait 
ne  trouver  pour  son  compte  m  bonnes  ni  mauvaises. 
Il  le  faisait  par  habileté  pour  montrer  sa  largeur 
d'espnt,  persuadé  qu'il  était  que  les  siennes  n'éveil- 
laient guère  de  soupçon  dans  l'esprit  des  hdèles. 
Il  pensait  bien  qu'il  y  avait  dans  l'univers  quelques 
personnes  qui  étaient,  selon  une  expression  qui  lui 
devint  plus  tard  familière,  «  fixées  sur  son  compte  ». 
Mais  il  se  figurait  que  ces  personnes  n'étaient  pas 
plus  de  trois  ou  quatre  et  qu'il  n'y  en  avait  aucune 
sur  la  côte  normande.  Cette  illusion  peut  étonner 
de  la  part  de  quelqu'un  d'aussi  fin,  d'aussi  inquiet. 


228    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Même  pour  ceux  qu'il  croyait  plus  ou  moins  rensei- 
gnés, il  se  rtattait  que  ce  ne  fût  que  dans  le  vague, 
et  avait  la  prétention,  selon  qu'il  leur  dirait  telle 
ou  telle  chose,  de  mettre  telle  personne  en  dehors 
des  suppositions  d'un  mterlocuteur  qui,  par  poli- 
tesse, faisait  semblant  d'accepter  ses  dires.  Même 
se  doutant  de  ce  que  je  pouvais  savoir  ou  supposer 
sur  lui,  il  se  figurait  que  cette  opinion,  qu'il  croyait 
beaucoup  plus  ancienne  de  ma  part  qu'elle  ne  l'était 
en  réalité,  était  toute  générale,  et  qu'il  lui  suffisait 
de  nier  tel  ou  tel  détail  pour  être  cru,  alors  qu'au 
contraire,  si  la  connaissance  de  l'ensemble  précède 
touiours  celle  des  détails,  eDe  facilite  infiniment 
l'investigation  de  ceux-ci  et,  ayant  détruit  le  pouvoir 
d'invisibilité,  ne  permet  plus  au  dissimulateur  de 
cacher  ce  qu'il  lin  plaît  Certes,  quand  M.  de  Charlus, 
invité  à  im  dîner  par  tel  fidèle  ou  tel  ami  des  fidèles, 
prenait  les  détours  les  plus  compliqués  pour  amener, 
au  miJ.eu  des  noms  de  dix  personnes  qu'il  citait,  le 
nom  de  Morel,  il  ne  se  doutait  guère  qu'aux  raisons 
toujours  différentes  qu'il  donnait  du  plaisir  ou  de  la 
commodité  qu'il  pourrait  trouver  ce  soir-là  à  être 
invité  avec  lui.  ses  hôtes,  en  ayant  l'air  de  le  croire 
panaitement,  en  substituaient  une  seule,  toujours  Ja 
même,  et  qu'il  croyait  ignorée  d'eux,  à  savoir  qu'il 
l'aimait.  De  même  M'»^  Verdurin,  semblant  toujours 
avoir  l'air  d'admettre  entièrement  les  motifs  mi- 
artistiques,  m'-humanitaires,  que  M.  de  Charlus  lui 
donnait  de  l'intérêt  qu'il  portait  à  Morel,  ne  cessait 
de  remercier  avec  émotion  le  baron  des  bontés  tou- 
chantes, disait-elle,  qu'il  avait  pour  le  violoniste. 
Or  quel  étonnement  aurait  eu  M.  de  Charlus  si,  un 
)0ur  que  Morel  et  lui  étaient  en  retard  et  n'étaient 
pas  venus  par  le  chemin  de  fer,  il  avait  entendu  la 
Patronne  dire  :  «  Nous  n'attendons  plus  que  ces 
demoiselles  !  »  Le  baron  eût  été  d'autant  plus  stupé- 
fait que,  ne  bougeant  guère  de  la  Raspelière,  il  y 


SODOME  ET   GOMORRHE  229 

faisait  figure  de  chapelain,  d'abbé  du  répertoire,  et 
quelquefois  (quand  Morel  avait  quarante-huit  heures 
de  p>ermission^  y  couchait  deux  nuits  de  suite.  M"*« 
Verdurin  leur  donnait  alors  deux  chambres  commu- 
nicantes et,  pour  les  mettre  à  l'aise,  disait  :  «  Si  vous 
avez  envie  de  taire  de  la  musique,  ne  vous  gênez  pas, 
les  murs  sont  comme  ceux  d'une  forteresse,  vous 
n'avez  personne  à  votre  étage,  et  mon  mari  a  un 
sommeil  de  plomb.  »  Ces  jours-là,  M.  de  Charlus 
relayait  la  princesse  en  allant  chercher  les  nouveaux 
à  la  gare,  excusait  M""^  Verdurin  de  ne  pas  être  venue 
à  cause  d'un  état  de  santé  qu'il  décrivait  si  bien 
que  les  invités  entraient  avec  une  figure  de  circons- 
tance et  poussaient  un  cri  d'étonnement  en  trouvant 
la  Patronne  alerte  et  debout,  en  robe  à  demi  décolletée. 
Car  M.  de  Charlus  était  momentanément  devenu, 
pour  M°»«  Verdurin,  le  fidèle  des  fidèles,  une  seconde 
princesse  Sherbatoff.  De  sa  situation  mondaine  elle 
était  beaucoup  moins  sûre  que  de  celle  de  la  princesse, 
se  figurant  que,  si  celle-ci  ne  voulait  voir  que  le 
petit  noyau,  c'était  par  mépris  des  autres  et  prédi- 
lection pour  lui.  Comme  cette  feinte  était  justement 
le  propre  des  Verdurin,  lesquels  traitaient  d'ennuyeux 
tous  ceux  qu'ils  ne  pouvaient  fréquenter,  il  est  in- 
croyable que  la  Patronne  pût  croire  la  pr  ncesse  une 
âme  d'acier,  détestant  le  chic.  Mais  elle  n'en  démor- 
dait pas  et  était  persuadée  que,  pour  la  grande  dame 
aussi,  c'était  sincèrement  et  par  goût  d'inteliectualité 
qu'elle  ne  fréquentait  pas  les  ennuyeux.  Le  nombre 
de  ceux-ci  diminuait,  du  reste,  à  l'égard  des  Verdurin. 
La  vie  de  bains  de  mer  était  à  une  présentation  les 
conséquences  pour  l'avenir  qu'on  eût  pu  redouter  à 
Paris.  Des  hommes  brillants,  venus  à  Balbec  sans 
leur  femme,  ce  qui  facilitait  tout,  à  la  Raspelière 
faisaient  des  avances  et  d'ennuyeux  devenaient 
exquis.  Ce  fut  le  cas  pour  le  pnnce  de  Guermantes, 
que  l'absence  de  la  prmcesse  n'aurait  pourtant  pas 


230    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

décidé  à  aller  «  en  garçon  »  chez  les  Verdurin,  si 
l'aimant  du  dreyfusisme  n'eût  été  si  puissant  qu'il 
lui  fit  monter  d'un  seul  trait  les  pentes  qui  mènent 
à  la  Raspelière,  malheureusement  un  jour  où  la 
Patronne  était  sortie.  M™«  Verdurin,  du  reste,  n'était 
pas  certame  que  lui  et  M.  de  Charlus  fussent  du 
même  monde.  Le  baron  avait  bien  dit  que  le  duc  de 
Guermantes  était  son  frère,  mais  c'était  peut-être 
le  mensonge  d'un  aventurier.  Si  élégant  se  fût-il 
montré,  si  aimable,  si  «  fidèle  »  envers  les  Verdurin, 
la  Patronne  hésitait  presque  à  l'inviter  avec  le  prince 
de  Guermantes.  Elle  consulta  Ski  et  Brichot  :  «  Le 
baron  et  le  prince  de  Guermantes,  est-ce  que  ça 
marche  ?  —  Mon  Dieu,  Madame,  pour  l'un  des  deux 
je  crois  pouvoir  le  dire.  —  Mais  l'un  des  deux,  qu'est- 
ce  que  ça  pent  me  faire  ?  avait  repris  M'°«  Verdurin 
irritée.  Je  vous  demande  s'ils  marchent  ensemble  ?  — 
Ah  !  Madame,  voilà  des  choses  qui  sont  bien  difficiles 
à  savoir.  »  M»«  Verdurin  n'y  mettait  aucune  malice. 
Elle  était  certaine  des  mœurs  du  baron,  mais  quand 
elle  s'exprimait  ainsi  elle  n'y  pensait  nullement,  mais 
seulement  à  savoir  si  on  pouvait  inviter  ensemble  le 
prince  et  M.  de  Charlus,  si  cela  corderait.  Elle  ne 
mettait  aucune  intention  malveillante  dans  l'emploi 
de  ces  expressions  toutes  faites  et  que  les  «  petits 
clans  »  artistiques  favorisent.  Pour  se  parer  de  M.  de 
Guermantes,  elle  voulait  l'emmener,  l'après-midi  qui 
suivrait  le  déjeuner,  à  une  fête  de  charité  et  où  des 
mari r. s  de  la  côte  figureraient  un  appareillage.  Mais 
n'ayant  pas  le  temps  de  s'occuper  de  tout,  elle  délé- 
gua ses  fonctions  au  fidèle  des  fidèles,  au  baron, 
a  Vous  comprenez,  il  ne  faut  pas  qu'ils  restent 
immobiles  comme  des  moules,  il  faut  qu'ils  aillent, 
qu'ils  viennent,  qu'on  voie  le  branle-bas,  je  ne  sais 
pcis  le  nom  de  tout  ça.  Mais  vous,  qui  allez  souvent 
au  port  de  Balbec-Plage,  vous  pourriez  bien  faire 
faire  une  répétition  sans  vous  fatiguer.  Vous  devez 


SODOME  ET   GOMORRHE  231 

vous  y  entendre  mieux  que  moi,  M.  de  Charlus,  à 
faire  marcher  des  petits  marins.  Mais,  après  tout, 
nous  nous  donnons  bien  du  mal  pour  M.  de  Guer- 
mantes.  C'est  peut-être  un  imbécile  du  Jockey.  Oh  ! 
mon  Dieu,  je  dis  du  mal  du  Jockey,  et  il  me  semble 
me  rappeler  que  vous  en  êtes.  Hé  baron,  vous  ne  me 
répondez  pas.  est-ce  que  vous  en  êtes  ?  Vous  ne 
voulez  pas  sortir  avec  nous  ?  Tenez,  voici  un  livre 
que  j'ai  reçu,  je  pense  qu'il  vous  intéressera.  C'est 
de  Roui  on.  Le  titre  est  joli  :  «  Parmi  les  hommes.  « 
Pour  ma  part,  j'étais  d'autant  plus  heureux  que 
M.  de  Charlus  fût  assez  souvent  substitué  à  la  prm- 
cesse  Sherbatoff,  que  j'étais  très  mal  avec  celle-ci, 
pour  une  raison  à  la  fois  insignifiante  et  profonde. 
Un  jour  que  j'étais  ians  le  petit  train,  comblant  de 
mes  prévenances,  comme  toujours,  la  princesse 
Sherbatoff,  j'y  vis  monter  M™^  de  Villeparisis.  Elle 
était  en  effet  venue  passer  quelques  semaines  chez 
la  princesse  de  Luxembourg,  mais»  enchaîné  à  ce 
besoin  quotidien  de  voir  Albertine,  je  n'avais  jamais 
répondu  aux  invitations  multipliées  de  la  marquise 
et  de  son  hôtesse  royale.  J'eus  du  remords  en  voyant 
l'amie  de  ma  grand'mère  et,  par  pur  devoir  (sans 
quitter  la  princesse  Sherbatoff)  je  causai  assez  long- 
temps avec  elle.  J'ignorais,  du  reste,  absolument 
que  M™«  de  Villepansis  savait  très  bien  qui  était 
ma  voisine,  mais  ne  voulait  pas  la  connaître.  A  la 
station  suivante,  M™"^  ae  Villeparisis  quitta  le  wagon, 
je  me  reprochai  même  de  ne  pas  l'avoir  aidée  à 
descendre  ;  j'allai  me  rasseoir  à  côté  de  la  princesse. 
Mais  or  eiit  dit  —  cataclysme  fréquent  chez  les 
personnes  dont  la  situation  est  peu  solide  et  qui 
craignent  qu'on  n'ait  entendu  parler  d'elles  en  mal, 
qu'on  les  méprise  —  qu'un  changement  à  vue  s'était 
opéré.  Plongée  dans  sa  Revue  des  Deux-Mondes, 
M™«  Sherbatoff  répondit  à  peine  du  bout  des  lèvres  à 
mes  questions  et  unit  par  me  dire  que  je  lui  donnais 


232    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

la  migraine.  Je  ne  comprenais  rien  à  mon  crime. 
Quand  je  dis  au  revoir  à  la  princesse,  le  sourire  habi- 
tuel n'éclaira  pas  son  visage,  vm  salut  sec  abaissa 
son  menton,  elle  ne  me  tendit  même  pas  la  main  et 
•  ne  m'a  jamais  reparlé  depuis.  Mais  elle  dut  parler 
—  je  ne  sais  pas  pour  dire  quoi  —  aux  Verdunn,  car 
dès  que  je  demandais  à  ceux-ci  si  je  ne  ferais  pas 
bien  de  faire  une  politesse  à  la  princesse  Sherbatoff, 
tous  en  chœur  se  précipitaient  :  «  Non  !  Non  !  Non  1 
Surtout  pas  !  Elle  n'aime  pas  les  amabilités  !  »  On 
ne  le  faisait  pas  pour  me  brouiller  avec  elle,  mais 
elle  avait  réussi  à  faire  croire  qu'elle  était  insensible 
aux  prévenances,  une  âme  inaccessible  aux  vanités 
de  ce  monde.  Il  faut  avoir  vu  l'homme  politique  qui 
passe  pour  le  plus  entier,  le  plus  intransigeant,  le 
plus  inapprochable  depuis  qu'il  est  au  pouvoir  ; 
il  faut  l'avoir  vu  au  temps  de  sa  disgrâce,  mendier 
timidement,  avec  un  sourire  brillant  d'amoureux,  le 
salut  hautain  d'un  journaliste  quelconque  ;  il  faut 
avoir  vu  le  redressement  de  Cottard  (que  ses  nou- 
veaux malades  prenaient  pour  une  barre  de  fer),  et 
savoir  de  quels  dépits  amoureux,  de  quels  échecs  de 
snobisme  étaient  faits  l'apparente  hauteur,  l 'anti- 
snobisme universellement  admis  de  la  princesse 
Sherbatoff,  pour  comprendre  que  dans  l'humanité 
la  règle  —  qui  comporte  des  exceptions  naturelle- 
ment —  est  que  les  durs  sont  des  faibles  dont  on  n'a 
pas  voulu,  et  que  les  forts,  se  souciant  peu  qu'on 
veuille  ou  non  d'eux,  ont  seuls  cette  douceur  que  le 
vulgaire  prend  pour  de  la  faiblesse. 

Au  reste  je  ne  dois  pas  juger  sévèrement  la  prin- 
cesse Sherbatoff.  Son  cas  est  si  fréquent  !  Un  jour, 
à  l'enterrement  d'un  Guermantes,  un  homme  re- 
marquable placé  à  côté  de  moi  me  montra  un  Mon- 
sieur élancé  et  pourvu  d'une  johe  hgure.  «  De  tous 
les  Guermantes,  me  dit  mon  voisin,  celui-là  est  le 
plut  inoul^  le  plus  singulier.  C'est  le  frère  du  duc.  > 


SODOME  ET   GOMORRHE  233 

Je  lui  répondis  imprudemment  qu'il  se  trompait,  que 
ce  Monsieur,  sans  parenté  aucune  avec  les  Guer- 
miantes.  s'appelait  Fourn^er-Sarlovèze.  L'homme 
remarquable  me  tourna  le  dos  et  ne  m'a  plus  jamais 
salué  depuis. 

Un  grand  musicien,  membre  de  l'Institut,  haut 
dignitaire  officiel,  et  qui  connaissait  Ski  passa  par 
Harembouville,  où  il  avait  une  nièce,  et  vint  à  un 
mercredi  des  Verdunn.  M.  de  Charlus  tut  particu- 
lièrement aimable  avec  lui  (à  la  demande  de  Morel) 
et  surtout  pour  qu'au  retour  à  Paris,  l'académicien 
lui  permît  d'assister  à  différentes  séances  privées, 
répétitions,  etc.,  où  jouait  le  violoniste.  L'académi- 
cien flatté,  et  d'ailleurs  homme  charmant,  promit  et 
tint  sa  promesse.  Le  baron  fut  très  touché  de  toutes 
les  amabilités  que  ce  personnage  (d'ailleurs,  en  ce  qui 
le  concernait,  aimant  uniquement  et  profondément 
les  femmes)  eut  pour  lui,  de  toutes  les  facilités  qu'il 
lui  procura  pour  voir  ^lorel  dans  les  Ueux  officiels 
où  les  prof?.nes  n'entrent  pas,  de  toutes  les  occasions 
données  par  le  célèbre  artiste  au  jeune  virtuose  de 
se  produire,  de  se  faire  connaître,  en  le  désignant, 
de  préférence  à  d'autres,  à  talent  égal,  pour  des 
auditions  qui  devaient  avoir  un  retentissement 
particulier.  Mais  M.  de  Charlus  ne  se  doutait  pas 
qu'il  en  devait  au  maître  d'autant  plus  de  recon- 
naissance que  celui-ci,  doublement  méritant,  ou,  si 
l'on  aime  mieux,  deux  fois  coupable,  n'ignorait  rien 
des  relations  du  violoniste  et  de  son  noble  protecteur. 
Il  les  favorisa,  certes  sant-  sympathie  pour  elles,  ne 
pouvant  comprendre  d'autre  amour  que  celui  de  la 
temme,  qui  avait  inspiré  toute  sa  musique,  mais  par 
indifférence  morale,  complaisance  et  serviabilité 
professionnelles,  amabihté  mondaine,  snobisme. 
Quant  à  des  doutes  sur  le  caractère  de  ces  relations, 
il  en  avait  si  peu  que,  dès  le  premier  dîner  à  la  Kas- 
pehère,  il  avait  demandé  à  Ski,  en  parlant  de  M.  de 


234    ^  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Charlus  et  de  Morel  comme  il  eût  fait  d'un  homme  et 
de  sa  maîtresse  :  «  Est-ce  qu'il  y  a  longtemps  qu'ils 
sont  ensemble  ?  »  Mais  trop  homme  du  monde  pour 
en  laisser  nen  voir  aux  intéressés,  prêt,  si  parmi 
les  camarades  de  Morel  il  s'était  produit  quelques 
commérages,  à  les  réprimer  et  à  rassurer  Morel  en 
lui  disant  paternellement  :  «  On  dit  cela  de  tout  le 
monde  aujourd'hui  »,  il  ne  cessa  de  combler  le  baron 
de  gentillesses  que  celui-ci  trouva  charmantes,  mais 
naturelles,  incapable  de  supposer  chez  l'illustre 
maître  tant  de  vice  ou  tant  de  vertu.  Car  les  mots 
qu'on  disait  en  l'absence  de  M.  de  Charlus,  les  «  à 
peu  près  »  sur  More',  personne  n'avait  l'ârpe  assez 
basse  pour  les  lui  répéter.  Et  pourtant  cette  simple 
situation  suffit  à  montrer  que  même  cette  chose  uni- 
versellement décriée,  qui  ne  trouverait  nulle  part  un 
défenseur  :  «le  potin  »,  lui  aussi,  soit  qu'il  ait  pour  objet 
nous-même  et  nous  devienne  ainsi  particuhèrement 
désagréable,  soit  qu'il  nous  apprenne  sur  un  tiers 
quelque  chose  que  nous  ignorions,  a  sa  valeur  psy- 
chologique. Il  empêche  l'esprit  de  s'endormir  sur  la 
vue  factice  qu'il  a  de  ce  qu  il  croit  les  choses  et  qui 
n'est  que  leur  apparence.  Il  retourne  celle-ci  avec 
la  dextérité  magique  d'un  philosophe  idéaliste  et  nous 
présente  rapidement  un  coin  insoupçonné  du  revers 
de  l'étofie.  M.  de  Charlus  eût-il  pu  imaginer  ces 
mots  dits  par  certaine  tendre  parente  :  «  Comment 
veux-tu  que  Même  soit  amoureux  de  moi  ?  tu  oublies 
donc  que  je  suis  une  femme  !  »  Et  pourtant  elle 
avait  un  attachement  véritable,  profond,  pour  M.  de 
Charlus.  Comment  alors  s'étonner  que,  pour  les 
Verdurin,  sur  l'affection  et  la  bonté  desquels  il 
n'avait  aucun  droit  de  compter,  les  propos  qu'ils 
disaient  loin  de  lui  (et  ce  ne  furent  pas  seulement, 
on  le  verra,  des  propos)  fussent  si  différents  de  ce 
qu'il  les  imaginait  être,  c'est-à-dire  du  simple  reflet 
de  ceux  qu'il  entendait  quand  il  était  là  ?  Ceux-là 


SODOME  ET   GOMORRHE  235 

seuls  ornaient  d'inscriptions  affectueuses  le  petit 
pavillon  idéal  où  M.  de  Charlus  venait  parfois  rêver 
seul,  quano  il  introduisait  un  instant  son  imagination 
dans  l'idée  que  les  Verdurin  avaient  de  lui.  L'atmos- 
phère y  était  SI  sympathique,  si  cordiale,  le  repos 
si  réconfortant,  que,  quand  M.  de  Charlus,  avant  de 
s'endormir,  était  venu  s'y  délasser  un  instant  de  ses 
soucis,  il  n'en  sortait  jamais  sans  un  sourire.  Mais, 
pour  chacun  de  nous,  ce  genre  de  pavillon  est  double  : 
en  face  de  celui  que  nous  croyons  être  l'unique,  il  y 
a  l'autre,  qui  nous  est  habituellement  invisible,  le 
vrai,  symétrique  avec  celui  que  nous  connaissons, 
mais  bien  différent  et  dont  l'ornementation,  011  nous 
ne  reconnaîtrions  rien  de  ce  que  nous  nous  attendions 
à  voir,  nous  épouvanterait  comme  faite  avec  les 
symboles  odieux  d'une  hostilité  insoupçonnée.  Quelle 
stupeur  pour  M.  de  Charlus,  s'il  avait  pénétré  dans 
un  de  ces  pavillons  adverses,  grâce  à  quelque  potin, 
comme  par  un  de  ces  escaliers  de  service  oîi  des 
graffiti  obscènes  sont  charbonnés  à  la  porte  des  ap- 
partements par  des  fournisseurs  mécontents  ou  des 
domestiques  renvoyés  I  Mais,  tout  autant  que  nous 
sommes  privés  de  ce  sens  de  l'orientation  dont  sont 
doués  certains  oiseaux,  nous  manquons  du  sens  de  la 
visibihté,  comme  nous  manquons  de  celui  des  dis- 
tances, nous  imaginant  toute  proche  l'attention 
intéressée  des  gens  qui,  au  contraire,  ne  pensent 
jamais  à  nous  et  ne  soupçonnant  pas  que  nous 
sommes,  pendant  ce  temps-là,  pour  d'autres  leur 
seul  souci.jAinsi  M.  de  Charlus  vivait  dupé  comme  le 
poisson  qui  croit  que  l'eau  où  il  nage  s'étend  au 
delà  du  verre  de  son  aquarium  qui  lui  en  présente 
le  reflet,  tandis  qu'il  ne  voit  pas  à  côté  de  lui,  dans 
l'ombre,  le  promeneur  amusé  qui  suit  ses  ébats  ou 
le  pisciculteur  tout-puissant  qui,  au  moment  imprévu 
et  fatal,  différé  en  ce  moment  à  l'égard  du  baron 
(pour  qui  le  pisciculteur,  à  Paris,  sera  M"»*  Verdurin), 


236    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  tirera  sans  pitié  du  milieu  où  il  aimait  vivre  pour 
le  rejeter  dans  im  autrepAu  surplus,  les  peuples,  en 
tant  qu'ils  ne  sont  que  des  collections  d'individus, 
peuvent  offrir  des  exemples  plus  vastes,  mais  iden- 
tiques en  chacune  de  leurs  parties,  de  cette  cécité 
profonde,  obstmée  et  déconcertante.  Jusqu'ici,  si 
elle  était  cause  que  M.  de  Charlus  tenait,  dans  le 
petit  clan,  des  propos  d'une  habileté  inutile  ou  d'une 
audace  qui  faisait  sourire  en  cachette,  elle  n'avait 
pas  encore  eu  pour  lui  m  ne  devait  avoir,  à  Balbec, 
de  graves  inconvénients.  Un  peu  d'albumine,  de 
sucre,  d'arythmie  cardiaque,  n'empêche  pas  la  vie 
de  continuer  normale  pour  celui  qui  ne  s'en  aperçoit 
même  pas,  alors  que  seul  le  médecin  y  voit  la  pro- 
phétie de  catastrophes.  Actuellement  le  goût  —  pla- 
tonique ou  non  —  de  M.  de  Charlus  pour  Morel 
poussait  seulement  le  baron  à  dire  volontiers,  en 
l'absence  de  Morel,  qu'il  le  trouvait  très  beau,  pen- 
sant que  cela  serait  entendu  en  toute  innocence,  et 
agissant  en  cela  comme  un  homme  fin  qui,  appelé  à 
déposer  devant  un  tribunal,  ne  craindra  pas  d'entrer 
dans  des  détails  qui  semblent  en  apparence  désavan- 
tageux pour  lui,  mais  qui  à  cause  de  cela  même, 
ont  plus  de  naturel  et  moins  de  vulgarité  que  les 
protestations  conventionnelles  d'un  accusé  de  théâtre. 
Avec  la  même  liberté,  toujours  entre  Doncières- 
Ouest  et  Saint-Martin-du-Chêne  —  ou  le  contraire 
au  retour  —  M.  de  Charlus  parlait  volontiers  de 
gens  qui  ont,  naraît-ii,  des  mœurs  très  étranges, 
et  ajoutait  même  :  o  Après  tout,  je  dis  étranges, 
je  ne  sais  pas  pourquoi,  car  cela  n'a  nen  de  si 
étrange  »,  pour  se  montrer  à  soi-même  combien  il 
était  à  l'aise  avec  son  public.  Et  il  l'était  en  eftet, 
à  condition  que  ce  fût  lui  qui  eût  l'initiative 
des  opérations  et  qu'il  sût  la  galerie  muette  et 
sonnante,  désarmée  par  la  crédulité  ou  la  bonne 
éducation. 


SODOME  ET   GOMORRHE  237 

Quand  M.  de  Charlus  ne  parlait  pas  de  son  admira- 
tion pour  la  beauté  de  Morel,  comme  si  elle  n'eût 
eu  aucun  rapport  avec  un  goût  —  appelé  vice  —  il 
traitait  de  ce  vice  mais  comme  s'il  n'avait  été  nul- 
lement le  sien.  Parfois  même  il  n'hésitait  pas  à 
l'appeler  par  son  nom.  Comme,  après  avoir  regardé 
la  belle  reliure  de  son  Balzac,  je  lui  demandais  ce 
qu'il  préférait  dans  la  Comédie  Humaine,  ,ii  me 
répondit,  dirigeant  sa  pensée  vers  une  idée  fixe  : 
«  Tout  l'un  ou  tout  l'autre,  les  petites  miniatures 
comme  le  Curé  de  Tours  et  la  Femme  abandonnée, 
ou  les  grandes  fresques  comme  la  série  des  Illusions 
perdues.  Comment  !  vous  ne  connaissez  pas  les 
Illusions  perdues  ?  C'est  si  beau,  le  moment  oti 
Carlos  Herrera  demande  le  nom  du  château  devant 
lequel  passe  sa  calèche  :  c'est  Rastignac,  la  demeure 
du  jeune  homme  qu'il  a  aimé  autrefois.  Et  l'abbé 
alors  de  tomber  dans  une  rêverie  que  Swann  appelait, 
ce  qui  était  bien  spirituel,  la  Tristesse  d'Olympio  de 
la  pédérastie.  Et  la  mort  de  Lucien  !  je  ne  me  rap- 
pelle plus  quel  homme  de  goût  avait  eu  cette  réponse, 
à  qui  lui  demandait  quel  événement  l'avait  le  plus 
affligé  dans  sa  vie  :  «  La  mort  de  Lucien  de  Rubempré 
dans  Splendeurs  et  Misères.  »  —  Je  sais  que  Balzac 
se  porte  beaucoup  cette  année,  comme  l'an  passé  le 
pessimisme,  interrompit  Brichot.  Mais,  au  risque  de 
contrister  les  âmes  en  mal  de  déférence  balzacienne, 
sans  prétendre.  Dieu  me  damne,  au  rôle  de  gendarme 
de  lettres  et  dresser  procès-verbal  pour  fautes  de 
grammaire,  j'avoue  que  le  copieux  improvisateur, 
dont  vous  me  semblez  surfaire  singulièrement  les  élu- 
cubrations  effarantes,  m'a  toujours  paru  un  scribe 
insuffisamment  méticuleux.  J'ai  lu  ces  Illusions  Per- 
dues dont  vous  nous  parlez,  baron,  en  me  torturant 
pour  atteindre  à  une  ferveur  d'initié,  et  je  confesse  en 
toute  simpUcité  d'âme  que  ces  romans-feuilletons, 
rédigés  en  pathos,   en  galimatias  double  et  triple 


238    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

{Esther  heureuse,  Où  mènent  les  mauvais  chemins,  A 
combien  l'amour  revient  aux  vieillards),  m'ont  tou- 
jours fait  l'effet  des  mystères  de  Rocambole,  promus 
par  inexpKcable  faveur  à  la  situation  précaire  de  chef- 
d'œuvre.  —  Vous  dites  cela  parce  que  vous  ne  con- 
naissez pas  la  vie,  dit  le  baron  doublement  agacé,  car 
il  sentait  que  Brichot  ne  comprendrait  ni  ses  raisons 
d'artiste,  ni  les  autres.  —  J'entends  bien,  répondit 
Brichot,  que,  pour  parler  comme  Maître  François 
Rabelais,  vous  voulez  dire  que  je  suis  moult  sorbona- 
gre,  sorbonicole  et  sorboniforme.  Pourtant,  tout 
autant  que  les  camarades,  j'aime  qu'un  Ivre  donne 
l'impression  de  la  sincérité  et  de  la  vie,  je  ne  suis 
pas  de  ces  clercs...  —  Le  quart  d'heure  de  Rabelais, 
interrompit  le  docteur  Cottard  avec  un  air  non  plus 
de  doute,  mais  de  spirituelle  assurance.  —  ...  qui 
font  vœu  de  littérature  en  suivant  la  règle  de  l'Ao- 
baye-aux-Bois  dans  l'obédience  de  M.  le  vicomte  de 
Chateaubriand,  grand  maître  du  chiqué,  selon  la 
règle  stricte  des  humanistes.  M.  le  vicomte  de  Cha- 
teaubriand... —  Chateaubriand  aux  pommes  ?  inter- 
rompit le  docteur  Cottard.  —  C'est  lui  le  patron  de 
la  confrérie,  continua  Brichot  sans  relever  la  plai- 
santerie du  docteur,  lequel,  en  revanche,  alarmé  par 
la  phrase  de  l'universitaire,  regarda  M.  de  Charlus 
avec  inquiétude.  Brichot  avait  semblé  manquer  de 
tact  à  Cottard,  duquel  le  calembour  avait  amené  un 
an  sourire  sur  les  lèvres  de  la  princesse  Sherbatoff. 
—  Avec  le  professeur,  l'ironie  mordante  du  parfait 
sceptique  ne  perd  jamais  ses  droits,  dit-elle  par 
amabilité  et  pour  montrer  que  le  «  mot  »  du  médecin 
n'avait  pas  passé  inaperçu  pour  elle.  —  Le  sage  est 
forcément  sceptique,  répondit  le  docteur.  Que 
sais-je  ?  yvwQi  ceavrov,  disait  Socrate.  C'est  t^-ès 
juste,  l'excès  en  tout  est  un  défaut.  Mais  je  reste 
bleu  quand  je  pense  que  cela  a  sutii  à  faire  durer  le 
nom  de  Socrate  jusqu'à  nos  jours.  Qu'est-ce  qu'il  y 


SODOME  ET  GOMORRHE  239 

a  dans  cette  philosophie  ?  peu  de  chose  en  somme. 
Quand  on  pense  que  Charcot  et  d'autres  ont  fait 
des  travaux  mille  fois  plus  remarquables  et  qui 
s'appuient,  au  moins,  sur  quelque  chose,  sur  la 
suppression  du  réflexe  pupillaire  comme  syndrome 
de  la  paralysie  générale,  et  qu'ils  sont  presque 
oubhés  !  En  somme,  Socrate,  ce  n'est  pas  extraordi- 
naire. Ce  sont  des  gens  qui  n'avaient  rien  à  faire, 
qui  passaient  toute  leur  journée  à  se  promener,  à 
discutailler.  C'est  comme  Jésus-Christ  :  Aimez-vous 
les  uns  les  autres,  c'est  très  joh.  —  Mon  ami...,  pria 
M™e  Cottard.  —  Naturellement,  ma  femme  proteste, 
ce  sont  toutes  des  névrosées.  —  Mais,  mon  petit 
docteur,  je  ne  suis  pas  névrosée,  murmura  M™« 
Cottard.  —  Comment,  elle  n'est  pas  névrosée  ? 
quand  son  fils  est  malade,  elle  présente  des  phéno- 
mènes d'insomnie.  Mais  enfin,  je  reconnais  que 
Socrate,  et  le  reste,  c'est  nécessaire  pour  une  culture 
supérieure,  pour  avoir  des  talents  d'exposition.  Je 
cite  toujours  le  y^wôi  ceavTov  à  mes  élèves  pour  le 
premier  cours.  Le  père  Bouchard,  qui  l'a  su,  m'en  a 
félicité.  —  Je  ne  suis  pas  des  tenants  de  la  forme 
pour  la  forme,  pas  plus  que  je  ne  thésauriserais  en 
poésie  la  rime  millionnaire,  reprit  Brichot.  Mais, 
tout  de  même,  la  Comédie  Humaine  —  bien  peu 
humame  —  est  par  trop  le  contraire  de  ces  œuvres 
où  l'art  excède  le  fond,  comme  dit  cette  bonne  rosse 
d'Ovide.  Et  il  est  permis  de  préférer  un  sentier  à 
mi-côte,  qui  mène  à  la  cure  de  Meudon  ou  à  l'Ermi- 
tage de  Ferney,  à  égale  distance  de  la  Vallée-aux- 
Loups  où  René  remplissait  superbement  les  devoirs 
d'un  pontificat  sans  mansuétude,  et  les  Jardies  où 
Honoré  de  Balzac,  harcelé  par  les  recors,  ne  s'arrê- 
tait pas  de  cacographier  pour  une  Polonaise,  en 
apôtre  zélé  du  charabia.  —  Chateaubriand  est 
beaucoup  plus  vivant  que  vous  ne  dites,  et  Balzac 
est  tout  de  même  un  grand  écrivain,  répondit  M.  de 


240    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Charlus,  encore  trop  imprégné  du  goût  de  Swann 
pour  ne  pas  être  irrité  par  Bnchot,  et  Balzac  a 
connu  jusqu'à  ces  passions  que  tout  le  monde 
ignore,  ou  n'étudie  que  pour  les  flétrir.  Sans  reparler 
des  immortelles  lUustons  Perdues.  Sarrazine,  la 
Fille  aux  yeux  d'or,  Une  passion  dans  le  désert, 
même  Tassez  énigmatique  Fausse  Maîtresse,  viennent 
à  l'appui  de  mon  dire.  Quand  \e  parlais  de  ce  côté 
t  hors  de  nature  »  de  Balzac  à  Swann,  il  me  disait  : 
t  Vous  êtes  du  même  a\is  que  Taine.  »  Je  n'avais  pas 
l'honneur  de  connaître  M.  Taine.  ajouta  M.  de 
Charlus  (avec  cette  irritante  habitude  du  «  Monsieur  » 
inutile  qu'ont  les  gens  du  monde,  comme  s'ils 
croyaient,  en  taxant  de  Monsieur  un  grand  ecnvam, 
lui  décerner  un  honneur,  peut-être  garder  les  dis- 
tances, et  bien  faire  savoir  qu'ils  ne  le  connaissent 
pas),  je  ne  connaissais  pas  M.  Taine,  mais  je  me  tenais 
pour  fort  honoré  d'être  du  même  avis  que  lui.  » 
D'ailleurs,  malgré  ces  habitudes  mondaines  ridicules, 
M.  de  Charlus  était  très  intelligent,  et  il  est  probable 
que  si  quelque  mariage  ancien  avait  noué  une 
parenté  entre  sa  famille  et  celle  de  Balzac,  il  eût 
ressenti  (non  moins  que  Balzac  d'ailleurs)  une 
satisfaction  dont  il  n'eût  pu  cependant  s'empêcher 
de  se  targuer  comme  d'une  marque  de  condescen- 
dance admirable. 

Parfois,  à  la  station  qui  suivait  Saint-Martin-du- 
Chêne,  des  jeunes  gens  montaient  dans  le  train.  M.  de 
Charlus  ne  pouvait  pas  s'empêcher  de  les  regarder, 
mais,  comme  il  abrégeait  et  dissimulait  l'attention 
qu'il  leur  prêtait,  elle  prenait  l'air  de  cacher  un  secret, 
plus  particulier  même  que  le  véritable  ;  on  aurait 
dit  qu'il  les  connaissait,  le  laissait  malgré  lui  paraître 
après  avoir  accepté  son  sacrifice,  avant  de  se  retour- 
ner vers  nous,  comme  font  ces  enfants  à  qui,  à  la 
suite  d'une  brouiUe  entre  parents,  on  a  défendu  de 
dire  bonjour  à  des  camarades,  mais  qui,  lorsqu'ils  les 


SODOME  ET   GOMORRHE  241 

rencontrent,  ne  peuvent  se  priver  de  lever  la  tête 
avant  de  retomber  sous  la  férule  de  leur  précepteur. 
Au  moi  tiré  du  errec  dont  M.  de  Charlus,  parlant 
de  Balzac,  avait  fait  suive  l'allusion  à  la  Tristesse 
d'Olympio  dans  Splendeurs  et  Misères,  Ski.  Bnchot 
et  Cottard  s'étaient  regardés^  avec  un  sourire  peut-être 
moins  ironH|ue  qu'empreint  de  'a  satisfaction  qu'au- 
'aieni  des  dîneurs  qui  réussiraient  à  taire  oarier 
!)rey1u>  de  sa  propre  artaire,  ou  l' Impératrice  de  son 
règne  On  comptait  bien  le  pou->eT  un  peu  sur  ce 
sujet  mais  c  était  déjà  Doncières,  où  Morel  nous 
rejoigna't.  Devant  lui,  M.  de  Charlus  surveillait 
soigneusement  sa  conversation,  et  quand  Ski  voulut 
le  ramener  à  l'amour  de  Carlos  Herrera  pour  Lucien 
de  Rubempré,  le  baron  prit  l'air  contrané,  mysté- 
rieux, et  finalement  (voyant  qu'on  ne  l'écoutait  pas) 
sévère  et  justicier  d'un  père  qui  entendrait  dire  des 
indécences  devant  sa  tille.  Ski  ayant  mis  quelque 
entêtement  à  poursuivre,  M.  de  Charlus,  les  yeux 
hors  de  la  tête,  élevant  la  voix,  dit  d'un  ton  signi- 
ficatif, en  montrant  Albertine  qui  pourtant  ne 
pouvait  nous  entendre,  ocvupée  à  causer  avec 
M™«  Cottard  et  la  princesse  Sherbatoff  et  sur  le  ton 
à  double  sens  de  queiqu  un  qui  veut  donner  une 
leçon  à  des  gens  mal  élevée  :  çjTJé' crois  qu'il  serait 
temps  de  parlei  de  choses  qui  puissent  intéresser 
cette  jeune  fille.  «  Mais  je  compris  bien  que,  pour 
lui,  la  ^eune  Mlle  était  non  pas  Albertine,  mais  Morel  ; 
il  témoigna,  du  reste,  plus  tard  de  l'exactitude  de 
mon  interprétation  par  les  expressions  dont  il  se 
servit  quand  il  demanda  qu'on  n'eût  plus  de  ces 
conversations  devant  Morel.  «  Vous  savez,  me  dit-il, 
en  panant  du  violoniste,  qu'il  n'est  paa  du  tout  ce  que 
vous  pourriez  croire,  c'est  un  petit  très  honnête, 
qui  est  toujours  resté  sage,  très  séneux.  »  Et  on 
sentait  à  ces  mots  que  M.  de  Charlus  considérait 
l'inversion  sexuelle  comme  un  danger  aussi  menaçant 

Vol.  X.     16 


242    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

pour  ^  ieunes  gens  que  la  prostitution  pour  les 
femînes^'et  que,  s'il  se  servait  pour  Morel  de  l'épithète 
de  «sérieux»,  c'était  dans  le  sens  qu'elle  prend 
appliquée  à  une  petite  ouvrière.  Alors  Bnchot  pour 
changer  la  conversation,  me  demanda  si  je  comjitais 
rester  encore  longtemps  à  Incarville.  J'avais  eu  beau 
lui  taire  observer  plusieurs  fois  que  j'habitais  non  pas 
Incarville  mais  Balbec,  il  retombait  toujours  dans  sa 
faute,  :ar  c'est  sous  le  nom  d'Incarville  ou  de  Balbec- 
Incarville  qu'il  désignait  cette  partie  du  httoral. 
Il  y  a  ainsi  des  gens  qui  parlent  des  mêmes  choses 
que  nous  en  les  appelant  d'un  nom  un  peu  différent. 
Une  certaine  dame  du  faubourg  Saint-Germain  me 
demandait  toujours,  quand  elle  voulait  parler  de  la 
duchesse  de  Guermantes,  s'il  y  avait  longtemps  que 
je  n'avais  vu  Zénaide,  ou  Oriane-Zénaïde,  ce  qui 
fait  qu'au  premier  moment  le  ne  comprenais  pas. 
Probablement  il  y  avait  eu  un  temps  oîi,  une  parente 
de  M'"'^  de  Guermantes  s'appelant  Ot  'ane.  on  l'appe- 
lait, elle,  pour  éviter  les  confusions.  Onane-Zenaide. 
Peut-être  aussi  y  avait-il  eu  d'abord  une  gare  seule- 
ment à  Incarville,  et  allait-on  de  là  en  voiture  à 
Balbec.  «  De  quoi  parliez-vous  donc  ?  dit  Albertine 
étonnée  du  ton  solennel  de  père  de  tamille  que  venait 
d'usurper  M.  de  Charlus.  —  De  Balzac,  se  hâta  de 
répondre  le  baron,  et  vous  avez  justement  ce  soir 
la  tc"-ette  de  la  princesse  de  Cadiguan,  pas  la  pre- 
mière, celle  du  dîner,  mais  la  seconde.  »  Cette  ren- 
contre tenait  à  ce  que,  pour  choisir  des  toilettes  à 
Albertine,  je  m'inspirais  du  goûi  qu'elle  s'était 
formé  grâce  à  Elstir,  lequel  appréciait  beaucoup  une 
sobriété  qu'on  eût  pu  appeler  britannuiue  s'il  ne  s'y 
était  allié  plus  de  douceur,  de  mollesse  française.  Le 
plus  souvent,  les  robes  qu'il  préférait  offraient  aux 
regards  une  harmonieuse  combinaison  de  couleurs 
gnses,  comme  celle  de  Diane  de  Cadiyinan.  Il  n'y 
avait  guère  que  M.  de  Charlus  pour  savoir  apprécier 


SODOME  ET   GOMORRHE  243 

à  leur  véritable  valeur  les  toilettes  d'Albertine  ; 
tout  de  suite  ses  yeux  découvraient  ce  qui  en  faisait 
la  rareté,  le  prix  ;  il  n'aurait  janiais  dit  le  nom  d'une 
étoffe  pour  une  autre  et  reconnaissait  le  faiseur. 
Seulement  il  aimait  mieux  —  pour  les  lemmes  —  un 
peu  plus  d'éclat  et  de  couleur  que  n'en  tolérait  Elstir. 
Aussi,  ce  soir-là,  me  lança-t-elle  un  regard  moitié 
souriant,  moitié  inquiet,  en  couiDant  son  petit 
nez  rose  de  chatte.  En  effet,  croisant  sur  sa  iupe 
de  crêpe  de  chine  gris,  sa  iaquette  de  cheviote  grise 
laissait  croire  qu'Alberfne  était  tout  en  gns.  Mais 
me  faisant  si^ne  de  I  aider,  parce  que  ses  manches 
bouffantes  avaient  besoin  d'être  aplaties  ou  relevées 
pour  entrer  ou  retirer  sa  jaquette,  elle  ôta  ceile-ci, 
et  comme  ces  manches  étaient  d'un  écossais  très 
doux,  rose,  bleu  pâle,  verdàtre.  gorge-de-pigeon,  ce 
fut  comme  si  dans  un  ciel  gris  s'était  formé  un 
arc-en-ciel  Et  elle  se  demandait  si  cela  allait  plaire  à 
M.  de  Charlus.  «  Ah  !  s'écria  celui-ci  ravi,  voilà  un 
rayon,  un  prisme  de  couleur.  Je  vous  tais  tous  mes 
compliments,  —  Mais  Monsieur  seul  en  a  mérité, 
répondit  gentiment  Albertine  en  me  désignant,  car 
elle  aimait  montrer  ce  qui  lui  vena.t  de  moi.  —  Il 
n'y  a  que  les  femmes  qui  ne  savent  pas-  s'habiller 
qui  craignent  la  couleur,  reprit  M.  de  Chanus.  On 
peut  être  éclatante  sans  vulgarité  et  douce  sans 
fadeur.  D'ailleurs  vous  n'avez  pas  les  mêmes  raisons 
que  M™e  de  Cadignan  de  vouloir  paraître  détachée 
de  la  vie,  car  c'était  l'idée  qu'elle  voulait  inculquer 
à  d'Arthez  par  cette  toilette  grise.  »  Albertine,  qu'in- 
téressait ce  muet  langage  des  robes,  questionna 
M.  de  Charlus  sur  la  princesse  de  Cadignan.  «  Oh  1 
c'est  une  nouvelle  exquise,  dit  le  baron  d'un  ton  rê- 
veur. Je  connais  le  petit  iardin  où  Diane  de  Cadignan 
se  promena  avec  M.  d'Espard.  C'est  celui  d'une  de 
mes  cousines.  —  Toutes  ces  questions  du  lardin  de 
sa,  cousine,  miirmura  Bnchot  à  Cottaxd,  peuvent,  de 


244    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

même  que  sa  généalogie,  avoir  du  prix  povir  cet 
excellent  baron.  Mais  quel  intérêt  cela  a-t-il  pour  nous 
qui  n'avons  pas  le  privilège  de  nous  y  promener,  ne 
connaissons  pas  cette  dame  et  ne  possédons  pas  de 
titres  de  noblesse  ?  »  Car  Brichot  ne  soupçonnait  pas 
qu'on  pût  s'intéresser  à  une  robe  et  à  un  jardm  comme 
à  une  œuvre  d'art,  et  que  c'est  comme  dans  Balzac 
que  M.  de  Charlus  revoyait  les  petites  allées  de 
M™*  de  Cadignan.  Le  baron  poursuivit  :  «  Mais  vous 
la  connaissez,  me  dit-il,  en  parlant  de  cette  cousine 
et  pour  me  flatter,  en  s'adressant  à  moi  comme  à 
quelqu'un  qui,  exilé  dans  te  petit  clan,  pour  M.  de 
Charlus  sinon  était  de  son  monde,  du  moins  allait 
dans  son  monde.  En  tout  cas  vous  avez  dû  la  voir 
chez  M™«  de  Villeparisis.  —  La  marquise  de  Villepa- 
risis  à  qui  appartient  le  château  de  Baucreux  ? 
demanda  Brichot  d'un  air  captivé.  —  Oui,  vous  la 
connaissez  ?  demanda  sèchement  M.  de  Charlus.  — 
Nullement,  répondit  Brichot,  mais  notre  collègue 
Norpois  passe  tous  les  ans  une  partie  de  ses  vacances 
à  Baucreux.  J'ai  eu  l'occasion  de  lui  écrire  là.  »  Je 
dis  à  Morei,  pensant  l'intéresser,  que  M.  de  Norpois 
était  ami  de  mon  père.  Mais  pas  un  mouvement  de 
son  visage  ne  témoigna  qu'il  eût  entendu,  tant  il 
tenait  mes  parents  pour  gens  de  peu  et  n'approchant 
pas  de  bien  loin  de  ce  qu'avait  été  mon  ^rand-onCiC 
chez  qui  son  père  avait  été  valet  de  chambre  et 
qui,  du  reste,  contrairemert  au  -^este  de  la  tamille 
airr.ant  assez  «  taire  des  embarras  »  avait  laissé  -<l 
souvenir  ébloui  à  ses  domestiques.  «  il  paraît  que 
M"»*  dé  Villeparisis  est  une  temme  supérieure  mais 
je  n'ai  iamais  été  admis  à  en  juger  par  moi-même, 
non  plus,  du  reste,  que  mes  collèt^ues  Car  Noipois, 
qui  est  d'ailleurs  plein  de  courtoisie  et  d'aftahilité 
à  l'Institut,  n'a  présenté  aucun  de  nous  à  la  marquise. 
Je  ne  sais  de  reçu  par  elle  que  notre  ami  Thureau- 
Dangin,  qui  avait  avec  elle  d'anciennes  relations  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  245 

famille,  et  aussi  Gaston  Boissier,  qu'elle  a  désiré 
connaître  à  la  suite  d'une  étude  qui  l'intéressait  tout 
particulièrement.  Il  y  a  dîné  une  fois  et  est  revenu 
sous  le  charme.  Encore  M™«  Boissier  n'a-t-elle  pas  été 
invitée.  »  A  ces  noms,  Morel  sourit  d'attendrissement: 
«  Ah  !  Thureau-Dangin,  me  dit-il  d'un  air  aussi  uité- 
ressé  que  celui  qu'il  avait  montré  en  entendant 
parler  du  marquis  de  Norpois  et  de  mon  père  était 
resté  ir  différent.  Thureau-Dangin,  c'était  une  paire 
d'amis  avec  votre  oncle.  Quand  une  dame  voulait 
une  place  de  centre  pour  une  réception  à  l'Académie, 
votre  oncle  disait  :  «  J'écrirai  à  Thureau-Dangin.  » 
Et  naturellement  la  place  était  aussitôt  envoyée, 
car  vous  comprenez  bien  que  M.  Thureau-Dangin 
ne  se  serait  pas  risqué  de  rien  refuser  à  votre  oncle, 
qui  l'aurait  repincé  au  tournant.  Cela  m'amuse 
aussi  d'entendre  le  nom  de  Boissier,  car  c'était  là 
que  votre  grand -oncle  faisait  faire  toutes  ses  em- 
plettes pour  les  dames  au  moment  du  jour  de  l'an. 
Je  le  sais,  car  je  connais  la  personne  qui  était  chargée 
de  la  commission.  »  Il  faisait  plus  que  la  connaître, 
c'était  son  père.  Certaines  de  ces  allusions  affectueuses 
de  Morel  à  la  mémoire  de  mon  oncle  touchaient  à  ce  que 
nous  ne  comptions  pas  rester  toujours  dans  l'Hotei  de 
Guermantes,  où  nous  n'étions  venus  loger  qu'à  cause 
de  ma  grand'mère.  On  parlait  quelquefois  d'un 
déménagement  possible.  Or.  pour  comprendre  les 
conseils  que  me  donnait  à  cet  égard  Charles  Morel,  il 
faut  savoir  qu'autrefois  mon  grand-oncle  derrieu^ait 
40  bis  boulevard  Malesherbes.  Il  en  était  résulté 
que,  dans  la  famille,  comme  nous  alhoii^  beaucoup 
chez  mon  oncle  Adolphe  jusqu'au  jour  tatal  où  je 
brouillai  mes  parents  avec  lui  en  racontant  l'histoire 
de  la  dame  en  çose,  au  lieu  de  dire  «  chez  votre 
oncle  »,  on  disait  «  au  40  Ms  ».  Des  cousines  de 
maman  lui  disaient  le  plus  naturellement  du  monde  : 
«  Ah  !  dimanche  on  ne  peut  pas  vous  avoir,  vous 


246    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dînez  au  40  his.  »  Si  j'allais  voir  une  parente,  on  me 
recommandait  d'aller  d'abord  «  au  40  his  »,  afin  que 
mon  oncle  ne  pût  être  froissé  qu'on  n'eût  commencé 
par  lui.  Il  était  propriétaire  de  la  maison  et  se  mon- 
trait, à  vrai  dire,  très  difficile  sur  le  choix  des  loca- 
taires, qui  étaient  tous  des  amis,  ou  le  devenaient. 
Le  colonel  baron  de  Vatry  venait  tous  les  jours  fumer 
un  cigare  avec  lui  pour  obtenir  plus  facilement  des 
réparations.  La  porte  cochère  était  toujours  fermée. 
Si  à  une  fenêtre  mon  oncle  apercevait  un  linge,  un 
tapis,  il  entrait  en  fureur  et  les  faisait  retirer  plus 
rapidement  qu'aujourd'hui  les  agents  de  police. 
Mais  enfin  il  n'en  louait  pas  moins  une  partie  de  la 
maison,  n'ayant  pour  lui  que  deux  étages  et  les 
écuries.  Malgré  cela,  sachant  lui  faire  plaisir  en  van- 
tant le  bon  entretien  de  la  maison,  on  célébrait  le 
confort  du  «  petit  hôtel  «  comme  si  mon  oncle  en 
avait  été  le  seul  occupant,  et  il  laissait  dire,  sans 
opposer  le  démenti  formel  qu'il  aurait  dû.  Le  «  petit 
hôtel  «  était  assurément  confortable  (mon  oncle  y 
introduisant  toutes  les  inventions  de  l'époque). 
Mais  '1  n'avait  rien  d'extraordinaire.  Seul  mon  oncle, 
tout  en  disant,  avec  une  modestie  fausse,  mon  petit 
taudis  était  persuad  ,  ou  en  tout  cas  avait  inculqué 
à  son  valet  de  cham.bre,  à  la  femme  de  celui-ci,  au 
cocher,  à  la  cuisinière  l'idée  que  rien  n'existait  à 
Paris  qui.  pour  le  confort,  le  luxe  et  l'agrément, 
fût  comparable  au  petit  hôtel  Charles  Morel  avait 
grandi  dans  cette  foi.  Il  y  était  resté.  Aussi,  même 
les  jours  où  il  ne  causait  pas  avec  moi,  si  dans  le  train 
je  panait;  à  quelqu'un  de  la  possibihté  d'un  déména- 
gement aussitôt  il  me  souriait  et,  clignant  de  l'œil 
d'un  air  entendu,  me  disait  :  «  Ah  !  ce  qu'il  vous 
faudrait,  c'est  quelque  chose  dans  le  genre  du  40  bis! 
C'est  là  que  vous  seriez  bien  !  On  peut  dire  que  votre 
oncle  s'y  entendait.  Je  suis  bien  sûr  que  dans  tout 
Pans  il  n'existe  rien  qui  vaille  le  40  bis.  » 


SODOME  ET   GOMORRHE  247 

A  l'air  mélancolique  qu'avait  pris,  en  parlant  de 
la  princesse  de  Cadignan,  M.  de  Charlus,  j'avais  bien 
senti  que  cette  nouvelle  ne  le  faisait  pas  penser  qu'au 
petit    jardin    d'une    cousine    assez    indifférente.    Il 
tomba    dans   une   songerie    profonde,    et    comme   se 
parlant  à  soi-même  :  «  Les  Secrets  de  la  i)rtncesse  de 
Cadignan  I    s'écria-t-il,    quel   chef-d'œuvre  !   comme 
c'est   profond,  comme  c'est  douloureux,  cette  mau- 
vaise   réputation    de    Diane    qui    craint    tant    que 
l'homme  qu'elle  aime  ne  l'apprenne  !   Quelle   venté 
éternelle,    et    plus    générale    que    cela    n'en    a    l'air! 
comme  cela   va  loin  !  »  M.  de  Charlus  prononça  ces 
mots  avec  une  tristesse  qu'on  sentait  pourtant  qu'il 
ne  trouvait  pas  sans  charme.  Certes  M.  de  Charlus,  ne 
sachant  pas  au  juste  dans  quelle  mesure  ses  mœurs 
étaient  ou  non  connues-,  tremblait,   depuis  quelque 
temps,    qu'une   fois   qu'il    serait    revenu   à   Paris   et 
qu'on  le  verrait  avec   Morel,   la  fam.lle  de  celui-ci 
n'intervînt  et  qu'ainsi  son  bonheur  fût  compromis. 
Cette  éventualité  ne  lui  était  probablement  apparue 
jusqu'ici  que  comme  quelque  chose  de  profondément 
désaet'^able    et    pénible.    Mais    le    baron    était    fort 
artiste.    Et    maintenant    que    depuis    un    instant    il 
confondait  sa  situation  avec  celle  décrite  par  Balzac, 
il  se  réfugiait  en  quelque  sorte  dans  la  nouvelle,  et  à 
l'infortune  qui  le  menaçait  peut-être,  et  ne  laissait 
pas  en  tout  cas  de  l'effrayer,  il  avait  cette  consolation 
de  trouver,  dans  sa  propre  anxiété,  ce  que  Swann  et 
aussi   Saint-Loup  eussent   appelé  quelque  chose  de 
«  très  balzacien  ».  Cette  identification  à  la  princesse 
de    Cadignan    avait    été    rendue    facile    pour    M.    de 
Charlus    grâce    à    la    transposition    mentaie    qui    lui 
devenait  habituelle  et  dont  il  avait  déjà  donné  divers 
exemples.  Elle  suffisait,  d'ailJeurs,  pour  que  le  seul 
remplacement  de  la  femme,  comme  ob^et  aimé,  par 
un    jeune    homme,    déclanchât    aussitôt    autour    de 
celui-ci  tout  le  processus  de  complications  sociales 


248    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  se  développent  autour  d'une  liaison  ordinaire. 
Quand,  pour  une  raison  quelconque,  on  introduit 
une  fois  pour  toutes  un  changement  dans  le  calendriei 
ou  dans  les  horaires,  si  on  fait  commencer  année 
quelques  semaines  plus  tard,  ou  si  l'on  tait  sonn- 
minuit  un  quart  d'heure  plus  tôt.  comme  les  journét 
auront  tout  de  même  vingt-quatre  heures  et  les  moi^ 
trente  iourb>  tout  ce  qui  découle  de  la  mesure  du 
temps  restera  identique.  Tout  peut  avoir  été  change 
sans  amener  aucun  trouble,  puisque  les  rapports  entre 
les  chiffres  sont  toujours  pareils.  Ainsi  des  vies  qui 
adoptent  «  l'heure  de  l'Europe  Centrale  »  ou  les 
calendriers  orientaux.  Il  semble  même  que  l'amour- 
propre  qu'on  a  à  entretenir  un  actrice  jouât  un  rôle 
dans  cette  liaison-ci.  Quand,  dès  le  premier  jour, 
M.  de  Charlus  s'était  enquis  de  ce  qu'était  Morel, 
certes  il  avait  appris  qu'il  était  d'une  humble  extrac- 
tion, mais  une  demi-mondaine  que  nous  aimons  ne 
perd  pas  pour  nous  de  son  prestige  parce  qu'elle  est  la 
fille  de  pauvres  gens.  En  revanche,  le?  musiciens 
connus  à  qui  il  avait  fait  écrire  —  même  pas  par 
intérêt,  comme  les  amis  qui,  en  présentant  Swann  à 
Odette,  la  lui  avaient  dépeinte  comme  plus  difficile 
et  plus  recherchée  qu'elle  n'était  —  par  simple 
banalité  d'hommes  en  vue  surfaisant  un  débutant, 
avaient  répondu  au  baron  :  «  Ah  !  grand  talent, 
grosse  situation,  étant  donné  naturellement  qu'il  est 
un  jeune,  très  apprécié  des  connaisseurs,  fera  son 
chemin.  »  Et  par  la  manie  des  gens  qui  ignorent 
l'inversion  à  parler  de  la  beauté  masculine  :  «  Et 
puis,  il  est  joli  à  voir  jouer  ;  il  tait  mieux  que  personne 
dans  un  concert  ;  il  a  de  jolis  cheveux,  des  poses 
distinguées  ;  la  tête  est  ravissante,  et  il  a  l'air  d'un 
violoniste  de  portrait.  »  Aussi  M.  de  Charlus,  sur- 
excité d'ailleurs  par  Morel,  qui  ne  lui  laissait  pas 
ignorer  de  combien  de  propositions  il  était  l'objet, 
était-il  flatté  de  le  ramener  avec  lui,  de  lui  construire 


SODOME  ET   GOMORRHE  249 

un  pigeonnier  où  il  revînt  souvent.  Car  le  reste  du 
temps  il  le  voulait  libre,  ce  qui  était  rendu  nécessaire 
par  sa  carrière  que  M.  de  Cha'-lus  désirait,  tant  d'ar- 
gent qu'il  diJt  lui  donner,  que  Morel  continuât,  soit 
à  cause  dt-  «^ette  idée  très  Guermantes  qu'il  raut 
qu'un  homme  tasse  quelque  chose  qu'on  ne  vaut  jue 
par  son  talent,  et  que  la  noblesse  ou  l'artietii  iont 
simplement  le  zéro  qui  muii;phe  une  valeur  soit 
qu'il  eût  peur  qu'oisif  et  touiours  auprA>  de  lui  le 
violoniste  s'ennuvnt.  Enfin  ;l  ne  voulait  pas  «^e  priver 
du  plaisir  qu'il  avait,  lors  de  certains  grands  concerts, 
à  se  dire  :  «  Celui  qu'on  acclame  en  ce  moment  sera 
chez  moi  cette  nuit.  »  Les  gens  élégants,  quand  ils 
soni  amoureux,  et  de  quelque  façon  qu'ils  le  soient, 
mettent  leui  vamté  à  ce  qui  peut  détruire  les  avan- 
tages antérieurs  où  leur  van.*:é  eiit  trouvé  satisfaction. 
Morel  me  sentant  sans  méchanceté  pour  lui, 
sincèrement  attacha  à  M.  de  Charlus,  et  d'autre  part 
d'une  indifférence  physique  absolue  à  l'égard  de  tous 
les  deux  finit  par  manifester  à  mon  endroit  les 
mêmes  sentiments  de  chaleureuse  sympathie  qu'une 
cocotte  qui  sait  qu'on  ne  la  désire  pas  et  que  son 
amant  a  en  vous  un  ami  sincère  qui  ne  cherchera  pas 
à  le  brouiller  avec  elle.  Non  seulement  il  me  parlait 
exactement  comme  autrefois  Rarhel,  la  maîtresse 
de  Saint-Loup,  mai?  encore  d'après  ce  que  me 
répétait  M.  de  Char'us,  lui  disait  de  moi.  en  mon 
ab^et.re,  es  mêmes  choses  que  Rachel  disait  de  moi 
^  Roh^ri  Enfin  M  de  Charlus  me  disait  •  «  Il  vous 
rme  beaucoup»,  comme  Robert:  «Elle  t'a'me 
1  eauioup.  >  Et  comme  le  neveu  de  la  part  de  sa 
maîtr  s«.e.  c'est  de  la  part  de  Morel  que  l'oncle  me 
demandait  souvent  de  venir  dîner  avec  eux.  Il  n'y 
avait,  d'ailleurs,  pa;  moins  d'orages  entre  eux 
qu  entre  Robert  et  Rache'.  Certes  quand  Charlie 
(Morel^  était  parti,  M.  de  Charlus  ne  tanssait  pas 
d'éloges  sur  lui,  répétant,  ce  dont  il  était  liatté,  que 


250    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  violoniste  était  si  bon  pour  lui.  Mais  il  était  pour- 
tant visible  que  souvent  Charlie,  même  devant  tous 
les  fidèles,  avait  l'air  irrite  au  heu  de  paraître  tou- 
iours    hcureux    et    soumis,    comme    eût    souhaité    le 
baron.    Cette    irritation    alla    même    plus    tard,    par 
suite  de   la  faiblesse  qui   poussait   M.   de  Charlus  à 
pardonner    ses    mconvenances    d'attitude    à    Morel, 
"usqu'au  point  que  le  violoniste  ne  cherchait  pas  à 
la  cacher    ou  même  l'affectait.  J'ai  vu  M.  de  Charlus, 
entrant   dan»   un   wagon  oii  Charhe   était   avec   des 
militaires  de  ses  amis,  accueilli  par  des  haussements 
d'épaules    du    musicien,    accompagnés    d'un    chgne- 
ment    d'yeux   à   ses   camarades     Ou    bien   il   faisait 
semblant   de   dormir,   comme    quelqu'un    que   cette 
arrivée  excède  d'ennui.  Ou  il  se  mettait  à  tousser, 
les   autres   riaient,    atîectaient,   pour   se    moquer,   le 
parler  mièvre  des  hommes  pareils  à  M.  de  Charlus  ; 
attiraient    dans    xm    coin    Charlie    qui    finissait    par 
revenir,  comme  forcé,  auprès  de  M.  de  Charlus,  dont 
le  cœur  était  percé  par  tous  ces  traite.  Il  est  inconce- 
vable qu'il  les  ait  supportés  ;  et  ces  termes,  chaque 
fois   différentes,   de   souffrance    posaient   à   nouveau 
pour  M.  de  Charlus  le  problème  du  bonheur,  le  for- 
çaient non  seulement  à  demander  davantage,  mais 
à  désirer  autre  chose,  la  précédente  combinaison  se 
trouvant  viciée  par  un  affreux  souvenir.  Et  pourtant, 
si  pénibles  que  turent  ensuite  ces  scènes,  il  faut  recon- 
naître que.  les  premiers  temps,  le  génie  de  l'homme 
du  peuple  de  France  dessinait  pour  Morel,    ui  faisait 
revêtir    des    formes    charmantes    de    simplicité,    de 
franchise     apparente,     même     d'une     indépendante 
fierté  qui  semblait  inspirée  par  le  désintéressement. 
Cela  était   taux,  mais  l'avantage  de  l'attitude  était 
d'autant    plus  en   faveur  de  Morei  que,  tandis   que 
celui    qui  aime  est  toujours    forcé   de   revenir   à    la 
charge,  d'enchérir,  il  est  au  contraire  aisé  pour  celui 
qui  n'aime  pas  de  suivre  une  ligne  droite,  inflexible 


SODOME  ET   GOMORRHE  251 

et  gracieuse.  Elle  existait  de  par  le  privilège  de  la 
race  dans  le  visage  si  ouvert  de  ce  Morel  au  cœur 
SI  fermé,  ce  visage  paré  de  la  grâce  néo-he'léniquc- 
qui  fleurit  aux   basiliques  champenoises.   Malgré  sa 
fierté  factice,  souvent,  apercevant  M.  de  Charius  au 
moment  où  il  ne  s'y  attendait  pas,  il  était  gêné  pour 
le  petit  clan    rougissait,  baissait  les  yeux,  au  ravisse- 
ment du  baron  qui  voyait  là  tout  un  roman.  C'était 
simplement    un    signe   d'irritation    et    de    honte.    La 
première  s'exprimait  parlois  ;  car,  si  calme  et  éner- 
giquement  décente  que  fût  habituellement  l'attitude 
de  Morel,  elle  n'allait  pas  sans  se  démentir  souvent. 
Parfois  même,  à  quelque  mot  que  lui  disait  le  baron 
éclatait,  de  la  part  de  Morel,  sur  un  ton  dur,  une 
réplique  insolente  dont  tout  le  monde  était  choqué. 
M.   de   Charius   baiss?it  la   tête  d'un   air  triste,   ne 
répondait  rien,  et,  avec  la  faculté  de  croire  que  rien 
n'a  été   remarqué  de  la   froideur,   de   la   dureté  de 
leurs  enfants  qu'ont  les  pères  idolâtres,  n'en  continuait 
pas    moins    à    chanter    les    louanges    du    violoniste. 
M.  de  Charius  n'était  d'ailleurs  pas  toujours  aussi 
soumis,  mais  ses  rébellions  n'atteignaient  générale- 
ment pas  leur  but,  surtout  parce  qu'ayant  vécu  avec 
des  gens  du  monde,  dans  le  calcul  des  réactions  qu'il 
pouvait  éveiller  il  tenait  compte  de  la  bassesse,  sinon 
originelle,  du  moins  acquise  par  l'éducation.  Or,  à  la 
place,    il    rencontrait    chez    Morel    quelque    velléité 
plébéienne    d'indifférence    momentanée.    Malheureu- 
sement  pour   M.   de  Charius,   il   ne  comprenait   pas 
que,    pour    Morel,   tout   cédait   devant   les  questions 
où  le  Conservatoire  et  la  bonne  réputation  au  Conser- 
vatoire (mais  ceci,  qui  devait  être  pius  grave,  ne  se 
posait  pas  pour  le  moment)  entraient  en  jeu.  Ainsi, 
par   exemple,    les   bourgeois   changent   aisément    de 
nom  par  vanité,  les  grands  seigneurs  par  avantage. 
Pour    le  jeune   violoniste,   au  contraire,   le  nom   de 
Morel  était  indissolublement  lié  à  son  i"  prix  de 


252    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

violon,  donc  impossible  à  modifier.  M.  de  Charlus 
aurait  voulu  que  Morel  tînt  tout  de  lui,  même  son 
nom.  S'étant  avisé  que  le  prénom  de  More)  était 
Charles,  qui  ressemblait  à  Charlus,  et  que  .a  pro- 
pnété  cil  ils  se  voyaient  s'appelait  les  Charme^,  il 
voulut  persuader  à  Mo  qu'un  iou  nom  agréa  Die 
à  dire  étant  la  moitié  d'une  rr|..uiation  artistique,  le 
virtuose  devait  sans  hésiter  prendre  le  nom  de 
«  Charmel  n,  allusion  discrète  au  heu  de  leurs  rendez- 
vous.  Morel  haussa  les  épaules.  En  dernier  argument 
M.  de  Charlus  eut  la  malheureuse  idée  d'aiouier  qu'il 
avait  un  valet  de  chambre  qui  s'appelait  ainsi.  Il  ne 
fit  qu'exciter  la  turieuse  indignation  du  jeune  homme. 
«  Il  y  eut  un  temps  où  mes  ancêtres  étaient  fiers  du 
titre  de  vale.  de  chambre,  de  maîtres  d'hôtel  du 
Roi.  —  Il  y  en  eut  un  autre,  répondit  fièrement 
Morel,  où  mes  ancêtres  firent  couper  le  cou  aux 
vôtres.  1)  M.  de  Charlus  eût  été  bien  étonné  s'il  eût 
pu  supposer  que,  à  défaut  de  a  Charmel  »,  résigné  à 
adopter  Morel  et  à  lui  donner  un  des  titres  de  la 
famille  de  Guermantes  desquels  il  disposait,  mais  que 
les  circonstances,  comme  on  le  verra,  ne  lui  permirent 
pas  d'offrir  au  violoniste,  celui-ci  eût  refusé  en  pensant 
à  la  réputation  artistique  attachée  à  son  nom  de 
Morel  et  aux  conimentaires  qu'on  eût  faits  à  o  la 
classe  ».  Tant  au-dessus  du  faubourg  Saint-Germain 
il  plaçait  la  rue  Bergère.  Force  fut  à  M.  de  Charius  de 
se  contenter,  pour  l'instant,  de  faire  faire  à  Morel 
des  bagues  symboliques  portant  l'antique  inscription: 
Plvs  vltra  carolvs.  Certes,  devant  un  ad\ersaire 
d'une  -ont  qu'i/  ne  connaissait  pas,  M.  de  Charlus 
aurait  dû  changer  de  tactique.  .Mais  qu  en  est  ca- 
pable ?  Du  reste,  si  M.  de  Charlus  avait  des  maladres- 
ses, il  n'en  manquait  pas  non  plus  à  Morei.  Hien  pius 
que  la  circonstance  même  qui  amefia  la  rupture,  ce 
qui  devait,  au  moins  provisoirement  (mais  ce  provi- 
soire se  trouva  être  définitif),  le  perdre  auprès  de 


SODOME  ET   GOMORRHE  253 

M.  de  Charlus,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  en  lui  que  la 
bassesse  qui  le  faisait  être  plat  devant  la  dureté  et 
répondre  par  l'insolence  à  la  douceur.  Parallèlement 
à  cette  bassesse  de  nature,  il  y  avait  une  neurasthénie 
compliquée  de  mauvaise  éducation,  qui,  s'éveillant 
dans  toute  circonstance  où  il  était  en  faute  ou  deve- 
nait à  charge,  faisait  qu'au  moment  même  où  il 
aurait  eu  besoin  de  toute  sa  gentillesse,  de  toute 
sa  douceur  de  toute  sa  gaieté  pour  désai  nier  le  baron, 
il  devenait  sombre,  hartrneux,  cherchait  à  entamer 
des  discussions  où  il  savait  qu'on  n'était  pas  d'accord 
avec  lui,  soutenait  son  point  de  vue  hostile  avec  une 
faiblesse  de  raisons  et  une  violence  tranchante  qui 
augmentait  cette  faiblesse  même.  Car,  bien  vite  à 
court  d'arguments,  il  en  inventait  quand  même, 
dans  lesquels  se  déployait  toute  l'étendue  de  son 
ignorance  et  de  sa  bêtise.  Elles  perçaient  à  peine 
quand  il  était  aimable  et  ne  cherchait  qu'à  plaire.  Au 
contraire,  on  ne  voyait  plus  qu'elles  dans  ses  accès 
d'humeur  sombre,  où  d'inoffensives  elles  devenaient 
haïssables.  Alors  M.  de  Charlus  se  sentait  excédé,  ne 
mettait  son  espoir  que  dans  un  lendemain  meilleur, 
tandis  que  Morel,  oubliant  que  le  baron  le  taisait 
vivre  fastueusement,  avec  un  sourire  ironique  de 
pitié  supérieure,  et  disait  :  «  Je  n'ai  jamais  nen  accep- 
té de  personne.  Comme  cela  je  n'ai  personne  à  qui  je 
doive  un  seul  merci.  » 

En  attendant,  et  comme  s'il  eût  eu  affaire  à  un 
homme  du  monde,  M.  de  Charlus  continuait  à  exercer 
ses  colères,  vraies  ou  feintes,  mais  devenues  inutiles. 
Elles  ne  l'étaient  pas  toujours  cependant.  Ainsi,  un 
jour  (qui  se  place  d'ailleurs  après  cette  première 
période)  où  le  baron  revenait  avec  Charlie  et  moi 
d'un  déjeuner  chez  les  Verdunn,  croyant  passer  la 
fin  de  l'après-midi  et  la  soirée  avec  le  violoniste  à 
Doncières,  l'adieu  de  celui-ci,  dès  au  sortir  du  train, 
qui  répondit  :  «  Non,  j'ai  à  faire  »,  causa  à  M.  de 


254    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Charlus  une  déception  si  forte  que,  bien  qu'il  eût 
essayé  de  faire  contre  mauvaise  fortune  bon  cœur,  je 
vis  des  larmes  faire  fondre  le  tard  de  ses  cils,  tandis 
qu'il  restait  hébété  devant  le  train.  Cette  douleur 
fut  telle  que,  comme  nous  comptions,  elle  et  moi, 
finir  la  journée  à  Doncières,  je  dis  à  Albertine,  à 
l'oreille,  que  je  voudrais  bien  que  nous  ne  laissions 
pas  seul  M.  de  Charlus  qui  me  semblait,  je  ne  savais 
pourquoi,  chagriné.  La  chère  petite  accepta  de  grand 
cœur.  Je  demandai  alors  à  M.  de  Charlus  s'il  ne 
voulait  pas  que  je  l'accompagnasse  un  peu.  '  Lui 
aussi  accepta,  mais  refusa  de  déranger  pour  cela  ma 
cousine.  Je  trouvai  une  certaine  douceur  (et  sans 
doute  pour  une  dernière  fois,  puisque  i 'étais  résolu 
de  rompre  avec  elle)  à  lui  ordonner  doucement, 
comme  si  elle  avait  été  ma  femme  :  «  Rentre  de 
ton  côté,  je  te  retrouverai  ce  soir  »,  et  à  l'entendre, 
comme  une  épouse  aurait  fait,  me  donner  la  permis- 
sion de  faire  comme  je  voudrais,  et  m'approuver,  si 
M.  de  Charlus,  qu'elle  aimait  bien,  avait  besoin  de 
moi,  de  me  mettre  à  sa  disposition.  Nous  allâmes,  le 
baron  et  moi,  lui  dandinant  son  gros  corps,  ses 
yeux  de  jésuite  baissés,  moi  le  suivant,  jusqu'à  un  \ 
café  où  on  nous  apporta  de  la  bière.  Je  sentis  les 
yeux  de  M.  de  Charlus  attachés  par  l'inquiétude  à 
quelque  projet.  Tout  à  coup  il  demanda  du  papier 
et  de  l'encre  et  se  mit  à  écrire  avec  une  vitesse 
singulière.  Pendant  qu'il  couvrait  feuille  après  teuille, 
ses  yeux  étincelaient  d'une  rêverie  rageuse.  Quand  il 
eut  écrit  huit  pages  :  «  Puis- je  vous  demander  un 
grand  service  ?  me  dit-il.  Excusez-moi  de  fermer  ce 
mot.  Mais  il  le  faut.  Vous  allez  prendre  une  voiture, 
une  auto  si  vous  pouvez,  pour  aller  plus  vite.  Vous 
trouverez  certainement  encore  Morei  dans  sa  cham- 
bre, oti  il  est  allé  se  changer.  Pauvre  garçon,  il  a 
voulu  faire  le  fendant  au  moment  de  nous  quitter, 
mais  soyez  sûr  qu'il  a  le  cœur  plus  gros  que  moL 


SODOME  ET   GOMORRHE  255 

Vous  allez  lui  donner  ce  mot  et,  s'il  vous  demande 
oii  vous  m'avez  vu,  vous  lui  direz  que  vous  vous 
étiez  arrêté  à  Doncières  (ce  qui  est,  du  reste,  la 
vérité)  pour  voir  Robert,  ce  qui  ne  l'est  peut-être 
pas,  mais  que  vous  m'avez  rencontré  avec  quelqu'un 
que  vous  ne  connaissez  pas,  que  j'avais  l'air  très 
en  colère,  que  vous  avez  cru  surprendre  les  mots 
d'envoi  de  témoins  (je  me  bats  demain,  en  effet). 
Surtout  ne  lui  dites  pas  que  je  le  demande,  ne  cher- 
chez pas  à  le  ramener,  mais  s'il  veut  venu*  avec  vous, 
ne  l'empêchez  pas  de  le  faire.  Allez,  mon  enfant, 
c'est  pour  son  bien,  vous  pouvez  éviter  un  gros 
drame.  Pendant  que  vous  serez  parti,  je  vais  écrire 
à  mes  témoins.  Je  vous  ai  empêché  de  vous  promener 
avec  votre  cousine.  J'espère  qu'elle  ne  m'en  aura  pas 
voulu,  et  même  je  le  crois.  Car  c'est  une  âme  noble 
et  je  sais  qu'elle  est  de  celles  qui  savent  ne  pas 
refuser  la  grandeur  des  circonstances.  Il  faudra  que 
vous  la  remerciiez  pour  moi.  Je  lui  suis  personnelle- 
ment redevable  et  il  me  plaît  que  ce  soit  ainsi.  » 
J'avais  grand'pitié  de  M.  de  Charlus  ;  il  me  semblait 
que  Charlie  aurait  pu  empêcher  ce  duel,  dont  il 
était  peut-être  la  cause,  et  j'étais  révolté,  si  cela 
était  ainsi,  qu'il  fût  parti  avec  cette  indifférence  au 
lieu  d'assister  son  protecteur.  Mon  indignation  fut 
plu^  grande  quand,  en  arrivant  à  la  maison  où  logeait 
Morel,  je  reconnus  la  voix  du  violoniste,  lequel,  par 
le  besoin  qu'il  avait  d'épandre  de  la  gaité,  chantait 
de  tout  cœur  :  «  Le  samedi  soir,  après  le  turrbin  !  » 
S)  le  pauvre  M.  de  Charlus  l'avait  entendu,  lui  qui 
voulait  qu'on  crût,  et  croyait  sans  doute,  que  Morel 
avait  en  ce  moment  le  cœur  gros  !  Charhe  se  mit  à 
danser  de  plaisir  en  m'apercevant.  «  Oh  !  mon  vieux 
(pardonnez-moi  de  vous  appeler  ainsi,  avec  cette 
sacrée  vie  militaire  on  pr^nd  de  sales  habitudes), 
quelle  veine  de  vous  voir  1  Je  n'ai  nen  à  faire  de  ma 
soirée.   Je  vous  en   prie,   passons-la  ensemble.   On 


256    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

restera  ici  si  ça  vous  plaît,  on  ira  en  canot  si  vous 
aimez  mieux,  on  fera  de  la  musique,  je  n'ai  aucune 
préférence.  »  Je  lui  dis  que  j'étais  obligé  de  diner  à 
Balbec,  il  avait  bonne  envie  que  je  l'y  invitasse, 
mais  je  ne  le  voulais  pas.  «  Mais  si  vous  êtes  si  pressé, 
pourquoi  êtes-vous  venu  ?  —  Je  vous  apporte  un 
mot  de  M.  de  Charlus.  »  A  ce  moment  toute  sa  gaîté 
disparut  ;  sa  figure  se  contracta.  «  Comment  !  il  faut 
qu'il  vienne  me  relancer  jusqu'il  !  Aiorb  je  suis  un 
esclave  !  Mon  vieux,  soyez  gentil.  Je  n'ouve  pas  la 
lettre.  Vous  lui  direz  que  vous  ne  m'avez  pas  trouvé. 
—  Ne  feriez-vous  pas  mieux  d'ouvrir  ?  je  me  figure 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  grave.  —  Cent  fois  non, 
vous  ne  connaissez  pas  les  mensonges,  les  ruses 
infernales  de  ce  vieux  forban  C'est  un  truc  pour  que 
j'aille  le  voir.  Hé  bien  I  je  n'u-ai  pas,  je  veux  la  paix 
ce  soir.  —  Mais  est-ce  qu'il  n'v  a  pas  un  due  demain  ? 
demandai-je  à  Morel,  que  je  supposais  aussi  au 
courant.  —  Un  duej  ?  me  dit-il  d'un  air  stupéfait. 
Je  ne  sais  pas  un  mot  de  ça.  Après  tout,  je  m'en  fous, 
ce  vieux  dégoûtant  peut  bien  se  faire  zigouiller  si 
ça  lui  plaît.  Mais  tenez,  vous  m'intriguez,  je  vais 
tout  de  même  voir  sa  lettre.  Vous  lui  direz  que  vous 
l'avez  laissée  à  tout  hasard  pour  le  cas  où  je  rentre- 
rais. »  Tandis  que  Morel  me  parlait,  je  regardais 
avec  stupéfaction  les  admirables  hvres  que  lui  avait 
donnés  M.  de  Charlus  et  qui  encombraient  la  cham- 
bre. Le  violoniste  ayant  refusé  ceux  qui  portaient  : 
«  Je  suis  au  baron,  etc..  »  devise  qui  lui  semblait 
insultante  pour  .ui-méme  comme  un  signe  d'appar- 
tenance, le  baron,  avec  l'ingéniosité  sentimentale  où 
se  complaît  l'amour  malheureux,  en  avait  varié 
d'autres,  provenant  d'ancêtres,  mais  commandées 
au  relieur  selon  les  circonstances  d'une  mélancolique 
amitié.  Quelquefois  elles  étaient  brèves  et  conhantes, 
comme  «  Spes  mea  »,  ou  comme  «  Exspectata  non 
eludet  ».    Quelquefois    seulement    résignées,    comme 


SODOME  ET   GOMORRHE  257 

«  J'attendrai  ».  Certaines  galantes  :  «  Mesmes  plaisir 
du  mestre  »,  ou  conseillant  la  chasteté,  comme  celle 
empruntée  aux  Simiane,  semée  de  tours  d'azm  3t  de 
fleurs  de  lis  et  détournée  de  son  sens  :  «  Sustentant 
Ulia  tiirres  ».  D'autres  enfin  désespérées  et  donnant 
rendez-vous  au  ciel  à  celui  qUi  n'avait  pas  voulu  de 
lui  sur  la  terre  :  «  Manet  ultinia  cœlo  »,  et,  trouvant 
trop  verte  la  grappe  qu'il  ne  pouvait  atteindre, 
feignant  de  n'avoir  pas  recherché  ce  qu'il  n'avait 
pas  obtenu,  M.  de  Chan'us  disait  dans  l'une  :  «  Non 
mortale  quod  ofto  ».  Mais  je  n'eus  pas  le  temps  de 
les  voir  toutes. 

Si  M  de  Charlus,  en  jetant  sur  le  papier  cette 
lettre,  avait  paru  en  proie  au  démon  de  l'inspiration 
qui  faisait  courir  sa  plume,  dès  que  Morel  eut  ouvert 
le  cachet  :  Atavis  et  armis,  chargé  d'un  léopard 
accompagné  de  deux  roses  de  gueules,  il  se  mit  à  lire 
avec  une  hévre  aussi  grande  qu  avait  eue  M.  de  Char- 
lus en  écrivant,  et  sur  ces  pages  noircies  à  la  diable 
ses  regards  ne  couraient  pas  moins  vite  que  la  plume 
du  baron.  «  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria-t-il,  il  ne  manquait 
plus  que  cela  '  mais  où  le  trouver  ?  Dieu  sait  oii  il 
est  maintenant.  1  J'insinuai  qu'en  se  pressant  on  le 
trouverait  peut-être  encore  à  une  brasserie  où  il 
avait  demandé  de  la  bière  pour  se  remettre.  «  Je  ne 
saib  pas  si  je  reviendrai  »,  dit-il  à  sa  femme  de  ménage, 
et  il  ajouta  in  petto:  «Cela  dépendra  de  la  tournure 
que  prendront  les  choses.  »  Quelques  minutes  après 
nous  arrivions  au  café.  Je  remarquai  l'air  de  M.  de 
Charlus  au  moment  011  il  m'aperçut.  En  voyant  que 
je  ne  revenais  pas  seul,  je  sentis^^ue  la  respiration, 
que  la  vie  lui  étaient  rendues.  [Étant  d'humeur,  ce" 
soir-là,  à  ne  pouvoir  se  passer  de  Morel,  il  avait 
inventé  qu'on  lui  avait  rapporté  que  deux  officiers 
du  régiment  avaient  mal  parlé  de  lui  à  propos  du 
violoniste  et  qu'il  allait  leur  envoyer  des  témoins. 
Morei  avait  vu  le  scandale,  sa  vie  au  régiment  im- 

VoL  X.     17 


258    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

possible,  il  était  accouru.  En  quoi  il  n'avait  pas 
absolument  eu  tort.  Car  pour  rendre  son  mensonge 
plus  vraisemblable,  M.  de  Charius  avait  déjà  écrit 
à  deux  amis  (l'un  était  Cottard)  pour  leur  demander 
d'être  ses  témoins.  Et  si  le  violoniste  n'était  pas  v'enu, 
il  est  certain  que,  fou  comme  était  M.  de  Char  1  us 
(et  pour  changer  sa  tristesse  en  fureur),  il  les  eût 
envoyés  au  hasard  à  un  officier  quelconque,  avec 
lequel  ce  lui  eût  été  un  soulagement  de  se  baTtrëT^ 
Pendant  ce  temps,  M.  de  Charius,  se  rappelant  qïïTl 
était  de  race  plus  pure  que  la  Maison  de  France  se 
disait  qu'il  était  bien  bon  de  se  faire  tant  de  mauvais 
sang  pour  le  fils  d'un  maître  d'hôtel,  dont  il  n'eût 
pas  daigné  fréquenter  le  maître.  D'autre  part,  s'il 
ne  se  plaisait  plus  guère  que  dans  la  fréquentation 
de  la  crapule,  la  profonde  habitude  qu  a  celle-C"  de 
ne  pas  répondre  à  une  lettre,  de  manquer  à  un  rendez- 
vous  sans  prévenir,  sans  s'excuser  après,  lu.  donnait, 
comme  il  s'agissait  souvent  d'amours,  tant  d'émotions 
et,  le  reste  du  temps,  lui  causait  tant  d  agacement, 
de  gêne  et  de  rage,  qu'il  en  arrivait  parfois  a  regretter 
la  multipHcité  de  lettres  pour  un  nen,  l'exactitude 
scrupuleuse  des  ambassadeurs  et  des  princes,  lesquels, 
s'ils  lui  étaient  malheureusement  indifférents,  lui 
donnaient  ma.. gré  tout  une  espèce  de  repos.  Habitué 
aux  façons  de  Morel  et  sachant  combien  il  avait  ["«u 
de  prise  sur  lui  et  était  incapable  de  s'insinuer  dans 
une  vie  où  des  camaraderies  vulgaires,  mais  consa- 
crées par  i'habitude,  prenaient  trop  de  place  et  de 
temps  pour  qu'on  gardât  une  heure  au  grand  seigneur 
évincé,  orgueilleux  et  vainement  implorant,  M.  de 
Charius  était  tellement  per  uadé  que  le  musicien  ne 
viendrait  pas,  ii  avait  tellement  f:)eur  de  î-  être  à 
jamais  brouillé  avec  lui  en  aiian'  trop  loin,  qui  eut 
peine  à  retenir  un  en  en  le  voyant.  Mais,  se  sentant 
vainqueur,  ii  tint  a  dic  er  les  conditions  de  la  paix 
et  à  en  tirer  iui-niême  les  avantages  qu'a  pouvait. 


SODOME  ET  GOMORRHE  259 

a  Que  venez-vous  faire  ici  ?  lui  dit-il.  Et  vous  ? 
ajout a-t-il  en  me  regardant,  ]e  vous  avais  recom- 
mandé surtout  de  ne  pas  le  ramener.  —  Il  ne  voulait 
pas  me  ramener,  dit  Morel  (en  roulant  vers  M.  de 
Charius,  dans  la  naïveté  de  sa  coquetterie,  des 
re^iTards  conventionnellement  tristes  et  langoureuse- 
men-  ;  l'-modés,  avec  un  air,  jugé  sans  doute  irrésis- 
tible, de  vouloir  embrasser  le  baron  et  d'avoir  envie 
de  pleurer),  c'est  moi  qui  suis  venu  malgré  lui.  Je 
viens  au  nom  de  notre  amitié  pour  vous  supplier  à 
deux  genoux  de  ne  pas  faire  cette  folie.  »  M.  de 
Charius  délirait  de  joie.  La  réaction  était  bien  forte 
pour  ses  nerfs  ;  malgré  cela  il  en  resta  le  maître. 
«  L'amitié,  que  vous  invoquez  assez  inopportunément, 
répondit-il  d'un  ton  sec,  devrait  au  contraire  me 
faire  approuver  de  vous  quand  le  ne  crois  pas  devoir 
laisser  passer  les  impertinences  d'un  sot.  D'ailleurs,  si 
je  voulais  obéir  aux  prières  d'une  affection  que  j'ai 
connue  mieux  inspirée,  je  n'en  aurais  plus  le  pouvoir, 
mes  lettres  pour  mes  témoins  sont  parties  et  je  ne 
doute  pas  de  leur  acceptation.  Vous  avez  toujours 
agi  avec  moi  comme  un  petit  imbécile  et,  au  lieu  de 
vous  enorgueillir,  comme  vous  en  av  ez  e  droit,  de 
la  prédilection  que  le  vous  avais  marquée,  au  lieu 
de  faire  comprendre  à  la  tourbe  d'adjudants  ou  de 
domestiques  au  milieu  desquels  la  loi  militaire  vous 
force  de  vivre  quel  motif  d'incomparable  fierté  était 
pour  vous  une  amitié  comme  la  mienne,  vous  avez 
cherché  à  vous  excuser,  presque  à  vous  faire  un 
mérite  stupide  de  ne  pas  être  assez  reconnaissant. 
Je  sais  qu'en  cela,  ajouta-t-il.  pour  ne  pas  laisser 
voir  combien  certaines  scènes  l'avaient  humilié,  vous 
n'êtes  coupable  que  de  vouf  être  laissé  mener  par  la 
jalousie  des  autres.  Mais  comment,  à  votre  âge, 
êtes-vous  assez  enfant  (et  entant  assez  mai  élevé) 
pour  n'avoir  pas  deviné  tout  de  ^uite  que  votre 
élection  par  moi  et  tous  les  avantages  qui  devaient 


26o    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

en  résulter  pour  vous  allaient  exciter  des  jalousies  ? 
que  tous  vos  camarades,  pendant  qu'ils  vous  exci- 
taient à  vous  brouiller  avec  moi,  allaient  travailler 
à  prendre  votre  place  ?  Je  n'ai  pas  cru  devoir  vous 
avertir  des  lettres  que  j'ai  reçues  à  cet  égard  de  tous 
ceux  à  qui  vous  vous  fiez  le  plus.  Je  dédaigne  autant 
les  avances  de  ces  larbins  que  leurs  inopérantes 
moqueries.  La  seule  personne  dont  je  me  soucie, 
c'est  vous  parce  que  je  vous  aime  bien,  mais  l'affec- 
tion a  des  bornes  et  vous  auriez  dû  vous  en  douter.  » 
Si  dur  que  le  mot  de  «  larbin  »  pût  être  aux  oreilles 
de  Morel,  dont  le  père  l'avait  été,  mais  justement 
parce  que  son  père  l'avait  été,  l'explication  de  toutes 
les  mésaventures  sociales  par  la  «  jalousie  »,  explica- 
tion simpliste  et  absurde,  mais  inusable  et  qui,  dans 
une  certaine  classe,  «  prend  »  toujours  d'une  façon 
aussi  infaillible  que  les  vieux  trucs  auprès  du  public 
des  théâtres,  ou  la  menace  du  péril  clérical  dans  les 
assemblées,  trouvait  chez  lui  une  créance  presque 
aussi  forte  que  chez  Françoise  ou  les  domestiques 
de  M™^  de  Guermantes,  pour  qui  c'était  la  seule 
cause  des  malheurs  de  l'humanité.  Il  ne  douta  pas 
que  ses  camarades  n'eussent  essayé  de  lui  chiper  sa 
place  et  ne  fut  que  plus  malheureux  de  ce  duel 
calamiteux  et  d'ailleurs  imaginaire.  «  Oh  !  quel 
désespoir,  s'écria  Charhe.  Je  n'y  survivrai  pas.  Mais 
ils  ne  doivent  pas  vous  voir  avant  d'aller  trouver  cet 
ofÊcier  ?  —  Je  ne  sais  pas,  je  pense  que  si.  J'ai  fait 
dire  à  l'un  d'eux  que  je  resterais  ici  ce  soir,  et  je  iui 
donnerai  mes  mstructions.  —  J'espère  d'ici  sa  venue 
vous  faire  entendre  raison  ;  permettez-moi  seulement 
de  rester  auprès  de  vous  »,  lui  demanda  tendrement 
Morel.  C'était  tout  ce  que  voulait  M.  de  Charlus.  Il 
ne  céda  pas  du  premier  coup.  «  Vous  auriez  tort 
d'appliquer  ici  le  «  qui  aime  bien  châtie  bien  »  du 
proverbe,  car  c'est  vous  que  j'aimais  bien,  et  j'en- 
tends châtier,  même  après  notie  brouille,  ceux  qui 


SODOME  ET  GOMORRHE  261 

ont  lâchement  essayé  de  vous  faire  du  tort.  Jusqu'ici, 
à  leurs  insinuations  questionneuses,  osant  me  deman- 
der comment  un  homme  comme  moi  pouvait  frayer 
avec  un  gigolo  de  votre  espèce  et  sorti  de  rien,  je 
n'ai  répondu  que  par  !a  devise  de  mes  cousins  La 
Rochefoucauld  :  «  C'est  mon  plaisir.  »  Je  vous  ai 
même  marqué  plusieurs  fois  que  ce  plaisir  était 
susceptible  de  devenir  mon  plus  grand  plaisir,  sans 
qu'il  résultât  de  votre  arbitraire  élévation  un  abais- 
sement pour  moi.  »  Et  dans  un  mouvement  d'orgueil 
presque  fou,  il  s'écria  en  levant  les  bras  :  «  Tantus 
ab  uno  splendor  !  Condescendre  n'est  pas  descendre, 
ajouta-t-il  avec  plus  de  calme,  après  ce  délire  de 
fierté  et  de  joie.  J'espère  au  moins  que  mes  deux 
adversaires,  malgré  leur  rang  inégal,  sont  d'un  sang 
que  je  peux  faire  couler  sans  honte.  J'ai  pris  à  cet 
égard  quelques  renseignements  discrets  qui  m'ont 
rassuré.  Si  vous  gardiez  pour  moi  quelque  gratitude, 
vous  devriez  être  fier,  au  contraire,  de  voir  qu'à  cause 
de  vous  je  reprends  l'humeur  belliqueuse  de  mes 
ancêtres,  disant  comme  eux,  au  cas  d'une  issue 
fatale,  maintenant  que  j'ai  compris  le  petit  drôle 
que  vous  êtes  :  «  Mort  m'est  vie.  »  Et  M.  de  Charlus 
le  disait  sincèrement,  non  seulement  par  amour 
pour  Morel,  mais  parce  qu'un  goût  batailleur,  qu'il 
croyait  naïvement  tenir  de  ses  aïeux,  lui  donnait 
tant  d'allégresse  à  la  pensée  de  se  battre  que,  ce 
duel  machiné  d'abord  seulement  pour  faire  venir 
Morel,  il  eût  éprouvé  maintenant  du  regret  à  y 
renoncer.  Il  n'avait  jamais  eu  d'affaire  sans  se 
croire  aussitôt  valeureux  et  identifié  à  l'illustre 
connétable  de  Guermantes,  alors  que,  pour  tout 
autre,  ce  même  acte  d'aller  sur  le  terrain  lui  paraissait 
de  la  dernière  insignifiance.  «Je  crois  que  ce  sera 
bien  beau,  nous  dit-il  sincèrement,  en  psalmodiant 
chaque  terme.  Voir  Sarah  Bernhardt  dans  l'Aiglon, 
qu'est-ce   que  c'est  ?   du  caca.   Mounet-Sully  dans 


262    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Œdipe  ?  caca.  Tout  au  plus  prend-il  une  certaine 
pâleur  de  transfiguration  quand  cela  se  passe  dans 
les  Arènes  de  Nîmes.  Mais  qu'est-ce  que  c'est  à  côté 
de  cette  chose  inouïe,  voir  batailler  ie  propre  des- 
cendant du  Connétable  ?»  Et  à  cette  seule  pensée, 
M.  de  Charlus,  ne  se  tenant  pas  de  joie,  se  mit  à 
faire  des  contre-de-quarte  qui,  rappelant  Molière, 
nous  firent  rapprocher  prudemment  de  nous  nos 
bocks,  et  craindre  que  les  premiers  croisements  de  fer 
blessassent  les  adversaires,  le  médecin  et  les  té- 
moins. «  Quel  spectacle  tentant  ce  serait  pour  un 
peintre  !  Vous  qui  connaissez  M.  Elstir,  me  dit-il, 
vous  devriez  l'amener,  »  Je  répondis  qu'il  n'était 
pas  sur  la  côte.  M.  de  Charlus  m'insinua  qu'on 
pourrait  lui  télégraphier.  «  Oh  !  je  dis  cela  pour 
lui,  ajouta-t-il  devant  mon  silence.  C'est  tou- 
jours intéressant  pour  un  maître  —  à  mon  avis  il 
en  est  un  —  de  fixer  im  exemple  de  pareille  revi- 
viscence ethnique.  Et  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un 
par  siècle.  » 

Mais  si  M.  de  Charlus  s'enchantait  à  la  pensée 
d'un  combat  qu'il  avait  cru  d'abord  tout  fictif,  Morel 
pensait  avec  terreur  aux  potins  qui,  de  la  «  musique  » 
du  régiment,  pouvaient  être  colportés,  grâce  au 
bruit  que  ferait  ce  duel,  jusqu'au  temple  de  la  rue 
Bergère.  Voyant  déjà  la  «  classe  »  informée  de  tout, 
il  devenait  de  plus  en  plus  pressant  auprès  de  M.  de 
Charlus,  lequel  continuait  à  gesticuler  devant  -l'eni- 
vrante idée  de  se  battre.  Il  supplia  le  baron  de  lui 
permettre  de  ne  pas  le  quitter  jusqu'au  surlendemain, 
jour  supposé  du  duel,  pour  le  garder  à  vue  et  iâ(-her 
de  lui  faire  entendre  la  voix  de  la  raison.  Une  si 
tendre  proposition  triompha  des  dernières  hésita- 
tions de  M.  de  Charlus.  Il  dit  qu'il  allait  essayer  de 
trouver  une  échappatoire,  qu'il  ferait  remettre  au 
surlendemain  une  résolution  définitive.  De  cette 
façon,  en  n'arrangeant  pas  l'affaire  tout  d'un  coup. 


SODOME  ET   GOMORRHE  263 

M.  de  Charlus  savait  garder  Charlie  au  moins  deux 
jours  et  en  profiter  pour  obtenir  de  lui  des  engage- 
ments pour  l'avenir  en  échange  de  sa  renonciation  au 
duel,  exercice,  disait-il,  qui  par  soi-même  l'enchan- 
tait, et  dont  il  ne  se  priverait  pas  sans  regret.  Et 
en  cela  d'ailleurs  il  était  sincère,  car  il  avait  toujours 
pris  plaisir  à  aller  sur  le  terrain  quand  il  s'agissait 
de  croiser  le  fer  ou  d'échanger  des  balles  avec  un 
adversaire.  Cottard  arriva  enfin,  quoique  mis  très 
en  retard,  car,  ravi  de  servir  de  témoin  mais  plus  ému 
encore,  il  avait  été  obligé  de  s'arrêter  à  tous  les  cafés 
ou  fermes  de  la  route,  en  demandant  qu'on  voulût 
bien  lui  indiquer  «  le  n^  100  »  ou  le  «  petit  endroit  ». 
Aussitôt  qu'il  fut  là,  le  baron  l'emmena  dans  une 
pièce  isolée,  car  il  trouvait  plus  réglementaire  que 
Charlie  et  moi  n'assistions  pas  à  l'entrevue,  et  il 
excellait  à  donner  à  une  chambre  quelconque  l'affec- 
tation provisoire  de  salle  du  trône  ou  des  délibéra- 
tions. Une  fois  seul  avec  Cottard,  il  le  remercia 
chaleureusement,  mais  lui  déclara  qu'il  semblait 
probable  que  le  propos  répété  n'avait  en  réalité  pas 
été  tenu,  et  que,  dans  ces  conditions,  le  docteur 
voulût  bien  avertir  le  second  témoin  que,  sauf  compli- 
cations possibles,  l'mcident  était  considéré  comme 
clos.  Le  danger  s'éloignant,  Cottard  fut  désappointé. 
Il  voulut  même  un  instant  manifester  de  la  colère, 
mais  il  se  rappela  qu'un  de  ses  maîtres,  qui  avait 
fait  la  plus  belle  camère  médicale  de  son  temps, 
ayant  échoué  la  première  fois  à  l'Académie  pour  deux 
voix  seulement,  avait  fait  contre  mauvaise  fortune 
bon  cœur  et  était  allé  serrer  la  main  du  concurrent  élu. 
Aussi  le  docteur  se  dispensa-t-ii  d'une  expression  de 
dépit  qu'  n'eût  plus  rien  changé,  et  après  avoir 
murmuré,  lui,  le  plus  peureux  des  hommes,  qu'il  y 
a  certaines  choses  qu'on  ne  peut  laisser  passer,  il 
ajouta  que  c'était  mieux  ainsi,  que  cette  solution  le 
réjouissait.  M.  de  Charlus,  désireux  de  témoigner  sa 


264    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

reconnaissance  au  docteur  de  la  même  façon  que 
M.  le  duc  son  frère  eût  arrangé  le  col  du  paletot 
de  mon  père,  comme  une  duchesse  surtout  eût  tenu 
la  taille  à  une  plébéienne,  approcha  sa  chaise  tout 
près  de  celle  du  docteur,  malgré  le  dégoût  que  celui- 
ci  lui  ins]:)irait.  Et  non  seulement  sans  plaisir  phy- 
sique, mais  surmontant  une  répulsion  physique,  en 
Guermantes,  non  en  inverti,  pour  dire  adieu  au 
docteur  il  lui  prit  la  main  et  la  lui  caressa  un  moment 
avec  une  bonté  de  maître  flattant  le  museau  de  son 
cheval  et  lui  donnant  du  sucre.  Mais  Cottard,  qui 
n'avait  jamais  laissé  voir  au  baron  qu'il  eût  même 
entendu  courir  de  vagues  mauvais  bruits  sur  ses 
moeurs,  et  ne  l'en  considérait  pas  moins,  dans  son  for 
intérieur,  comme  faisant  partie  de  la  classe  des 
«  anormaux  »  (même,  avec  son  habituelle  impropriété 
de  termes  et  sur  le  ton  le  plus  sérieux,  il  disait  d'un 
valet  de  chambre  de  M.  Verdurin  :  «  Est-ce  que  ce 
n'est  pas  la  maîtresse  du  baron  ?  n),  personnages  dont 
il  avait  peu  l'expérience,  il  se  figura  que  cette  caresse 
de  la  main  était  le  prélude  immédiat  d'un  viol,  pour 
l'accomplissement  duquel  iJ  avait  été,  le  due!  n'ayant 
servi  que  de  prétexte,  attiré  dans  un  guet-apens  et 
conduit  par  le  baron  dans  ce  salon  solitaire  où  il 
allait  être  pris  de  force.  N'osant  quitter  sa  chaise,  où 
la  peur  le  tenait  cloué,  il  roulait  des  yeux  d'épouvante, 
comme  tombé  aux  mains  d'un  sauvage  dont  il  n'était 
pas  bien  assuré  qu'il  ne  se  nourrît  pas  de  chair 
humaine.  Enfin  M.  de  Charlus,  lui  lâchant  la  mam 
et  voulant  être  aimable  jusqu'au  bout:  «Vous  allez 
prendre  quelque  chose  avec  nous,  comme  on  dit, 
ce  qu'on  appelait  autrefois  un  mazagran  ou  un 
gloria,  boissons  qu'on  ne  trouve  plus,  comme  curio- 
sités archéologiques,  que  dans  les  pièces  de  Labiche 
et  les  cafés  de  Doncières.  Un  «  gloria  »  serait  assez 
convenable  au  lieu,  n'est-ce  pas,  et  aux  circonstances, 
qu'en  dites-vous  ?  —  Je  suis  président  de  la  hgue 


SODOME  ET   GOMORRHE  265 

antialcoolique,  répondit  Cottard.  Il  suffirait  que 
quelque  médicastre  de  province  passât,  pour  qu'on 
dise  que  je  ne  prêche  pas  d'exemple.  Os  homini 
sublime  dédit  cœlumque  tueri  »  aiouta-t-il,  bien  que 
cela  n'eût  aucun  rapport,  mais  parce  que  son  stock 
de  citations  latines  était  assez  pauvre,  suffisant 
d'ailleurs  pour  émerveiller  ^es  élèves.  M.  de  Charlus 
haussa  les  épaules  et  ramena  Cottard  auprès  de 
nous,  après  lui  avoir  demandé  un  secret  qui  lui 
importait  d'autant  plus  que  le  motif  du  duel  avorté 
était  purement  imaginaire.  Il  fallait  empêcher  qu'il 
parvînt  aux  oreMles  de  l'officier  arbitrairement  mis 
en  cause.  Tandis  que  nous  buvions  tous  quatre, 
M""^  Cottard,  qui  attendait  son  mari  dehors,  devant  la 
porte,  et  que  M.  de  Charlus  avait  très  bien  vue,  mais 
qu'il  ne  se  soucait  pas  d'attirer,  entra  et  dit  bonjour 
au  baron,  qui  lui  tendit  la  main  comme  à  une  cham- 
brière, sans  bouger  de  sa  chaise,  partie  en  roi  qui 
reçoit  des  hommages,  partie  en  snob  qui  ne  veut  pas 
qu'une  femme  peu  élégante  s'asseye  à  sa  table, 
partie  en  égoïste  qui  a  du  plaisir  à  être  seul  avec  ses 
amis  et  ne  veut  pas  être  embêté.  M™^  Cottard  resta 
donc  debout  à  parler  à  M.  de  Charlus  et  à  son  mari. 
Mais  peut-être  parce  que  la  politesse,  ce  qu'on  a 
0  à  faire  »,  n'est  pas  le  pnvilège  exclusif  des  Guer- 
mantes,  et  peut  tout  d'un  coup  iUuminer  et  guider 
les  cerveaux  les  plus  incertains,  ou  parce  que,  trom- 
pant beaucoup  sa  femme,  Cottard  avait  par  moments, 
par  une  espèce  de  revanche,  le  besoin  de  la  protéger 
contre  qui  lui  manquait,  brusquement  le  docteur 
fronça  le  sourcil,  ce  que  je  ne  lui  avais  jamais  vu 
faire,  et  sans  consulter  M.  de  Charlus  en  maître  : 
a  Voyons,  Léontire,  ne  reste  donc  pas  debout, 
assieds-toi.  —  Mais  est-ce  que  je  ne  vous  dérange 
pas  ?  »  demanda  timidement  M°»«  CottcU-d  à  M.  de 
Charlus,  lequel,  surpris  du  ton  du  docteur,  n'avaii 
rien  répondu.  Et  sans  lui  en  donner  cette  seœnde 


266    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

fois  le  temps,  Cottard  reprit  evec  autorité  :  «  Je  t'ai 
dit  de  t'asseoir.  » 

Au  bout  d'un  instant  on  se  dispersa  et  alors  M.  de 
Charlus  dit  à  Morel  :  «  Je  conclus  de  toute  cette 
histoire,  mieux  terminée  que  vous  ne  méritiez,  que 
vous  ne  savez  pas  vous  conduire  et  qu'à  la  fin  de 
votre  ser\'ice  militaire  je  vous  ramène  moi-même  à 
votre  père,  comme  fit  l'archange  Raphaël  envoyé  par 
Dieu  au  jeune  Tobie.  »  Et  le  baron  se  mit  à  sourire 
avec  un  air  de  grandeur  et  une  joie  que  Morel,  à  qui  la 
perspective  d'être  ainsi  ramené  ne  plaisait  guère, 
ne  semblait  pas  partager.  Dans  l'ivresse  de  se  com- 
parer à  l'archange,  et  Morel  au  fils  de  Tobie,  M.  de 
Charlus  ne  pensait  plus  au  but  de  sa  phrase,  qui  était 
de  tâter  le  terrain  pour  savoir  si,  comme  il  le  désirait, 
Morel  consentirait  à  venir  avec  lui  à  Pans.  Grisé 
p>ar  son  amour,  ou  par  son  amour-propre,  le  baron  ne 
vit  pa^  ou  feignit  de  ne  pas  voir  la  moue  que  fit  le 
violoniste  car,  ayant  laissé  celui-ci  seul  dans  le  café, 
il  me  dit  avec  un  orgueilleux  sourire  :  a  Avez- vous 
remarqué,  quand  je  l'ai  comparé  au  fils  de  Tobie, 
comme  il  déhrait  de  joie  !  C'est  parce  que,  comme  il 
est  très  intelligent,  il  a  tout  de  suite  compns  que  le 
Père  auprès  duquel  il  allait  désormais  vivre,  n'était 
pas  son  père  selon  la  chair,  qui  doit  être  un  afireux 
valet  de  chambre  à  moustaches,  mais  son  père 
spirituel,  c'est-à-dire  Moi.  Quel  orgueil  pour  lui  ! 
Comme  il  redressait  fièrement  la  tête  I  Quelle  joie 
il  ressentait  d'a^'oir  compns  !  Je  suis  sûr  qu'il  va 
redire  tous  les  jours  :  »  O  Dieu  qui  avez  donné  le 
bienheureux  Archange  Raphaël  pour  guide  à  votre 
serviteur  Tobie,  dans  un  long  voyase,  accordez-nous 
à  nous,  vos  serviteurs,  d'être  touiours  protégés  par 
lui  et  munis  de  son  secours.  »  Je  n'ai  même  pas  eu 
besoin,  ajouta  le  baron,  tort  persuadé  qu'il  siégerait 
\M\  jour  devant  le  trône  de  Dieu,  de  lui  dire  que 
j'étais  l'envoyé  céleste,  il  l'a  compris  de  lui-même  et 


SODOME  ET  GOMORRHE  267 

en  était  muet  de  bonheur  !  »  Et  M.  de  Charlus  (à 
qui  au  contraire  le  bonheur  n'enlevait  pas  la  parole), 
peu  soucieux  des  quelques  passants  qui  se  retour- 
nèrent, croyant  avoir  affaire  à  un  fou,  s'écria  tout 
seul  et  de  toute  sa  force,  en  levant  les  mains  : 
«  Alléluia  !  » 

Cette  réconciliation  ne  mit  fin  que  pour  un  temps 
aux  tourments  de  M.  de  Charlus  ;  souvent  Morei, 
parti  en  manœuvres  trop  lom  pour  que  M.  de  Char- 
lus pût  aller  le  voir  ou  m'envoyer  lui  parler,  écrivait 
au  baron  des  lettres  désespérées  et  tendres,  où  il 
lui  assurait  qu'il  lui  en  fallait  ftnir  avec  la  vie  parce 
qu'il  avait,  pour  une  chose  affreuse,  besoin  de  vingt- 
cinq  mille  francs.  Il  ne  disait  pas  quelle  était  la 
chose  affreuse,  l'eût-il  dit  qu'elle  eût  sans  doute  été 
inventée.  Pour  l'argent  même,  M.  de  Charlus  l'eût 
envoyé  volontiers  s'il  n'eût  senti  que  cela  donnait  à 
Charlie  les  moyens  de  se  passer  de  lui  et  aussi  d'avoir 
les  faveurs  de  quelque  autre.  Aussi  refusait-il,  et 
ses  télégrammes  avaient  le  ton  sec  et  tranchant  de 
sa  voix.  Quand  il  était  certain  de  leur  effet,  il  souhai- 
tait que  Morel  fût  à  jamais  brouillé  avec  lui,  car, 
p)ersuadé  que  ce  serait  le  contraire  qui  se  réaliserait, 
il  se  rendait  compte  de  tous  les  inconvénients  qui 
allaient  renaître  de  cette  haison  inévitable.  Mais  si 
aucune  réponse  de  Morel  ne  venait,  il  ne  dormait 
plus  il  n'avait  plus  tm  moment  de  calme,  tant  le 
nombre  est  grand,  en  effet,  des  choses  que  nous 
vivons  sans  les  connaître  et  des  réalités  intérieures 
et  profondes  qui  nous  restent  cachées  II  formait 
alors  toutes  les  suppositions  sur  cette  énormité  qui 
faisait  que  Morel  avait  besoin  de  vmgt-cinq  mille 
francs,  il  lui  donnait  toutes  les  formes,  y  attachait 
tour  à  tour  bien  des  noms  propres.  Je  crois  que,  dans 
ces  moments-là,  M.  de  Charlus  (et  bien  qu'à  cette 
époque,  son  snobisme,  diminuant  eût  été  déjà  au 
moms  rejoint,  smon  dépassé,  par  la  cunosité  gran- 


268    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dissante  que  le  baron  avait  du  peuple)  devait  se 
rappeler  avec  quelque  nostalgie  les  gracieux  tour- 
billons multicolores  des  réunions  mondaines  où  les 
femmes  et  les  hommes  les  plus  charmants  ne  le 
recherchaient  que  pour  le  plaisir  désintéressé  qu'il 
leur  donnait,  où  personne  n'eût  songé  à  «  lui  monter 
le  coup  »,  à  inventer  une  a  chose  affreuse  »  pour 
laquelle  on  est  prêt  à  se  donner  la  mort  si  on  ne  reçoit 
pas  tout  de  suite  vingt-cinq  mille  francs.  Je  crois 
qu'alors,  et  peut-être  parce  qu'il  était  resté  tout  de 
même  plus  de  Combray  que  moi  et  avait  enté  la 
fierté  féodale  sur  l'orgueil  allemand,  il  devait  trouver 
qu'on  n'est  pas  impunément  l'amant  de  cœur  d'un 
domestique,  que  le  peuple  n'est  pas  tout  à  fait  le 
monde,  qu'en  somme  il  «  ne  faisait  pas  confiance  a 
au  peuple  comme  je  la  lui  ai  toujours  faite. 

La  station  suivante  du  petit  train,  Maineville,  me 
rappelle  justement  un  incident  relatif  à  Morel  et  à 
M.  de  Charlus.  Avant  d'en  parler,  je  dois  dire  que 
l'arrêt  à  Maineville  (quand  on  conduisait  à  Balbec 
un  arrivant  élégant  qui,  pour  ne  pas  gêner,  préférait 
ne  pas  habiter  la  Raspelière)  était  l'occasion  de 
scènes  moins  pénibles  que  celle  que  je  vais  raconter 
dans  un  mstant.  L'arrivant,  ayant  ses  menus  bagages 
dans  le  train,  trouvait  généralement  le  Grand 
Hôtel  un  peu  éloigné,  mais,  comme  il  n'y  avait  avant 
Balbec  que  de  peftes  plages  aux  villas  inconfortables, 
était,  par  goût  de  luxe  et  de  bien-être,  résigné  au 
long  trajet,  quand,  au  moment  où  le  train  station- 
nait à  Maineville,  il  voyait  brusquement  se  dresser 
le  Paiace  dont  il  ne  pouvait  pas  se  douter  que  c'était 
une  maison  de  prostitution.  «  Mais,  n'allons  pas  plus 
loin,  disait-il  infailliblement  à  M"^  Cottard,  femme 
connue  comme  étant  d'esprit  pratique  et  de  bon 
conseil.  Voilà  tout  à  fait  ce  qu'il  me  faut.  A  quoi  bon 
continuer  jusqu'à  Balbec  où  ce  ne  sera  certainement 
pas  mieux  ?  Rien  qu'à  l'aspect,  je  juge  qu'il  y  a  tout 


SODOME  ET   GOMORRHE  269 

le  confort  ;  je  pourrai  parfaitement  faire  venir  là 
M™«  Verdurin,  car  je  compte,  en  échange  de  ses 
politesses,  donner  quelques  petites  réunions  en  son 
honneur.  Elle  n'aura  pas  tant  de  chemin  à  faire  que 
si  j'habite  Balbec.  Cela  me  semble  tout  à  fait  bien 
pour  elle,  et  pour  votre  femme,  mon  cher  professeur. 
Il  doit  y  avoir  des  salons,  nous  y  ferons  venir  ces 
dames.  Entre  nous,  je  ne  comprends  pas  pourquoi,  au 
heu  de  louer  la  Rasi:>elière,  M'"^  Verdurin  n'est  pas 
venue  habiter  ici.  C'est  beaucoup  plus  sain  que  de 
vieilies  maisons  comme  la  Raspelière,  qui  est  for- 
cément humide,  sans  être  propre  d'ailleurs  ;  ils 
n'ont  pas  ''eau  chaude,  on  ne  peut  pas  se  laver  comme 
on  veut.  Maineville  me  paraît  bien  plus  agréable, 
jjme  Verdurin  y  eût  ioué  parfaitement  son  rôle  de 
patronne.  En  tout  cas  chacun  ses  goûts,  moi  je  vais 
me  fixer  ici.  Madame  Cottard,  ne  voulez-vous  pas 
descendre  avec  moi,  en  nous  dépêchant,  car  le 
train  ne  va  pas  tarder  à  repartir.  Vous  me  piloteriez 
dans  cette  maison,  qui  sera  la  vôtre  et  que  vous 
devez  avoir  fréquentée  souvent.  C'est  tout  à  fait 
un  cadre  fait  pour  vous.  »  On  avait  toutes  les  peines 
du  monde  à  taire  taire,  et  surtout  à  empêcher  de 
descendre,  l'infortuné  arrivant,  lequel,  avec  l'obsti- 
nation qui  émane  souvent  des  gaffes,  insistait,  prenait 
ses  valises  et  ne  voulait  rien  entendre  jusqu'à  ce 
qu'on  lui  eût  assuré  que  jamais  M™*  Verdurin  ni 
M™«  Cottard  ne  viendraient  le  voir  là.  «  En  tout  cas 
je  vais  y  élire  domicile.  M™^  Verdurin  n'aura  qu'à 
m'y  écrire.  » 

Le  souvenir  relatif  à  Morel  se  rapporte  à  un  inci- 
dent d'un  ordre  plus  particuHer.  Il  y  en  eut  d'autres, 
mais  je  me  contente  ici,  au  fur  et  à  mesure  que  le 
tortillard  s'arrête  et  que  l'employé  crie  Doncières, 
Grattevast,  Mameville,  etc.,  de  noter  ce  que  la  petite 
plage  ou  la  garnison  m'évoquent.  J'ai  déjà  parlé  de 
Maineville  {média  villa)  et  de  l'importance   qu'elle 


270    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

prenait  à  cause  de  cette  somptueuse  maison  de 
femmes  qui  y  avait  été  récemment  construite,  non 
sans  éveiller  les  protestations  inutiles  des  mères  de 
famille.  Mais  avant  de  dire  en  quoi  Maineville  a 
quelque  rapport  dans  ma  mémoire  avec  More]  et 
M.  de  Charlus,  il  me  faut  noter  la  disproportion 
(que  j'aurai  plus  tard  à  approfondir)  entre  l'impor- 
tance que  Morel  attachait  à  garder  libres  certaines 
heures  et  l'insignifiance  des  occupations  auxquelles 
il  prétendait  les  employer,  cette  même  disproportion 
se  retrouvant  au  milieu  des  explications  d'un  autre 
genre  qu'il  donnait  à  M.  de  Charlus.  Lui  qui  jouait 
au  désintéressé  avec  le  baron  (et  pouvait  y  jouer 
sans  risques,  vu  la  générosité  de  son  protecteur), 
quand  il  désirait  passer  la  soirée  de  son  côté  pour 
donner  une  leçon,  etc.,  il  ne  manquait  pas  d'ajouter 
à  son  prétexte  ces  mots  dits  avec  un  sourire  d'avidité: 
a  Et  puis,  cela  peut  me  faire  gagner  quarante  francs. 
Ce  n'est  pas  rien.  Permettez-moi  d'y  aller,  car,  vous 
voyez,  c'est  mon  intérêt.  Dame,  je  n'ai  pas  de  rentes 
comme  vous,  j'ai  ma  situation  à  taire,  c'est  le  moment 
de  gagner  des  sous.  »  Morel  n'était  pas,  en  désirant 
donner  sa  leçon,  tout  à  fait  insincère.  D'une  part, 
que  l 'argent  n'ait  pas  de  couleur  est  faux.  Une  manière 
nouvelle  de  le  gagner  rend  du  neuf  aux  pièces  que 
l'usage  a  ternies.  S'il  était  vraiment  sorti  pour  une 
leçon,  il  est  possible  que  deux  louis  remis  au  départ 
par  une  élève  lui  eussent  produit  un  effet  autre  que 
deux  louis  tombés  de  la  main  de  M.  de  Charlus.  Puis 
l'homme  le  plus  riche  ferait  pour  deux  louis  des 
kilomètres  qui  deviennent  des  lieues  si  l'on  est  fils 
d'un  valet  de  chambre.  Mais  souvent  M.  de  Charlus 
avait,  sur  la  réalité  de  la  leçon  de  violon,  des  doutes 
d'autant  plus  grands  que  souvent  le  musicien  invo- 
quait des  prétextes  d'un  autre  genre,  d'un  ordre 
entièrement  désintéressé  au  p>oint  de  vue  matériel, 
et  d'ailleurs  absiurdes.  Morei  ne  pouvait  am^i  s'em- 


SODOME  ET   GOMORRHE  271 

pêcher  de  présenter  une  image  de  sa  vie,  mais  volon- 
tairement, et  involontairement  aussi,  tellement 
enténébrée,  que  certaines  parties  seules  se  laissaient 
distinguer.  Pendant  un  mois  il  se  mit  à  la  disposition 
de  M.  de  Charlus  à  condition  de  garder  ses  soirées 
libres,  car  il  désirait  suivre  avec  continuité  des  cours 
d'algèbre.  Venir  voir  après  M.  de  Charlus  ?  Ah  ! 
c'était  impossible,  les  cours  duraient  parfois  fort  tard. 
«  Même  après  2  heures  du  matin  ?  demandait  le 
baron.  —  Des  fois.  —  Mais  l'algèbre  s'apprend  aussi 
facilement  dans  un  livre,  —  Même  plus  lacilement, 
car  je  ne  comprends  pas  grand'chose  aux  cours. 
—  Alors  ?  D'ailleurs  l'algèbre  ne  peut  te  servir  à 
rien.  —  J'aime  bien  cela.  Ça  dissipe  ma  neurasthénie.» 
«  Cela  ne  peut  pa<  être  l'algèbre  qui  lui  fait  demander 
des  permissions  de  nuit,  se  disait  M.  de  Charlus. 
Sera.t-ii  attaché  à  la  police  ?  »  En  tout  cas  Morel, 
quelque  objection  qu'on  fît,  réservait  certaines 
heures  tardives,  que  ce  fût  à  cause  de  l'algèbre  ou 
du  violon.  Une  fois  ce  ne  fut  ni  l'un  ni  l'autre,  mais 
le  prince  de  Guermantes  qui,  venu  passer  quelques 
jours  sur  cette  côte  pour  rendre  visite  à  la  duchesse 
de  Luxem.bourg,  rencontra  le  musicien,  sans  savoir 
qui  il  était,  sans  être  davantage  connu  de  lui,  et  lui 
offrit  cinquante  trancs  pour  passer  la  nuit  ensemble 
dans  la  maison  de  femmes  de  Maineville  ;  double 
plaisir,  pour  Morel,  du  gain  reçu  de  M.  de  Guer- 
mantes et  de  la  volupté  d'être  entouré  de  femmes 
dont  les  seins  bruns  se  montraient  à  découvert.  Je 
ne  sais  comment  M.  de  Charlus  eut  i'idée  de  ce  qui 
s'était  passé  et  de  ! 'endroit,  mais  non  du  séducteur. 
Fou  de  alousie,  et  pour  connaître  celui-ci,  il  télégra- 
phia à  Jupien,  qui  arriva  deux  lours  après  et  quand, 
au  commencement  de  la  semaine  suivante,  Morel 
annonça  qu'il  serait  encore  absent,  le  baron  demanda 
à  Jupien  s'il  se  chargerait  d'acheter  la  patronne  de 
l'établissement  et  d'obtenir  qu'on  les  cachât,  iui  et 


2  72    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Jupien,  pour  assister  à  la  scène.  «  C'est  entendu.  Je 
vais  m'en  occuper,  ma  petite  gueule  »,  répondit 
Jupien  au  baron.  On  ne  peut  comprendre  à  quei 
point  cette  inquiétude  agitait,  et  par  là  même  avait 
momentanément  enrichi,  l'esprit  de  M.  de  Charlus. 
L'amour  cause  ainsi  de  véritables  soulèvements  géo- 
logiques de  la  pensée.  Dans  celui  de  M.  de  Charlus 
qui,  il  y  a  quelques  jours,  ressemblait  à  une  plaine 
si  uniforme  qu'au  plus  loin  il  n'aurait  pu  apercevoir 
une'  idée  au  ras  du  sol,  s'étaient  brusquement  dres- 
sées, dures  comme  la  pierre,  un  massif  de  montagnes, 
mais  de  montagnes  aussi  sculptées  que  si  quelque 
statuaire,  au  lieu  d'emporter  le  marbre,  l'avait  ciselé 
sur  place  et  oti  se  tordaient,  en  groupes  géants  et 
titaniques,  la  Fureur,  la  Jalousie,  la  Curiosité,  l'En- 
vie, la  Haine,  la  Souffrance,  l'Orgueil,  l'Épouvante 
et  l'Amour. 

Cependant  le  soir  où  Morel  devait  être  absent 
était  arrivé.  La  mission  de  Jupien  avait  réussi.  Lui  et 
le  baron  devaient  venir  vers  onze  heures  du  soir  et 
on  les  cacherait.  Trois  rues  avant  d'arriver  à  cette 
magnifique  maison  de  prostitution  (où  on  venait  de 
tous  les  environs  élégants),  M.  de  Charlus  marchait 
sur  la  pointe  des  pieds,  dissimulait  sa  voix,  suppHait 
Jupien  de  parler  moins  fort,  de  peur  que,  de  l'inté- 
rieur, Morel  les  entendît.  Or,  dès  qu'il  fut  entré  à 
pas  de  loup  dans  le  vestibule,  M.  de  Charlus,  qui  avait 
peu  l'habitude  de  ce  genre  de  lieux,  à  sa  terreur  et  à 
sa  stupéfaction  se  trouva  dans  un  endroit  plus 
bruyant  que  la  Bourse  ou  l'Hôtel  des  Ventes.  C'est 
en  vain  qu'il  recommandait  de  parler  plus  bas  à  des 
soubrettes  qui  se  pressaient  autour  de  lui  ;  d'ailleurs 
leur  voix  même  était  couverte  par  le  bruit  de  criées 
et  d'adjudications  que  faisait  une  vieille  «  sous- 
maîtresse  »  à  la  perruque  fort  brune,  au  visage  où 
craquelait  la  gravité  d'un  notaire  ou  d'un  prêtre 
espagnol^  et  qui  lançait  à  toutes  minutes,  avec  un 


SODOME  ET  GOMORRHE  273 

bruit  de  tonnerre,  en  laissant  alternativement  ouvrir 
et  refermer  les  portes,  comme  on  règle  la  circulation 
des  voitures  :  0  Mettez  Monsieur  au  vingt-huit,  dans 
la  chambre  espagnole.  »  «  On  ne  passe  plus.  »  «  Rouvrez 
la  porte,  ces  Messieurs  demandent  Mademoiselle 
Noémie.  Elle  les  attend  dans  le  salon  persan.  » 
M.  de  Charlus  était  efïrayé  comme  un  provincial  qui 
a  à  traverser  les  boulevards  ;  et,  pour  prendre  une 
comparaison  infiniment  moins  sacrilège  que  le  sujet 
représenté  dans  les  chapiteaux  du  porche  de  la 
vieille  église  de  CorlesviDe,  les  voix  des  jeunes  bonnes 
répétaient  en  plus  bas,  sans  se  lasser,  l'ordre  de  la 
sous-maîtresse,  comme  ces  catéchismes  qu'on  entend 
les  élèves  psalmodier  dans  la  sonorité  d'une  église 
de  campagne.  Si  peur  qu'il  eiît,  M.  de  Charlus,  qui, 
dans  la  rue,  tremblait  d'être  entendu,  se  persuadant 
que  Morel  était  à  la  fenêtre,  ne  fut  peut-être  pas 
tout  de  même  aussi  effrayé  dans  le  rugissement  de 
ces  escaliers  immenses  oii  on  comprenait  que  des 
chambres  rien  ne  pouvait  être  aperçu.  Enfin,  au 
terme  de  son  calvaire,  il  trouva  M"*  Noémie  qui 
devait  les  cacher  avec  Jupien,  mais  commença  par 
l'enfermer  dans  un  salon  persan  tort  somptueux  d'où 
il  ne  voyait  rien.  Elle  lui  dit  que  Morel  avait  demandé 
à  prendre  une  orangeade  et  que,  dès  qu'on  la  lui 
aurait  servie,  on  conduirait  les  deux  voyageurs  dans 
un  salon  transparent.  En  attendant,  comme  on  la 
réclamait,  elle  leur  promit,  comme  dans  un  conte, 
que  pour  leur  taire  passer  le  temps  elle  allait  leur 
envoyer  «  une  petite  dame  intelligente  ».  Car,  elle, 
on  l'appelait,  La  petite  dame  intelligente  avait  un 
peignou-  persan,  qu'elle  voulait  ôter.  M.  de  Charlus 
lui  demanda  de  n'en  rien  faire,  et  elle  se  lit  monter 
du  Champagne  qui  coûtait  40  francs  la  bouteille. 
Morel,  en  réalité,  pendant  ce  temps,  était  avec  le 
pnnce  de  Guermantes  ;  il  avait,  pour  la  forme,  fait 
semblant  de  se  tromper  de  chambre,  était  entré  dans 

Vol.  X.    18 


2^^    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

une  où  il  y  avait  deux  femmes,  lesquelles  s'étaient 
empressées  de  laisser  seuls  les  deux  messieurs.  M.  de 
Charlus  ignorait  tout  cela,  mais  pestait,  voulait 
ouvrir  les  portes,  fit  redemander  Mi*»  Noémie, 
laquelle,  ayant  entendu  la  petite  dame  intelligente 
donner  à  M.  de  Charlus  des  détails  sur  Morel  non 
concordants  avec  ceux  qu'elle-même  avait  donnés  à 
Jupien,  la  fit  déguerpir  et  envoya  bientôt,  pour 
remplacer  la  petite  dame  intelligente,  «  une  petite 
dame  gentille  »,  qui  ne  leur  montra  rien  de  plus, 
mais  leur  dit  combien  la  maison  était  sérieuse  et 
demanda,  elle  aussi,  du  Champagne.  Le  baron, 
écumant,  fit  revenir  M^^*  Noémie,  qui  leur  dit  : 
«  Om,  c'est  un  peu  long,  ces  dames  prennent  des 
poses,  il  n'a  pas  l'air  d'avoir  envie  de  rien  faire.  » 
Enfin,  devant  les  promesses  du  baron,  ses  menaces, 
Mi^e  Noémie  s'en  alla  d'un  air  contrarié,  en  les 
assurant  qu'ils  n'attendraient  pas  plus  de  cinq 
minutes.  Ces  cinq  minutes  durèrent  une  heure, 
après  quoi  Noémie-  conduisit  à  pas  de  loup  M.  de 
Charlus  ivre  de  tureur  et  Jupien  désolé  vers  une 
porte  entre-bâillée  en  leur  disant  :  o  Vous  allez  très 
bien  voir.  Du  reste,  en  ce  moment  ce  n'est  pas  très 
intéressant,  il  est  avec  trois  dames,  il  leur  raconte  sa 
vie  de  régiment.  »  Enfin  le  baron  put  voix  par  l'ou- 
verture de  la  porte  et  aussi  dans  les  glaces.  Mais 
une  terreur  mortelle  le  força  de  s'appuyer  au  mur. 
C'était  bien  Morel  qu'il  avait  devcint  mi,  mais, 
comme  si  les  mystères  païens  et  les  enchante  nienis 
existaient  encore,  c'était  plutôt  l'ombre  de  Morei, 
Morel  embaumé,  pas  même  Morel  ressuscité  comme 
Lazare,  une  apparition  de  Morel,  tm  tantôme  de 
Morel,  Morel  revenant  ou  évoqué  dans  cette  chambre 
(où,  partout,  les  murs  et  les  divans  répétaient  des 
emblèmes  de  sorcellerie),  qui  était  à  quelques  mètres 
de  lui,  de  profil.  Morel  avait,  comme  après  la  mort, 
perdu  toute  couleur  ;  entre  ces  femmes  avec  lesquelles 


SODOME  ET  GOMORRHE  275 

il  semblait  qu'il  eût  dû  s'ébattre  joyeusement, 
livide,  il  restait  figé  dans  une  immobilité  artificielle  ; 
pour  boire  la  coupe  de  Champagne  qui  était  devant 
lui,  son  bras  sans  force  essayait  lentement  de  se 
tendre  et  retombait.  On  avait  l'impression  de  cette 
équivoque  qui  fait  qu'une  religion  parle  d'immorta- 
lité, mais  entend  par  là  quelque  chose  qui  n'exclut 
pas  le  néant.  Les  femmes  le  pressaient  de  questions  : 
«Vous  voyez,  dit  tout  bas  Mil»  Noémie  au  baron, 
elles  lui  parlent  de  sa  vie  de  régiment,  c'est  amusant, 
n'est-ce  pas  ?  —  et  elle  rit  —  vous  êtes  content  ?  Il 
est  calme,  n'est-ce  pas  »,  ajouta-t-elle,  comme  elle 
aurait  dit  d'un  mourant.  Les  questions  des  femmes 
se  pressaient,  mais  Morel,  inanimé,  n'avait  pas  la  force 
de  leur  répondre.  Le  miracle  même  d'une  parole 
murmurée  ne  se  produisait  pas.  M.  de  Charlus  n'eut 
qu'un  instant  d'hésitation,  il  comprit  la  vérité  et 
que,  soit  maladresse  de  Jupien  quand  il  était  allé 
s'entendre,  soit  puissance  expansive  des  secrets 
confiés  qui  fait  qu'on  ne  les  garde  jamais,  soit  carac- 
tère indiscret  de  ces  femmes,  soi*  crainte  de  la  police, 
on  avait  prévenu  Morel  que  deux  messieurs  avaient 
payé  fort  cher  pour  le  voir,  on  avait  fait  sortir  le 
prince  de  Guermantes  métamorphosé  en  trois 
femmes,  et  placé  le  pauvre  Morel  tremblant,  paraiysé 
par  la  stupeur,  de  telle  façon  que,  si  M.  de  Charlus 
le  voyait  mal,  lui,  terrorisé,  sans  paroles,  n'osant 
pas  prendre  son  verre  de  peur  de  le  laisser  tomber, 
voyait  en  plein  le  baron. 

L'histoire,  au  reste,  ne  finit  pas  mieux  pour  le 
prince  de  Guermantes.  Quand  on  l'avait  fait  sortir 
pour  que  M.  de  Charlus  ne  le  vît  pas,  furieux  de  sa 
déconvenue,  sans  soupçonner  qui  en  était  l'auteur, 
il  avait  supplié  Morel,  sans  toujours  vouloir  lui  faire 
connaître  qui  il  était,  de  lui  donner  rendez-vous  pour 
la  nuit  suivante  dans  la  toute  petite  villa  qu'il  avait 
Guée  et  que,  malgré  le  peu  de  temps  qu'il  devait  y 


276    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

rester,  il  avait,  suivant  la  même  maniaque  habitude 
que  nous  avons  autrefois  remarquée  chez  M™^  de 
Villeparisis,  décoré  de  quantité  de  souvenirs  de 
famiUe,  pour  se  sentir  plus  chez  soi.  Donc  le  lende- 
main, Morel,  retoiirnant  la  tête  à  toute  minute, 
tremblant  d'être  suivi  et  épié  par  M.  de  Charlus, 
avait  fini,  n'ayant  remarqué  aucun  passant  suspect, 
par  entrer  dans  la  villa.  Un  valet  le  fit  entrer  au 
salon  en  lui  disant  qu'il  allait  prévenir  Monsieur 
(son  maître  lui  avait  recommandé  de  ne  pas  pronon- 
cer le  nom  de  prince  de  peur  d'éveiller  des  soupçons). 
Mais  quand  Morel  se  trouva  seul  et  voulut  regarder 
dans  la  glace  si  sa  mèche  n'était  pas  dérangée,  ce 
fut  comme  une  hallucination.  Sur  la  cheminée,  les 
photographies,  reconnaissables  pour  le  violoniste, 
car  il  les  avait  vues  chez  M.  de  Charlus,  de  la  prmcesse 
de  Guermantes,  de  la  duchesse  de  Luxembourg,  de 
Mme  (Je  Villeparisis,  le  pétrifièrent  d'abord  d'eôroi. 
Au  même  moment  il  aperçut  celle  de  M.  de  Charlus, 
laquelle  était  un  peu  en  retrait.  Le  baron  semblait 
immobihser  sur  Morel  un  regard  étrange  et  fixe.  Fou 
de  terreur,  Morel,  revenant  de  sa  stupeur  première, 
ne  doutant  pas  que  ce  ne  fût  un  guet-apens  où  M. 
de  Charlus  l'avait  fait  tomber  pour  éprouver  s'il 
était  fidèle,  dégringola  quatre  à  quatre  les  quelques 
marches  de  la  villa,  se  mit  à  courir  à  toutes  jambes 
sur  la  route  et  quand  le  prince  de  Guermantes 
(après  avoir  cru  faire  faire  à  une  connaissance  de 
passage  le  stage  nécessaire,  non  sans  s'être  demandé 
si  c'était  bien  prudent  et  si  l'individu  n'était  pas 
dangereux)  entra  dans  son  salon,  il  n'y  trouva  plus 
personne.  Il  eut  beau,  avec  son  valet,  par  crainte  de 
cambriolage,  et  revolver  au  pomg,  explorer  toute  la 
maison,  qui  n'était  pas  grande,  les  recoins  du  jardinet, 
le  sous-sol,  le  compagnon  dont  il  avait  cru  la  présence 
certaine  avait  disparu.  Il  le  rencontra  plusieurs  fois 
au  coiurs  de  la  semaine  suivante.  Mais  chaque  fois 


SODOME  ET  GOMORRHE  277 

c'était  Morel,  l'individu  dangereux,  qui  se  sauvait 
comme  si  le  prince  l'avait  été  plus  encore.  Buté  dans 
ses  soupçons,  Morel  ne  les  dissipa  jamais,  et,  même  à 
Paris,  la  vue  du  prince  de  Guermantes  suffisait  à  le 
mettre  en  fuite.  Par  où  M.  de  Charlus  fut  protégé 
d'une  infidélité  qui  le  désespérait,  et  vengé  sans 
l'avoir  jamais  imaginé,  ni  surtout  comment. 

Mais  déjà  les  souvenirs  de  ce  qu'on  m'avait  raconté 
à  ce  sujet  sont  remplacés  par  d'autres,  car  le  B.  C. 
N.,  reprenant  sa  marche  de  «  tacot  »,  continue  de 
déposer  ou  de  prendre  les  voyageurs  aux  stations 
suivantes. 

A  Grattevast,  où  habitait  sa  sœur,  avec  laquelle 
il  était  allé  passer  l'après-midi,  montait  quelquefois 
M.  Pierre  de  Verjus,  comte  de  Crécy  (qu'on  appelait 
seulement  le  Comte  de  Crécy),  gentilhomme  pauvre 
mais  d'une  extrême  distinction,  que  j'avais  connu 
par  les  Cambremer,  avec  qui  il  était  d'ailleurs  peu 
lié.  Réduit  à  une  vie  extrêmement  modeste,  presque 
misérable,  je  sentais  qu'un  cigare,  une  «  consom- 
mation »  étaient  choses  si  agréables  pour  lui  que  je 
pris  l'habitude,  les  jours  où  je  ne  pouvais  voir 
Albertine,  de  l'inviter  à  Balbec.  Très  fin  et  s'expri- 
mant  à  merveille,  tout  blanc,  avec  de  charmants 
yeux  bleus,  il  parlait  surtout  du  bout  des  lèvres,  très 
délicatement,  des  conforts  de  la  vie  seigneuriale, 
qu'il  avait  évidemment  connus,  et  aussi  de  généa- 
logies. Comme  je  lui  demandais  ce  qui  était  gravé 
sur  sa  bague,  il  me  dit  avec  wa  sourire  modeste  : 
«  C'est  une  branche  de  verjus.  »  Et  il  ajouta  avec 
un  plaisir  dégustateur  :  «  Nos  armes  sont  une  branche 
de  verjus  —  symbolique  puisque  je  m'appelle 
Verjus  —  tigellée  et  feuillée  de  sinople.  »  Mais  je 
crois  qu'il  aurait  eu  une  déception  si  à  Balbec  je 
ne  lui  avais  offert  à  boire  que  du  verjus.  Il  aimait 
les  vins  les  plus  coûteux,  sans  doute  par  privation, 
par  connaissance  approfondie   de   ce  dont  il   était 


278    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

privé,  par  goût,  peut-être  aussi  par  penchant  exagéré. 
Aussi  quand  je  l'invitais  à  dîner  à  Balbec,  iJ  comman- 
dait le  repas  avec  une  science  raffinée,  mais  mangeait 
un  peu  trop,  et  surtout  buvait,  faisant  chambrer  les 
vins  qui  doivent  l'être,  frapper  ceux  qui  exigent 
d'être  dans  de  la  glace.  Avant  le  dîner  et  après,  iJ 
indiquait  la  date  ou  le  numéro  qu'il  voulait  pour 
un  porto  ou  une  fine,  comme  il  eût  fait  pour  l'érec- 
tion, généralement  ignorée,  d'un  marquisat,  mais 
qu'il  connaissait  aussi  bien. 

Comme  j'étais  pour  Aimé  un  client  préféré,  il 
était  ravi  que  je  donnasse  de  ces  dîners  extras  et 
criait  aux  garçons  :  «  Vite,  dressez  la  table  25  »,  il 
ne  disait  même  pas  «  dressez  »,  mais  «  dressez-moi  », 
comme  si  c'avait  été  pour  lui.  Et  comme  le  langage 
des  maîtres  d'hôtel  n'est  pas  tout  à  fait  le  même 
que  celui  des  chefs  de  rang,  demi-chefs,  commis, 
etc.,  au  moment  oii  je  demandais  l'addition,  il 
disait  au  garçon  qui  nous  avait  servis,  avec  un  geste 
répété  et  apaisant  du  revers  de  la  main,  comme  s'il 
voulait  calmer  un  cheval  prêt  à  prendre  le  mors  aux 
dents  :  «  N'allez  pas  trop  fort  (pour  l'addition), 
allez  doucement,  très  doucement.  »  Puis,  comme  le 
garçon  partait  muni  de  cet  aide-mémoire,  Aimé, 
craignant  que  ses  recommandations  ne  fussent  pas 
exactement  sui\'ies,  le  rappelait  :  «  Attendez,  je  vais 
chiffrer  moi-même.  »  Et  comme  je  lui  disais  que 
cela  ne  faisait  rien  :  «  J'ai  pour  principe  que,  comme 
on  dit  vulgairement,  on  ne  doit  pas  estamper  le 
client.  »  Quant  au  directeur,  comme  les  vêtements 
de  mon  invité  étaient  simples,  toujours  les  mêmes,  et 
assez  usés  (et  pourtant  personne  n'eût  si  bien  pra- 
tiqué l'art  de  s'habiller  fastueusement,  comme  un 
élégant  de  Balzac,  s'il  en  avait  eu  les  moyens),  il  se 
contentait,  à  cause  de  moi,  d'inspecter  de  loin  si 
tout  allait  bien,  et  d'un  regard,  de  faire  mettre  une 
cale  sous  un  pied  de  la  table  qui  n'était  pas  d'à- 


SODOME  ET   GOMORRHE  279 

plomb.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'eût  su,  bien  qu'il  cachât 
ses  débuts  comme  plongeur,  mettre  la  mam  à  la  pâte 
comme  un  autre.  Il  fallut  pourtant  une  circonstance 
exceptionnelle  pour  qu'un  jcfur  il  découpât  lui-même 
les  dindonneaux.  J'étais  sorti,  mais  j'ai  su  qu'il 
l'avait  fait  avec  une  majesté  sacerdotale,  entouré,  à 
distance  respectueuse  du  dressoir,  d'un  cercle  de  gar- 
çons qui  cherchaient,  par  là,  moins  à  apprendre 
qu'à  se  faire  bien  voir  et  avaient  un  air  béat  d'admi- 
ration. Vus  d'ailleurs  par  le  directeur  (plongeant 
d'un  geste  lent  dans  le  flanc  des  victimes  et  n'en 
détachant  pas  plus  ses  yeux  pénétrés  de  sa  haute 
fonction  que  s'il  avait  dû  y  lire  quelque  augure)  ils 
ne  le  furent  nullement.  Le  sacrificateur  ne  s'aperçut 
même  pas  de  mon  absence.  Quand  il  l'apprit,  elle  le 
désola.  «Comment,  vous  ne  m'avez  pas  vu  découper 
moi-même  les  dindonneaux  ?»  Je  lui  répondis  que, 
n'ayant  pu  voir  jusqu'ici  Rome,  Venise,  Sienne,  le 
Prado,  le  musée  de  Dresde,  les  Indes,  Sarah  dans 
Phèdre,  je  connaissais  la  résignation  et  que  j'ajoute- 
rais son  découpage  des  dindonneaux  à  ma  liste.  La 
comparaison  avec  l'art  dramatique  (Sarah  dans 
Phèdre)  fut  la  seule  qu'il  parut  comprendre,  car  il 
savait  par  moi  que,  les  jours  de  grandes  représenta- 
tions, Coquelin  aîné  avait  accepté  des  rôles  de 
débutant,  celui  même  d'un  personnage  qui  ne  dit 
qu'un  mot  ou  ne  dit  rien.  «  C'est  égal,  je  suis  désolé 
pour  vous.  Quand  est-ce  que  je  découperai  de  nou- 
veau ?  Il  faudrait  un  événement,  il  faudrait  une 
guerre.  »  (Il  fallut  en  effet  l'armistice.)  Depuis  ce 
jour-là  le  calendrier  fut  changé,  on  compta  ainsi  : 
«C'est  le  lendemain  du  jour  011  j'ai  découpé  moi- 
même  les  dindonneaux.  »  «  C'est  juste  huit  jours 
apf'ès  que  le  directeur  a  découpé  lui-même  les  din- 
donneaux. »  Ainsi  cette  prosectomie  donna-t-elle, 
comme  la  naissance  du  Christ  ou  l'Hégire,  le  point 
de  départ  d'un  calendrier  différent  des  autres,  mais 


28o    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  ne  prit  pas  leur  extension  et  n'égala  pas  leur 
durée. 

La  tristesse  de  la  vie  de  M.  de  Crécy  venait,  tout 
autant  que  de  ne  plus  avoir  de  chevaux  et  une 
table  succulente,  de  ne  voisiner  qu'avec  des  gens 
qui  pouvaient  croire  que  Cambremer  et  Guermantes 
étaient  tout  un.  Quand  il  vit  que  je  savais  que 
Legrandin,  lequel  se  faisait  maintenant  appeler 
Legrand  de  Méséglise,  n'y  avait  aucune  espèce  de 
droit,  allumé  d'ailleurs  par  le  vin  qu'il  buvait,  il 
eut  une  espèce  de  transport  de  joie.  Sa  sœur  me 
disait  d'un  air  entendu  :  «  Mon  frère  n'est  jamais  si 
heureux  que  quand  il  peut  causer  avec  vous.  »  Il  se 
sentait  en  effet  exister  depuis  qu'il  avait  découvert 
quelqu'un  qui  savait  la  médiocrité  des  Cambremer 
et  la  grandeur  des  Guermantes,  quelqu'un  pour  qui 
l'univers  social  existait.  Tel,  après  l'incendie  de 
toutes  les  bibliothèques  du  globe  et  l'ascension  d'une 
race  entièrement  ignorante,  un  vieux  latiniste 
reprendrait  pied  et  confiance  dans  la  vie  en  entendant 
quelqu'un  lui  citer  im  vers  d'Horace.  Aussi,  s'il  ne 
quittait  jamais  le  wagon  sans  me  dire  :  «  A  quand 
notre  petite  réunion  ?  »  c'était  autant  par  avidité 
de  parasite,  par  gourmandise  d'érudit,  et  parce  qu'il 
considérait  les  agapes  de  Balbec  comme  une  occasion 
de  causer,  en  même  temps,  des  sujets  qui  lui  étaient 
chers  et  dont  il  ne  pouvait  parler  avec  personne,  et 
analogues  en  cela  à  ces  dîners  où  se  réunit  à  dates 
fixes,  devant  la  table  particulièrement  succulente 
du  Cercle  de  l'Union,  la  Société  des  bibliophiles.  Très 
modeste  en  ce  qui  concernait  sa  propre  tamilie,  ce 
ne  fut  pas  par  M.  de  Crécy  que  j'appris  qu'elle  était 
très  grande  et  un  authentique  rameau,  détaché  en 
France,  de  la  famille  anglaise  qui  porte  le  titre  de 
Crécy.  Quand  je  sus  qu'il  était  un  vrai  Crécy,  ie  lui 
racontai  qu'une  nièce  de  M™«  de  Guermantes  avait 
épousé  un  Américain  du  nom  de  Charles  Crécy  et  lui 


SODOME  ET   GUMORRHE  281 

dis  qne  je  pensais  qu'il  n'avait  aucun  rapport  avec 
lui.  «  Aucun,  me  dit-il.  Pas  plus  —  bien,  du  reste,  que 
ma  famille  n'ait  pas  autant  d'illustration  —  que 
beaucoup  d'Américains  qui  s'appellent  Montgom- 
mery,  Berry,  Chandos  ou  Capel,  n'ont  de  rapport 
avec  les  familles  de  Pembroke,  de  Buckingham, 
d'Essex,  ou  avec  le  duc  de  Berry.  »  Je  pensai  plu- 
sieurs fois  à  lui  dire,  pour  l'amuser,  que  je  connais- 
sais M™*  Swann  qui,  comme  cocotte,  était  connue 
autrefois  sous  le  nom  d'Odette  de  Crécy  ;  mais,  bien 
que  le  duc  d'Aiençon  n'eût  pu  se  froisser  qu'on  parlât 
avec  lui  d'Émilienne  d'Aiençon,  je  ne  me  sentis  pas 
assez  lié  avec  M.  de  Crécy  pour  conduire  avec  lui  la 
plaisanterie  jusque-là.  a  II  est  d'une  très  grande 
famille,  me  dit  un  jour  M.  de  Montsurvent.  Son 
patronyme  est  Saylor.  »  Et  il  ajouta  que  sur  son 
vieux  castel  au-dessus  d'Incarvûle,  d'ailleurs  devenu 
presque  inhabitable  et  que,  bien  que  né  fort  riche, 
il  était  aujourd'hui  trop  ruiné  pour  réparer,  se  lisait 
encore  l'antique  devise  de  la  famille.  Je  trouvai  cette 
devise  très  belle,  qu'on  l'appliquât  soit  à  l'impatience 
d'une  race  de  proie  nichée  dans  cette  aire,  d'oii  elle 
devait  jadis  prendre  son  vol,  soit,  aujourd'hui,  à  la 
contemplation  du  déchn,  à  l'attente  de  la  mort  pro- 
chaine dans  cette  retraite  dominante  et  sauvage.  C'est 
en  ce  double  sens,  en  effet,  que  joue  avec  le  nom 
de  Saylor  cette  devise  qui  est  :  >  Ne  sçais  l'heure.  » 
A  Hermenonville  montait  quelquefois  M.  de 
Chevntjny,  dont  le  nom,  nous  dit  Bnchot,  signifiait, 
comme  celui  de  Mgr  de  Cabrières,  «  lieu  où  s'assem- 
blent les  chèvres  ».  Il  était  parent  des  Cambremer  et, 
à  cause  ae  cela  et  par  une  fausse  appréciation  de 
l'élégance,  ceux-ci  l'invitaieni  souvent  à  Féterne, 
mais  seulement  quand  ils  n'avaient  pai  d'invités  à 
éblouir.  Vivant  toute  l'année  à  Beausoieil,  M.  de 
Chevngny  était  resté  plus  provincial  qu'eux  Aussi, 
quand  il  allait  passer  quelques  semaines  à  Paris,  il 


282    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

n'y  avait  pas  un  seul  iour  de  perdu  pour  tout  ce 
qu'«  il  y  avait  à  voir  o  ;  c'était  au  point  que  parfois, 
un  peu  étourdi  par  le  nombre  de  spectacles  trop 
rapidement  digérés,  quand  on  lui  demandait  s'il 
avait  vu  une  certaine  pièce  il  lui  arrivait  de  n'en 
être  plus  bien  sûr.  Mais  ce  vague  était  rare,  car  il 
connaissait  les  choses  de  Pans  avec  ce  détail  parti- 
culier aux  gens  qui  y  viennent  rarement.  Il  me 
conseillait  les  «nouveautés»  à  aller  voir  («Cela  en 
vaut  la  peine  »),  ne  les  considérant,  du  reste,  qu'au 
point  de  vue  de  la  bonne  soirée  qu  elles  font  passer, 
et  ignorant  du  point  de  vue  esthétique  jusqu'à  ne 
pas  se  douter  qu'elles  pouvaient  en  effet  constituer 
parfois  une  «  nouveauté  »  dans  l'histoire  de  l'art. 
C'est  ainsi  que,  pariant  de  tout  sur  le  même  plan,  il 
nous  disait  :  «  Nous  sommes  allés  une  fois  à  I  Opéra- 
Comique,  mais  le  sjDectacle  n'est  pas  fameux.  Cela 
s'appelle  Pelléaa  et  Mélisande.  C'est  insignifiant. 
Péner  joue  toujours  bien,  mais  il  vaut  mieux  le 
voir  dans  autre  chose.  En  revanche,  au  Gymnase 
on  donne  La  Châtelaine  Nous  y  sommes  retournés 
deux  fois  ;  ne  manquez  pas  d'y  aUer,  cela  mérite 
d'être  vu  ;  et  puis  c'est  joué  à  ravir  ;  vous  avez 
Frévalles,  Marie  Magnier,  Baron  fils  »  ;  il  me  citait 
même  des  noms  d'acteurs  que  je  n'avais  jamais 
entendu  prononcer,  et  sans  les  faire  précéder  de 
Monsieur,  Madame  ou  Mademoiselle,  comme  eût 
fait  le  duc  de  Guerraantes,  lequel  parlait  du  même 
ton  cérémonieusement  méprisant  des  o  chansons  de 
Mademoiselle  Yvette  Guilbert  »  et  des  «  expénences 
de  Monsieur  Charcot  ».  M.  de  Chevrigny  n'en  usait 
pas  ainsi,  il  disait  Cornaglia  et  Dehelly,  comme  il 
eût  dit  Voltaire  et  Montesquieu.  Car  chez  lui,  à  l'égard 
des  acteurs  comme  de  tout  ce  qiu  était  parisien,  le 
désir  de  se  montrer  dédaigneux  qu'avait  l'aristocrate 
était  vaincu  par  celui  de  paraître  familier  qu'avait  le 
provincial. 


SODOME  ET   GOMORRHE  283 

Dès  après  le  premier  dîner  que  j'avais  fait  à  la 
Raspelière  avec  ce  qu'on  appelait  encore  à  Féterne 
«  le  jeune  mariage  »,  bien  que  M.  et  M™^  de  Cambremer 
ne    tussent    plus,    tant   s'en    fallait,    de    la   première 
jeunesse,   la   vieille   marquise   m'avait   écrit   une  de 
ces   lettres   dont   on    reconnaît    l'écriture   entre   des 
milliers.    Elle    me    disait  :    «  Amenez    votre    cousine 
délicieuse   —   charmante   —   agréable.    Ce   sera    un 
enchantement,  un  plaisir  »,  manquant  toujours  avec 
une   telle   infaillibilité   la   progression   attendue   par 
celui  qui  recevait  sa  lettre  que  le  finis  par  changer 
d'avis   sur   la   nature   de   ces   diminue ndos,   par   les 
croire  voulus,  et  y  trouver  la  même  dépravation  du 
goût    —   transposée    dans    l'ordre    mondain    —   qui 
poussait   Sainte-Beuve   à  briser  toutes  les  alliances 
de  mots,  à  altérer  toute  expression  un  peu  habituelle. 
Deux    méthodes,    enseignas    sans    doute    par    des 
maîtres    différents,    se    contrariaient    dans    ce    style 
épistolaire,   la  deuxième  faisant   racheter   à  M^^^  de 
Cambremer  la  banalité  des  adjectifs  multiples  en  les 
employant   en   gamme   descendante,   en   évitant   de 
finir  sur  l'accord  parfait.  En  revanche,  je  penchais  à 
voir  dans  ces  gradations  inverses,  non  plus  du  raffi- 
nement,  comme  quand  elles  étaient   l'oeuvre  de  la 
marquise  douairière,   mais  de   la  maladresse  toutes 
les   (Dis  qu'elles  étaient  employées   par  le   marquis 
son  fils  ou  par  ses  cousines.  Car  dans  toute  la  famille, 
jusqu'à  un  degré  assez  éloigné,  et  par  une  imitation 
admirative  de  tante  Zélia    la  règle  des  trois  adiectifs 
était    très   en    honneur,    de   même    qu'une    certaine 
manière  enthousiaste  de  reprendre  sa  respiration  en 
parlant.  Imitation  passée  dans  le  sang,  d'ailleurs  ;  et 
quand,  dans  la  famille,  une  petite  fille,  dès  son  enfance, 
s'arrêtait  en  parlant  pour  avaler  sa  salive,  on  disait  : 
«  Elle  tient  de  tante  Zélia  »,  on  sentait  que  plus  tard 
ses  lèvres  tendraient  assez  vite  à  s'ombrager  d'une 
légère  moustache,  et  on  se  promettait  de  cultiver  chez 


284    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

elle  les  dispositions  qu'elle  aurait  pour  la  musique. 
Les  relations  des  Cambremer  ne  tardèrent  pas  à  être 
moins  parfaites  avec  M™«  Verdurin  qu'avec  moi,  pour 
différentes  raisons.  Ils  voulaient  inviter  celle-ci.  La 
a  jeune  »  marquise  me  disait  dédaigneusement  :  a  Je 
ne  vois  pas  pourquoi  nous  ne  l'inviterions  pas,  cette 
femme  ;  à  la  campagne  on  voit  n'importe  qui,  ça  ne 
tire  pas  à  conséquence.  »  Mais,  au  fond,  assez  im- 
pressionnés, ils  ne  cessaient  de  me  consulter  sur  la 
façon  dont  ils  devaient  réaliser  leur  désir  de  politesse. 
Je  pensais  que,  comme  ils  nous  avaient  invités  à 
dîner,  Aibertine  et  moi,  avec  des  amis  de  Saint-Loup, 
gens  élégants  de  la  région,  propriétaires  du  château 
de  Gourville  et  qui  représentaient  un  peu  plus  que 
le  gratin  normand,  dont  M™^  Verdurin,  sans  avoir 
l'air  d'y  toucher,  était  friande,  je  conseillai  aux 
Cambremer  d'inviter  avec  eux  la  Patronne.  Mais  les 
châtelains  de  Féteme,  par  crainte  (tant  ils  étaient 
timides)  de  mécontenter  leurs  nobles  amis,  ou  (tant 
ils  étaient  naïfs)  que  M.  et  M°^«  Verdurin  s'ennuyas- 
sent avec  des  gens  qui  n'étaient  pas  des  intellectuels, 
ou  encore  (comme  ils  étaient  imprégnés  d'un  esprit 
de  routine  que  l'expérience  n'avait  pas  fécondé)  de 
mêler  les  genres  et  de  commettre  un  «  impair  », 
déclarèrent  que  cela  ne  corderait  pas  ensemble,  que 
cela  ne  «  bicherait  »  pas  et  qu'il  valait  mieux  réserver 
M"^  Verdunn  (qu'on  inHterait  avec  tout  son  petit  ., 
groupe)  pour  un  autre  dîner.  Pour  le  prochain  —  Il 
l'élégant,  avec  les  amis  de  Saint-Loup  —  ils  ne 
convièrent  du  petit  noyau  que  Morel,  afin  que  M.  de 
Charlus  fût  indirectement  informé  des  gens  brillants 
qu'ils  recevaient,  et  aussi  c  ue  le  musicien  fût  un 
élément  de  distraction  pour  les  invités,  car  on  lui 
demanderait  d'apporter  son  violon.  On  lui  adjoignit 
Cottard,  parce  que  M.  de  Cambremer  déclara  qu'il 
avait  de  l'entrain  et  «faisait  bien  »  dans  un  dîner; 
puis  que  cela  pourrait  être  commode  d'être  en  bons 


SODOME  ET   GOMORRHE  285 

termes  avec  un  médecin  si  on  avait  jamais  quelqu'un 
de  malade.  Mais  on  l'invita  seul,  pour  ne  «  rien  com- 
mencer avec  la  femme  ».  M"*®  Verdurin  fut  outrée 
quand  elle  apprit  que  deux  membres  du  petit  groupe 
étaient  iijvités  sans  elle  à  dîner  à  Féteme  «en  petit 
comité  ».  Elle  dicta  au  docteur,  dont  le  premier 
mouvement  avait  été  d'accepter,  une  fière  réponse 
où  il  disait  :  «  Nous  dînons  ce  soir-là  chez  M™«  Ver- 
durin »,  pluriel  qui  devait  être  une  leçon  pour  les 
Cambremer  et  leur  montrer  qu'il  n'était  pas  séparable 
de  M°»«  Cottard.  Quant  à  Morel,  M™«  Verdurin  n'eut 
pas  besoin  de  lui  tracer  une  conduite  impolie,  qu'il 
tint  spontanément,  voici  pourquoi.  S'il  avait,  à 
l'égard  de  M.  de  Charlus,  en  ce  qui  concernait  ses 
plaisirs,  une  indépendance  qui  affligeait  le  baron, 
nous  avons  vu  que  l'influence  de  ce  dernier  se  faisait 
sentir  davantage  dans  d'autres  domaines  et  qu'il 
avait,  par  exemple,  élargi  les  connaissances  musicales 
et  rendu  plus  pur  le  style  du  virtuose.  Mais  ce  n'était 
encore,  au  moins  à  ce  point  de  notre  récit,  qu'une 
influence.  En  revanche,  il  y  avait  un  terrain  sur  lequel 
ce  que  disait  M.  de  Charlus  était  aveuglément  cru  et 
exécuté  par  Morel,  Aveuglément  et  follement,  car 
non  seulement  les  enseignements  de  M.  de  Charlus 
étaient  faux,  mais  encore,  eussent-ils  été  valables 
pour  un  grand  seigneur,  appliqués  à  la  lettre  par 
Morel  ils  devenaient  burlesques.  Le  terrain  où  Morel 
devenait  si  crédule  et  était  si  docile  à  son  maître, 
c'était  le  terrain  mondain.  Le  violoniste,  qui,  avant 
de  connaître  M.  de  Charlus,  n'avait  aucune  notion  du 
monde,  avait  pris  à  la  lettre  l'esquisse  hautaine  et 
sommaire  que  lui  en  avait  tracée  le  baron  :  «  Il  y  a 
un  certain  nombre  de  familles  prépondérantes,  lui 
avait  dit  M.  de  Charlus,  avant  tout  les  Guei  mantes, 
qui  comptent  quatorze  alliances  avec  la  Maison  ae 
France,  ce  qui  est  d'ailleurs  surtout  flatteur  pour  la 
Maison  de  France,  car  c'était  à  Aidonce  de  Guer- 


286    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mantes  et  non  à  Louis  le  Gros,  son  frère  consanguin 
mais  puîné,  qu'aurait  dû  revenir  le  trône  d'=>  France. 
Sous  Louis  XIV,  nous  drapâmes  à  la  mort  de  Mon- 
sieur, comme  ayant  la  même  grand'mère  que  le 
Roi  ;  fort  au-dessous  des  Guermantes,  on  peut 
cependant  citer  les  La  Trémoïlle,  descendants  des 
rois  de  Naples  et  des  comtes  de  Poitiers  ;  les  d'Uzès, 
peu  anciens  comme  famille  mais  qui  sont  les  plus 
anciens  pairs  ;  les  Luynes,  tout  à  fait  récents  mais 
avec  l'éclat  de  grandes  alliances  ;  les  Choiseul,  les 
Harcourt,  les  La  Rochefoucauld.  Ajoutez  encore  les 
Noailles,  malgré  le  comte  de  Toulouse,  les  Montes- 
quiou,  les  Castellane  et,  sauf  oubli,  c'est  tout.  Quant 
à  tous  les  petits  messieurs  qui  s'appellent  marquis  de 
Cambremerde  ou  de  Vatefairefiche,  il  n'y  a  aucune 
différence  entre  eux  et  le  dernier  pioupiou  de  votre 
régiment.  Que  vous  alliez  faire  pipi  chez  la  comtesse 
Caca,  ou  caca  chez  la  baronne  Pipi,  c'est  la  même 
chose,  vous  aurez  compromis  votre  réputation  et  pris 
un  torchon  breneux  comme  papier  hygiénique.  Ce 
qui  est  malpropre.  »  Morel  avait  recueilli  pieusement 
cette  leçon  d'histoire,  peut-être  un  peu  sommaire  ;  il 
jugeait  les  choses  comme  s'il  était  lui-même  un 
Guermantes  et  souhaitait  une  occasion  de  se  trouver 
avec  les  faux  La  Tour  d'Auvergne  pour  leur  faire 
sentir,  par  une  poignée  de  main  dédaigneuse,  qu'il 
ne  les  prenait  guère  au  sérieux.  Quant  aux  Cam- 
bremer,  justement  voici  qu'il  pouvait  leur  témoigner 
qu'ils  n'étaient  pas  «  plus  que  le  dernier  pioupiou 
de  son  régiment  b.  Il  ne  répondit  pas  à  leur  invitation, 
et  le  soir  du  dîner  s'excusa  à  la  dernière  heure  par 
un  télégramme,  ravi  comme  s'il  venait  d'agir  en 
prince  du  sang.  Il  faut,  du  reste,  ajouter  qu'on  ne 
peut  imaginer  combien,  d'une  façon  plus  générale, 
M.  de  Charlus  pouvait  être  insupportable,  tatillon, 
et  même  lui  si  fin,  bête,  dans  toutes  les  occasions  où 
entraient  en  jeu  les  défauts  de  son  caractère.  On  peut 


SODOME  ET   GOMORRHE  287 

dire,  en  effet,  que  ceux-ci  sont  comme  une  maladie 
intermittente  de  l'esprit.  Oui  n'a  remarqué  le  îait 
sur  des  femmes,  et  même  des  hommes,  doués  d  intel- 
ligence remarquable,  mais  affligée  de  nervosité  ? 
Quand  ils  sont  heureux,  calmes,  satisfaits  de  leur 
entourage,  ils  font  admirer  leurs  dons  précieux  ; 
c'est,  à  la  lettre,  la  vérité  qui  parle  par  leur  bouche. 
Une  migraine,  une  petite  pique  d'amour-propre  suffit 
à  tout  changer.  La  lumineuse  intelligence,  brusque, 
convulsive  et  rétrécie,  ne  reflète  plus  qu'un  moi 
irrité,  soupçonneux,  coquet,  faisant  tout  ce  qu'il  faut 
pour  déplaire.  La  colère  des  Cambremer  fut  vive  ; 
et,  dans  l'intervalle,  d'autres  incidents  amenèrent 
une  certaine  tension  dans  leurs  rapports  avec  le  petit 
clan.  Comme  nous  revenions,  les  Cottard,  Charlus, 
Brichot,  More!  et  moi,  d'un  dîner  à  la  Raspelière 
et  que  les  Cambremer,  qui  avaient  déjeuné  chez  des 
amis  à  Harambou ville,  avaient  fait  à  l'aller  une 
partie  du  trajet  avec  nous  :  «  Vous  qui  aimez  tant 
Balzac  et  savez  le  reconnaître  dans  la  société  con- 
temporaine, avais-je  dit  à  M.  de  Charlus,  vous  devez 
trouver  que  ces  Cambremer  sont  échappés  des  Scènes 
de  la  vie  de  Province.  »  Mais  M.  de  Charlus,  absolu- 
ment comme  s'il  avait  été  leur  ami  et  si  je  l'eusse 
froissé  pai"  ma  remarque,  me  coupa  brusquement  la 
parole  :  «  Vous  dites  cela  parce  que  la  femme  est 
supérieure  au  mari,  me  dit-il  d'un  ton  sec.  —  Oh  I 
je  ne  voulais  pas  dire  que  c'était  la  Muse  du  dépar- 
tement, m'  Madame  de  Bargeton  bien  que...  »  M.  de 
Charlus  m'interrompit  encore  :  «  Dites  plutôt  M™«  de 
Mortsauf.  »  Le  train  s'arrêta  et  Brichot  descendit, 
a  Nous  avions  beau  vous  faire  des  signes,  vous  êtes 
terrible.  —  Comment  cela  ?  —  Voyons,  ne  vous 
êtes-vous  pas  aperçu  que  Brichot  est  amoureux  fou 
de  M°»e  de  Cambremer  ?»  Je  vis  par  l'attitude  des 
Cottard  et  de  Charhe  que  cela  ne  faisait  pas  l'ombre 
d'un  doute  dans  le  petit  noyau.  Je  crus  qu'il  y  avait 


288    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

de  la  malveillance  de  leur  part.  «  Voyons,  vous  n'avez 
pas  remarqué  comme  il  a  été  troublé  quand  vous 
avez  parlé  d'elle  »,  reprit  M.  de  Charlus,  qui  aimait 
montrer  qu'il  avait  l'expérience  des  femmes  et  parlait 
du  sentiment  qu'elles  inspirent  d'un  air  naturel  et 
comme  si  ce  sentiment  était  celui  qu'il  éprouvait  lui- 
même  habituellement.  Mais  un  certain  ton  d'équi- 
voque paternité  avec  tous  les  jeunes  gens  —  malgré 
son  amour  exclusif  pour  Morel  —  démentit  par  le 
ton  les  vues  d'homme  à  femmes  qu'il  émettait  : 
«  Oh  !  ces  enfants,  dit-il,  d'une  voix  aiguë,  mièvre 
et  cadencée,  il  faut  tout  leur  apprendre,  ils  sont 
innocents  comme  l'enfant  qui  vient  de  naître,  us  ne 
savent  pas  reconnaître  quand  un  homme  est  amou- 
reux d'une  femme.  A  votre  âge  i 'étais  plus  dessalé 
que  cela  »,  ajouta-t-il,  car  il  aimait  employer  les 
expressions  du  monde  apache,  peut-être  par  goût, 
peut-être  pour  ne  pas  avoir  l'air,  en  les  évitant, 
d'avouer  qu'il  fréquentait  ceux  dont  c'était  le  voca- 
bulaire courant.  Quelques  jours  plus  tard,  il  fallut 
bien  me  rendre  à  l'évidence  et  reconnaître  que 
Brichot  était  épris  de  la  marquise.  Malheureusement 
il  accepta  plusieurs  déjeuners  chez  elle.  M^^  Verdurin 
estima  qu'il  était  temps  de  mettre  le  holà.  En  dehors 
de  l'utilité  qu'elle  voyait  à  une  intervention,  pour  la 
politique  du  petit  noyau,  elle  prenait  à  ces  sortes 
d'explications  et  aux  drames  qu'ils  déchaînaient  un 
goût  de  plus  en  plus  vif  et  que  l'oisiveté  fait  naître, 
aussi  bien  que  dans  le  monde  aristocratique,  dans  la 
bourgeoisie.  Ce  fut  un  jour  de  grande  émotion  à  la 
Raspelière  quand  on  vit  M°^«  Verdurin  disparaître 
pendant  une  heure  avec  Brichot,  à  qui  on  sut  qu'elle 
avait  dit  que  M™«  de  Cambremer  se  moquait  de  lui, 
qu'il  était  la  fable  de  son  salon,  qu'il  allait  déshonorer 
sa  vieiDesse,  compromettre  sa  situation  dans  l'en- 
seignement. EUe  alla  jusqu'à  lui  parler  en  termes 
touchants  de  la  blanchisseuse  avec  qui  il  vivait  à 


SODOME  ET    GOMORRHE  289 

Paris,  et  de  leur  petite  fille.  Elle  l'emporta,  Brichot 
cessa  d'aller  à  Féterne,  mais  son  chagrin  fut  tel  que 
pendant  deux  jours  on  crut  qu'il  allait  perdre  com- 
plètement la  vue,  et  sa  maladie,  en  tout  cas,  avait 
fait  un  bond  en  avant  qui  resta  acquis.  Cependant 
les  Cambremer,  dont  la  colère  contre  Morel  était 
grande,  invitèrent  une  lois,  et  tout  exprès,  M.  de 
Charlus,  mais  sans  lui.  Ne  recevant  pas  de  réponse 
du  baron,  ils  craignirent  d'avoir  fait  une  gaSe  et, 
trouvant  que  la  rancune  est  mauvaise  conseillère, 
écrivirent  un  peu  tardivement  à  Morel,  platitude  qui 
fit  sourire  M.  de  Charlus  en  lui  montrant  son  pouvoir. 
«Vous  répondrez  pour  nous  deux  que  j'accepte», 
dit  le  baron  à  Morel.  Le  jour  du  dîner  venu,  on  atten- 
dait dans  le  grand  salon  de  Féterne.  Les  Cambremer 
donnaient  en  réalité  le  dîner  pour  la  fleur  de  chic 
qu'étaient  M.  et  M™*^  Féré.  Mais  ils  craignaient 
tellement  de  déplaire  à  M.  de  Charlus  que,  bien 
qu'ayant  connu  les  Féré  par  M.  de  Chevrigny,  M°»« 
de  Cambremer  se  sentit  la  fièvre  quand,  le  jour  du 
dîner,  elle  vit  celui-ci  venir  leur  faire  une  visite  à 
Féterne.  On  inventa  tous  les  prétextes  pour  le  ren- 
voyer à  Beausoieil  au  plus  vite,  pas  assez  pourtant 
pour  qu'il  ne  croisât  pas  dans  la  cour  les  Féré,  qui 
furent  aussi  choqués  de  le  voir  chassé  que  lui  honteux. 
Mais,  coûte  que  coûte,  les  Cambremer  voulaient  épar- 
gner à  M.  de  Charlus  la  vue  de  M.  de  Chevrigny, 
jugeant  celui-ci  provincial  à  cause  de  nuances,  qu'on 
néglige  en  famille,  mais  dont  on  ne  tient  compte  que 
vis-à-vis  des  étrangers,  qui  sont  précisément  les  seuls 
qui  ne  s'en  apercevraient  pas.  Mais  on  n'aime  pas  leur 
montrer  les  parents  qui  sont  restés  ce  que  l'on  s'est 
efforcé  de  cesser  d'être.  Quant  à  M.  et  M°»e  Féré,  ils 
étaient  au  plus  haut  degré  ce  qu'on  appelle  des  gens 
«  très  bien  ».  Aux  yeux  de  ceux  qui  les  qualifiaient 
ainsi,  sans  doute  les  Guermantes,  les  Rohan  et  bien 
d'autres  étaient  aussi  des  gen^  très  bien,  mais  leur 

Vol.  X.     19 


290    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

nom  dispensait  de  le  dire.  Comme  tout  le  monde  ne 
savait  pas  la  grande  naissance  de  la  mère  de  M""^  Féré, 
et  le  cercle  extraordinairement  fermé  qu'elle  et  son 
mari  fréquentaient,  quand  on  venait  de  les  nommer, 
pour  expliquer  on  ajoutait  toujours  que  c'était  des 
gens  u  tout  ce  qu'il  y  a  ae  mieux  ».  Leur  nom  obscur 
leur  dictait-il  une  sorte  de  hautaine  réserve  ?  Toujours 
est-il  que  les  Féré  ne  voyaient  pas  des  gens  que  des 
La  Trémoïlle  auraient  Iréquentés.  il  avait  fallu  la  situ- 
ation de  reine  du  bord  de  la  mer,  que  la  vieille  mar- 
quise de  Cambremer  avait  dans  la  Manche,  pour  que 
les  Féré  vinssent  à  une  de  ses  matinées  chaque  année. 
On  les  avait  invités  à  dîner  et  on  comptait  beaucoup 
sur  l'effet  qu'allait  produire  sur  eux  M.  de  Charlus.  On 
annonça  discrètement  qu'il  était  au  nombre  des  convi- 
ves. Par  hasard  M™*  Féré  ne  le  connaissait  pas.  M°»« 
de  Cambremei  en  ressentit  une  vive  satisfaction,  et 
le  sourire  du  chimiste  qui  va  mettre  en  rapport 
peur  la  prenjière  fois  deux  corps  particulièrement 
importants  erra  sur  son  visage.  La  porte  s'ouvrit 
et  M°»6  de  Cambremer  faillit  se  trouver  mal  en  vovant 
More)  entrer  seul.  Comme  un  secrétaire  des  com- 
mandements chargé  d'excuser  son  ministre,  comme 
une  épouse  morganatique  qui  exprime  le  regret  qu'a 
le  prince  d'être  souffrant  (ainsi  en  usait  M"**  de 
Clfnchamp  à  l'égard  du  duc  d'Aumale),  Morel  dit 
du  ton  le  plus  léger  :  «  Le  baron  ne  pourra  pas  venir. 
Il  est  un  peu  indisposé,  du  moins  je  crois  que  c'est 
pour  cela...  Je  ne  l'ai  pas  rencontré  cette  semaine  », 
ajouta-t-il,  désespérant,  jusque  par  ces  dernières 
paroles,  M""'  de  Cambremer  qui  avait  dit  à  M.  et 
M"°«  Féré  que  More;  voyait  M.^e  Charlus  à  toutes  les 
heures  du  jour.  Les  Cambremer  teignirent  que 
l'absence  du  baron  était  un  agrément  de  plus  à  la 
réunion  et,  sans  se  laisser  entendre  de  Morel,  disaient 
à  leurs  invités  :  «  Nous  nous  passerons  de  lui,  n  est-ce 
pas,  ce  ne  sera  que  plus  agréable.  »  Mais  ils  étaient 


SODOME  ET  GOMORRHE  291 

furieux,  soupçonnèrent  une  cabale  montée  par 
M""*  Verdurm,  et,  du  tac  au  tac,  quand  celle-ci  les 
réinvita  à  la  Raspelière,  M.  de  Cambremer,  ne 
pouvant  résister  au  plaisir  de  revoir  sa  maison  et  de 
se  retrouver  dans  le  petit  groupe,  vint,  mais  seul, 
en  disant  que  la  marquise  était  désolée,  mais  que  son 
médecin  lui  avait  ordonné  de  garder  la  chambre. 
Les  Cambremer  crurent,  par  cette  demi-présence,  à 
la  fois  donner  une  leçon  à  M.  de  Charlus  et  montrer 
aux  Verdurin  qu'ils  n'étaient  tenus  envers  eux  qu'à 
ime  politesse  limitée,  comme  les  princesses  du  sang 
autrefois  reconduisaient  les  duchesses,  mais  seulement 
jusqu'à  la  moitié  de  la  seconde  chambre.  Au  bout  de 
quelques  semaines  Us  étaient  à  peu  près  brouillés. 
M.  de  Cambremer  m'en  donnait  ce.s  explications  : 
«Je  vous  dirai  qu'avec  M.  de  Charlus  c'était  difficile. 
H  est  extrêmement  dreyfusard...  —  Mais  non  !  — 
Si...,  en  tout  cas  son  cousin  le  prince  de  Guermantes 
l'est,  on  leur  lette  assez  la  pierre  pour  ça.  J'ai  des 
parents  très  a  l'œil  là-dessus.  Je  ne  peux  pas  fré- 
quenter ces  gens-là,  je  me  brouillerais  avec  toute 
ma  famille.  —  Puisque  le  prince  de  Guermantes  est 
dreyfusard,  cela  ira  d'autant  mieux,  dit  M™»  de 
Cambremer,  que  Saint-Loup,  qui,  dit-on,  épouse  sa 
nièce,  l'est  aussi.  C'est  même  peut-être  la  raison  du 
mariage.  —  Voyons,  ma  chère,  ne  dites  pas  que  Saint- 
Loup,  que  nous  aimons  beaucoup,  est  dreyfusard. 
On  ne  doit  pas  répandre  ces  allégations  à  la  légère, 
dit  M.  de  Cambremer.  Vous  le  fenez  bien  voir  dans 
l'armée  '  —  Il  l'a  été,  mais  il  ne  l'est  plus,  dis-je  à 
M.  de  Cambremer.  Quant  à  son  mariage  avec  M'^^ 
de  Guermantes-Bra^sac,  est-ce  vrai  ?  —  On  ne  parle 
que  de  ça  mais  vous  êtes  bien  placé  pour  le  savoir. 
—  Mais  je  vous  répète  qu'il  me  l'a  dit  à  moi-même 
qu'il  était  dreytusard,  dit  M"*'  de  Cambremer.  C'est, 
du  reste,  très  excusable,  les  Guermantes  sont  à  moi- 
tié allemands.  —  Pour  les  Guermantes  de  la  rue  de 


292    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Varenne,  vous  pouvez  dire  tout  à  fait,  dit  Cancan 
Mais  Saint-Loup,  c'est  une  autre  paire  de  manches 
il  a  beau  avoir  toute  une  parenté  allemande,  son  père 
revendiquait  avant  tout  son  titre  de  grand  seigneur 
français,  il  a  repris  du  service  en  187 1  et  a  été  tué 
pendant  la  guerre  de  la  plus  belle  façon.  J'ai  beau 
être  très  à  cheval  là-dessus,  il  ne  faut  pas  faire  d'exa- 
gération ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  In  medio... 
virtus,  ah  !  je  ne  peux  pas  me  rappeler.  C'est  quelque 
chose  que  dit  le  docteur  Cottard.  En  voilà  un  qui  a 
toujours  le  mot.  Vous  devriez  avoir  ici  un  petit 
Larousse.  »  Pour  éviter  de  se  prononcer  sur  la  citation 
latine  et  abandonner  le  sujet  de  Saint-Loup,  où  son 
mari  semblait  trouver  qu'elle  manquait  de  tact, 
M™«  de  Cambremei  se  rabattit  sur  la  Patronne,  dont 
la  brouille  avec  eux  était  encore  plus  nécessaire  à 
expliquer.  «  Nous  avons  loué  volontiers  la  Raspelière 
à  Mp-*^  Verdurin,  dit  la  marquise.  Seulement  elle  a 
eu  l'air  de  croire  qu'avec  la  maison  et  tout  ce  qu'elle 
a  trouvé  le  moyen  de  se  faire  attribuer,  la  jouissance 
du  pré,  les  vieilles  tentures,  toutes  choses  qui  n'é- 
taient nullement  dans  le  baU,  elle  aurait  en  plus  le 
droit  d'être  liée  avec  nous.  Ce  sont  des  choses  abso- 
lument distinctes.  Notre  tort  est  de  n'avoir  pas  fait 
faire  les  choses  simplement  par  un  gérant  ou  par 
une  agence.  A  Féterne  ça  n'a  pas  d'importance,  mais 
je  vois  d'ici  la  tête  que  ferait  ma  tante  de  Ch'nouville 
si  elle  voyait  s'amener,  à  mon  jour,  la  mère  Verdurin 
avec  ses  cheveux  en  l'air.  Pour  M.  de  Charius,  natu- 
rellemeni.  û  connaît  des  gens  très  bien,  mais  iJ  en 
connaît  aussi  de  très  mal.  »  Je  demandai  lesqueis. 
Pressée  de  questions,  M™«  de  Cambremer  finit  par 
dire:  «On  prétend  que  c'est  lui  qui  taisait  Vivre  un 
monsieur  Moreau,  Morille,  Morue,  je  ne  sais  plus. 
Aucun  rapport,  bien  entendu,  avec  Morel.  le  violo- 
niste, ajouta-t-elle  en  rougissant.  Quand  j'ai  senti 
que  M""e   Verdurm   s'imaginait   que,   parce    qu'elle 


SODOME  ET   GOMORRHE  293 

était  notre  locataire  dans  la  Manche,  elle  aurait  le 
droit  de  me  taire  des  visites  à  Paris,  j'ai  compns  qu'il 
tallait   couper  le  câble.  » 

Malgré  cette  brouille  avec  la  Patronne,  les  Cam- 
bremer  n'étaient  peis  mal  avec  les  fidèles,  et  montaient 
volontiers  dans  notre  wagon  quand  ils  étaient  sur 
la  ligne.  Quand  on  était  sur  le  point  d'arriver  à 
DouviUe,  Albertine,  tirant  une  dernière  fois  son  mi- 
roir, trouvait  quelquefois  utile  de  changer  ses  gants 
ou  d'ôter  un  instant  son  chapeau  et,  avec  le  peigne 
d'écaillé  que  je  lui  avais  donné  et  qu'elle  avait  dans 
les  cheveux,  elle  en  lissait  les  coques,  en  relevait  le 
bouffant,  et,  s'il  était  nécessaire,  au-dessus  des 
ondulations  qui  descendaient  en  vallées  régulières 
jusqu'à  la  nuque,  remontait  son  chignon.  Une  fois 
dans  les  voitures  qui  nous  attendaient,  on  ne  savait 
plus  du  tout  011  on  se  trouvait  ;  les  routes  n'étaient 
pas  éclairées  ;  on  reconnaissait  au  bruit  plus  fort  des 
roues  qu'on  traversait  un  village,  on  se  croyait 
arrivé,  on  se  retrouvait  en  pleins  champs,  on  enten- 
dait des  cloches  lointaines,  on  oubliait  qu'on  était  en 
smoking,  et  on  s'était  presque  assoupi  quand,  au 
bout  de  cette  longue  marge  d 'obscurité  qui,  à  cause 
de  la  distance  parcourue  et  des  incidents  caracté- 
ristiques de  tout  trajet  en  chemin  de  fer,  semblait 
nous  avoir  portés  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit 
et  presque  à  moitié  chemm  d'un  retour  vers  Paris, 
tout  à  coup,  après  que  le  glissement  de  la  voiture 
sur  un  sable  plus  fin  avait  décelé  qu'on  venait  d'en- 
trer dans  le  parc,  explosaient,  nous  réintroduisant 
dans  la  vie  mondaine,  les  éclatantes  lumières  du  saion, 
puis  de  la  salle  à  manger,  où  nous  éprou\aons  un  vif 
mouvement  de  recul  en  entendant  sonner  ces  huit 
heures  que  nous  croyions  passées  depuis  longtemps, 
tandis  que  les  services  nombreux  et  les  vins  fins 
allaient  se  succéder  autour  des  hommes  en  frac  et  des 
femmes  à  demi  décolletées,  en  un  dîner  rutilant  de 


294    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

clarté  comme  un  rentable  dîner  en  ville  et  qu'entou- 
rait seuJement,  chantjeant  par  là  son  caractère,  la 
double  écharpe  sombre  et  singulière  qu'avaient 
tissée,  détournées  par  cette  utilisation  mondaine  de 
leur  solennité  première,  les  heures  nocturnes  cham- 
pêtres et  marines  de  l'aller  et  du  retour.  Celui-ci 
nous  forçait,  en  effet,  à  quitter  la  splendeur  rayon- 
nante et  vite  oubliée  du  salon  lumineux  pour  les 
voitures,  où  je  m'arrangeais  à  être  avec  Albertine 
afin  que  mon  amie  ne  pût  être  avec  d'autres  sans 
moi,  et  souvent  pour  une  autre  cause  encore,  qui 
est  que  nous  pouvions  tous  deux  faire  bien  des 
choses  dans  une  voiture  noire  où  les  heurts  de  la 
descente  nous  excusaient,  d'ailleurs,  au  cas  où  un 
brusque  rayon  filtrerait,  d'être  cramponnés  l'un  à 
l'autre.  Quand  M.  de  Cambremer  n'était  pas  encore 
brouillé  avec  les  Verdurin,  il  me  demandait  :  «  Vous 
ne  croyez  pas,  avec  ce  brouillard-là,  que  vous  allez 
avoir  vos  étouffements  ?  Ma  sœur  en  a  eu  de  terribles 
ce  m.atin.  Ah  !  vous  en  avez  aussi,  disait -il  avec 
satisfaction.  Je  le  lui  dirai  ce  soir.  Je  sais  qu  en 
rentrant  eUe  s'informera  tout  de  suite  s'il  y  a  long- 
temps que  vous  ne  les  avez  pas  eus.  »  Il  ne  me  parlait, 
d'ailleurs,  des  miens  que  pour  arriver  à  ceux  de  sa 
sœur,  et  ne  me  faisait  décrire  les  particularités  des 
premiers  que  pour  mieux  marquer  les  difiérences 
qu'il  y  avait  entre  les  deux.  Mais  malgré  celles-ci, 
comme  les  étouffements  de  sa  sœur  lui  paraissaient 
devoir  faire  autorité,  il  ne  pouvait  croire  que  ce  qui 
«réussissait  »  aux  siens  ne  fût  pas  indiqué  pour  les 
miens,  et  il  s'irritait  que  je  n'en  essayasse  pas,  car 
il  y  a  une  chose  plus  difficile  encore  que  de  s'astreindre 
à  un  régime,  c'est  de  ne  pas  l'imposer  aux  autres. 
«  D'ailleurs,  que  dis-je,  moi  profane,  quand  vous  êtes 
ici  devant  l'aréopage,  à  la  source.  Qu'en  pense  le 
professeur  Cottard  ?»  Je  revis,  du  reste,  sa  femme 
une  autre  fois  parce  qu'elle  avait  dit  que  ma  «  cou- 


SODOME  ET   GOMORRHE  295 

sine  »  avait  un  drôle  de  genre  et  que  je  voulus  savoir 
ce  qu'elle  entendait  par  là.  Elle  nia  l'avoir  dit,  mais 
finit  par  avouer  qu'elle  avait  parlé  d'une  personne 
qu'elle  avait  cru  rencontrer  avec  ma  cousine.  Klle  ne 
savait  pas  son  nom  et  dit  finalement  que,  si  elle  ne 
se  trompait  pas,  c'était  la  femme  d'un  banquier, 
laquelle  s'appelait  Lina,  Linette,  Lisette,  Lia  enfin 
quelque  chose  de  ce  genre.  Je  pensais  que  «  temme 
d'un  banquier  b  n'était  mis  que  pour  plus  de  démar- 
quage. Je  voulus  demander  à  Albertine  si  c'était 
vrai.  Mais  j'aimais  mieux  avoir  l'air  de  celui  qui  sait 
que  de  celui  qui  questionne.  D'ailleurs  Albertine  ne 
m'eût  rien  répondu  ou  un  non  dont  le  «  n  »  eût  été 
trop  hésitant  et  le  0  on  »  trop  éclatant.  Albertine  ne 
racontait  iamais  de  faits  pouvant  lui  faire  du  tort, 
mais  d'autres  qui  ne  pouvaient  s'expliquer  que  par 
les  premiers,  la  vérité  étant  plutôt  un  courant  qui 
part  de  ce  qu'on  nous  dit  et  qu'on  capte,  tout  invi- 
sible qu'il  soit,  que  la  chose  même  qu'on  nous  a  dite. 
Ainsi,  quand  je  lui  assurai  qu'une  femme  qu'elle 
avait  connue  à  Vichy  avait  mauvais  genre,  elle  me 
jura  que  cette  femme  n'était  nullement  ce  que  je 
croyais  et  n'avait  jamais  essayé  de  lui  faire  faire  le 
mal.  Mais  elle  ajouta  un  autre  jour,  comme  je  parlais 
de  ma  curiosité  de  ce  genre  de  personnes,  que  la 
dame  de  Vichy  avait  une  amie  aussi,  qu'elle,  Alber- 
tine, ne  connaissait  pas,  mais  que  la  dame  lui  avait 
«  promis  de  lui  faire  connaître  ».  Pour  qu'elle  le  lui 
eût  promis,  c'était  donc  qu'Albertine  le  désirait,  ou 
que  'a  dame  avait,  en  le  lui  offrant,  su  lui  faire 
plaisir  Mais  si  je  l'avais  objecté  à  Albertine,  j'aurais 
eu  l'air  de  ne  tenir  mes  révélations  que  d'elle,  je  les 
aurais  arrêtées  aussitôt,  je  n'eusse  plus  rien  su, 
j'eusse  cessé  de  me  faire  craindre.  D'ailleurs,  nous 
étions  à  Balbec,  la  dame  de  Vichy  et  son  amie 
habitaient  .Menton  ,  l'éloi^nement,  l'impossibilité  du 
danger  eut  tôt  lait  de  détruire  mes  soupçons.  Souvent, 


296    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

quand  M.  de  Cambremer  m'interpellait  de  la  gare,  je 
venais  avec  Albertine  de  profiter  des  ténèbres,  et 
avec  d'autant  plus  de  peine  que  celle-ci  s'était  vin 
peu  débattue,  craignant  qu'elles  ne  fussent  pas 
assez  complètes.  «  Vous  savez  que  je  suis  sûre  que 
Cottard  nous  a  vus  ;  du  reste,  même  sans  voir  il  a 
bien  entendu  notre  voix  étouffée,  juste  au  moment  où 
on  parlait  de  vos  étoufiements  d'un  autre  genre  », 
me  disait  Albertine  en  arrivant  à  la  gare  de  Douville 
où  nous  reprenions  le  petit  chemin  de  fer  pour  le 
retour.  Mais  ce  retour,  de  même  que  l'aller,  si,  en  me 
donnant  quelque  impression  de  poésie,  il  réveillait 
en  moi  le  désir  de  faire  des  voyages,  de  mener  une 
vie  nouvelle,  et  me  faisait  par  là  souhaiter  d'abandon- 
ner tout  projet  de  mariage  avec  Albertme,  et  même 
de  rompre  définitivement  nos  relations,  me  rendait 
aussi,  et  à  cause  même  de  leur  nature  contradic- 
toire, cette  rupture  plus  facile.  Car,  au  retour  aussi 
bien  qu'à  l'aller,  à  chaque  station  montaient  avec 
nous  ou  nous  disaient  bonjour  du  quai  des  gens  de 
connaissance  ;  sur  les  plaisirs  turtifs  de  l'imagination 
dominaient  ceux,  continuels,  de  la  sociabilité,  qui 
sont  si  apaisants,  si  endormeurs.  Déjà,  avant  les 
stations  elles-mêmes,  leurs  noms  (qui  m'avaient 
tant  fait  rêver  depuis  le  jour  où  je  les  avais  entendus, 
le  premier  soir  où  j'avais  voyagé  avec  ma  grand'mère) 
s'étaient  humanisés,  avaient  perdu  leur  singularité 
depuis  le  soir  où  Brichot,  à  la  prière  d 'Albertine, 
nous  en  avait  plus  complètement  expliqué  les  éty- 
mologies.  J'avais  trouvé  charmant  la  fleur  qui  ter- 
minait certains  noms,  comme  Fiquefleur,  Honfleur, 
Fiers,  Barfleur,  Harfleur,  etc.,  et  amusant  le  bœuf 
qu'il  y  a  à  la  fin  de  Bricquebœuf.  Mais  la  fleur  dis- 
parut, et  aussi  le  bœuf,  quand  Brichot  (et  cela,  il 
me  l'avait  dit  le  premier  jour  dans  le  train)  nous 
apprit  que  fleur  veut  dire  «  port  »  (comme  fiord)  et  que 
bœuf,  en  normand  budh,  signifie  «  cabane  ».  Comme  il 


SODOME  ET   GOMORRHE  297 

citait  plusieurs  exemples,  ce  qui  m'avait  paru  parti- 
culier se  généralisait  :  Bricquebœuf  allait  rejoindre 
Elbeuf .  et  même,  dans  un  nom  au  premier  abord  aussi 
indivrJuei  que  le  lieu,  comme  le  nom  de  Pennedepie, 
où  les  étrangetés  les  plus  impossibles  à  éluciaer  par 
la  raison  me  semblaient  amalgamées  depuis  un  temps 
immémorial  en  un  vocable  vilain,  savoureux  et 
durci  comme  certain  fromage  normand,  je  fus  désolé 
de  retrouver  le  pen  gaulois  qui  signifie  «  montagne  » 
et  se  retrouve  aussi  bien  dans  Pennemarck  que  dans 
les  Apennins.  Comme,  à  chaque  arrêt  du  tram,  je 
sentais  que  nous  aunons  des  mains  amies  à  serrer, 
sinon  des  visites  à  recevoir,  je  disais  à  Albertine  : 
a  Dépêchez-vous  de  demander  à  Brichot  les  noms 
que  vous  voulez  savoir.  Vous  m'aviez  parié  de  Mar- 
cou ville  l'Orgueilleuse.  —  Oui,  j'aime  beaucoup  cet 
orgueil,  c'est  un  village  fier,  dit  Albertme.  —  Vous 
le  trouvenez,  répondit  Brichot,  plus  fier  encore  si, 
au  lieu  de  se  taire  française  ou  m^me  de  basse  latinité, 
telle  qu'on  la  trouve  dans  le  cartulaire  de  l'évêque 
de  Bayeux,  Matcouvilla  super ba,  vous  preniez  la 
forme  plus  ancienne,  plus  voisine  du  normand 
Marculphivilla  super  ha,  le  village,  le  domaine  de 
Merculph.  Dans  presque  tous  ces  noms  qui  se  ter- 
minent en  vtUe,  vous  pourriez  voir,  encore  dressé 
sur  cette  côte,  le  fantôme  des  rudes  envahisseurs 
normands.  A  Harambou ville,  vous  n'avez  eu,  debout 
à  la  portière  du  wagon,  que  notre  excellent  docteur 
qui,  évidemment,  n'a  rien  d'un  chef  norois.  Mais  en 
fermant  les  yeux  vous  pourriez  voir  l'illustre  Heri- 
mund  (H ertmundivilla).  Bien  que  je  ne  sache  pour- 
quoi on  aille  sur  ces  routes-ci,  comprises  entre 
Loigny  et  Balbec-Plage,  plutôt  que  sur  celles,  fort 
pittoresques,  qui  conduisent  de  Loigny  au  vieux 
Balbec,  M°"^  Verdurin  vous  a  peut-être  promenés  de 
ce  côté-là  en  voiture.  Alors  vous  avez  vu  Irjcarville 
ou  village  de  Wiscar,  et  Tourville,  avant  d'arriver 


298    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

chez  M™e  Verdurin,  c'est  le  village  de  Turold.  D'ail- 
leurs il  n'y  eut  pas  que  des  Normands.  Il  semble  que 
des  Allemands  soient  venus  iusqu'ici  (Aumenancourt, 
Alemantcums'  ;  iiC  le  disons  pas  à  ce  jeune  officier 
que  j'aperçois  ;  il  serait  capable  de  ne  plus  vouloir 
aller  chez  ses  cousins.  Il  y  eut  aussi  des  Saxons, 
comme  en  témoigne  la  fontaine  de  Sissonne  (un  des 
buts  de  promenade  favoris  de  M""'  Verdunn  et  à 
juste  titre),  aussi  bien  qu'en  Angleterre  le  Middlesex, 
le  Wessex.  Chose  inexplicable,  il  semble  que  des 
Goths,  des  «  gueux  »  comme  on  disait,  soient  venus 
jusqu'ici,  et  même  les  Maures,  car  Mortagne  vient 
de  Mauretama.  La  trace  en  est  restée  à  Gourville 
(Gothorumvilla) .  Quelque  vestige  des  Latins  subsiste 
d'ailleurs  aussi,  Lagny  (Latiniacum).  —  Moi  je 
demande  l'explication  de  Thorpehomme,  dit  M.  de 
Charlus.  Je  comprends  «  homme  »,  ajouta-t-il.  tandis 
que  le  sculpteur  et  Cottard  échangeaient  un  regard 
d'intelligence.  Mais  Thorph  ?  —  a  Homme  »  ne 
signifie  nullement  ce  que  vous  êtes  naturellement 
porté  à  croire,  baron,  répondit  Bnchot,  en  regardant 
malicieusement  Cottard  et  le  sculpteur.  «  Homme  » 
n'a  rien  à  voir  ici  avec  le  sexe  auquel  je  ne  dois  pas 
ma  mère.  «  Homme  »  c'est  Holm,  qui  signifie  «  îlot  », 
etc..  Quant  à  Thorph,  ou  a  village  »,  on  le  retrouve 
dans  cent  mots  dont  j'ai  déjà  ennuyé  notre  jeune 
ami.  Ainsi  dans  Thoipehomme  il  n'y  a  pas  de 
nom  de  chef  normand,  mais  des  mots  de  la  langue 
normande.  Vous  voyez  comme  tout  ce  pays  a  *^té 
germanisé.  —  Je  crois,  qu'il  exagère,  dit  M.  de  Charlus. 
J'ai  été  hier  à  Orgeville.  —  Cette  fois-n  je  vous  rer.ds 
l'homme  que  je  vous  avais  ôté  dans  Thorpehomme, 
baron.  Soit  dit  sans  pédant isme,  une  charte  de 
Robert  I"  ni.us  donne  pour  Orgeville  Ot^f^vtUa,  le 
domaine  d'Otger.  Tous  ces  noms  sont  ceux  d'anciens 
seigneurs.  Octeville  la  Venelle  est  pour  l'Avenel.  Les 
Avenel  étaient  une  famiile  connue  au  moyen  âge. 


SODOME  ET   GOMORRHE  299 

BourguenoUes,  où  M^^  Verdurin  nous  a  emmenés 
l'autre  jour,  s'écrivait  «  Bourg  de  Môles  »,  car  ce 
village  appartint,  au  xi«  siècle,  à  Baudoin  de  Môles, 
ainsi  que  la  Chaise-Baudom  ;  mais  nous  voici  à  Don- 
cières.  —  Mon  Dieu,  que  de  lieutenants  vont  essayer 
de  monter,  dit  M.  de  Charlus,  avec  un  effroi  simulé. 
Je  le  dis  pour  vous,  car  moi  cela  ne  me  gêne  pas, 
puisque  je  descends.  —  Vous  entendez,  docteur  ? 
dit  Brichot.  Le  baron  a  peur  que  des  officiers  ne  lui 
passent  sur  le  corps.  Et  pourtant,  Us  sont  dans  leur 
rôle  en  se  trouvant  massés  ici,  car  Doncières,  c'est 
exactement  Saint-Cyr,  Dominus  Cyriaous.  Il  y  a 
beaucoup  de  noms  de  villes  oia  sanctus  et  sancta  sont 
remplacés  par  dominus  e'  par  domina.  Du  reste,  cette 
ville  calme  et  militaire  a  parfois  de  faux  airs  de 
Saint-Cyr,  de  Versailles,  et  même  de  Fontainebleau.» 
U*endant  ces  retours  (comme  à  l'aller),  le  disais  à  ^.y- 
Albertine  de  se  vêtir,  car  je  savais  bien  qu'à  Amnan-  11/ 
court,  à  Doncières,  à  Épreville,  à  Saint- Vast,  nous 
aurions  de  courtes  visites  à  recevoir  Elles  ne  m'é- 
taient d'ailleurs  pas  désagréables,  que  ce  fût,  à 
Hermenonville  (le  domaine  d'Herimund),  celle  de 
M.  de  Chevngny,  profitant  de  ce  qu'il  était  venu 
chercher  des  invités  pour  me  demander  de  venir  le 
lendemain  déjeuner  à  Montsurvent,  ou,  à  Doncières, 
la  brusque  invasion  d'un  des  charmants  amis  de 
Saint-Loup  envoyé  par  lui  (s'il  n'était  pas  libre) 
pour  me  transmettre  une  invitation  du  capitaine  de 
Borodino,  du  mess  des  officiers  au  Coq  Hardi,  ou 
des  sous-officiers  au  Faisan  Dôï^  Saint-Loup  venait  ' 
souvent  lui-même,  et  pendant  tout  le  temps  qu'il 
était  là,  sans  qu'on  pût  s'en  apercevoir,  je  tenais 
Albertine  prisonnière  sous  mon  regard,  d'ailleur 
inutilement  vigilant.  Une  tois  pourtant  j'interrompis 
ma  garde.  Comme  il  y  avait  un  long  arrêt,  Bloch, 
nous  avant  salué,  se  sauva  presque  aussitôt  pour 
rejoindre  son  père,  lequel  venait  d'hénter  de  son 


^oo    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

oncle  et,  ayant  loué  un  château  qui  s'appelait  la 
Commanderie,  trouvait  grand  seigneur  de  ne  cir- 
culer qu'en  une  chaise  de  poste,  avec  des  postillons 
en  livrée.  Bloch  me  pria  de  l'accompagner  jusqu'à  la 
voiture.  «  Mais  hâte-toi,  car  ces  quadrupèdes  sont 
impatients  ;  viens,  homme  cher  aux  dieux,  tu  feras 
plaisir  à  mon  pèrp.  »  Mais  je  souffrais  trop  de  laisser 
Aibertine  dans  le  train  avec  Saint-Loup,  ils  auraient 
pu,  pendant  que  j'avais  le  dos  tourné,  se  parier, 
aller  dans  un  autre  wagon,  se  sourire,  se  toucher  ; 
mon  regard  adhérent  à  Aibertine  ne  pouvait  se  déta- 
cher d'elle  tant  que  Saint-Loup  serait  là.  Or  je  vis 
très  bien  que  Bloch,  qui  m'avait  demandé  comme 
un  service  d'aller  dire  bonjour  à  son  père,  d'abord 
trouva  peu  gentil  que  je  le  lu]  refusasse  quand  nen 
ne  m'en  empêchait,  es  employés  ayant  prévenu  que  le 
train  resterait  encore  au  moins  un  quart  d'heure  en 
gare,  et  que  presque  tous  les  voyageurs,  sans  lesquels 
il  ne  repartirai,  pas.  éiaient  descendus  ;  et  ensuite  ne 
douta  pas  que  ce  tût  parce  que  décidément  —  ma 
conduite  en  cette  occasion  lui  était  une  réponse 
décisive  —  j'étais  snob.  Car  il  n'ignorait  pas  le  nom 
des  personnes  avec  qui  je  me  trouvais.  En  effet,  M.  de 
Charlus  m'avait  dit,  quelque  temps  auparavant  et 
sans  se  souvenir  ou  se  soucier  que  cela  eût  jadis  été 
fait  pour  se  rapprocher  de  lui  :  o  Mais  présentez-moi 
donc  votre  ami,  ce  que  vous  faites  est  un  manque  de 
respect  pour  moi  »,  et  il  avait  causé  avec  Bloch,  qui 
avait  paru  lui  plaire  extrêmement  au  point  qu'il 
l'avait  gratifié  d'un  «j'espère  vous  revoir».  'Alors 
c'est  irrévocable,  tu  ne  veux  pas  faire  ceî^  cent 
mètres  pour  dire  bonjour  à  mon  père,  à  qui  ça  terait 
tant  de  plaisir  ?  »  me  dit  Bloch.  J'étais  malheureux 
d'avoir  l'air  de  manquer  à  la  bonne  camaraderie, 
plus  encore  de  la  cause  pour  laquelle  B.och  croyait  que 
j'y  manquais,  et  de  sentir  qu'il  s'imaginait  que  je 
n'étais  pas  le  même  avec  mes  amis  bourgeois  quand 


SODOME  ET   GOMOFRHE  301 

il  y  avait  des  gens  «  nés  ».  De  ce  jour  il  cessa  de  me 
témoigner  la  même  amitié,  et,  ce  qui  m'était  plus 
pénible,  n'eut  plus  pour  mon  caractère  la  même 
estime.  Mais  pour  le  détromper  sur  le  motil  qui 
m'avait  fait  rester  dans  le  wagon,  il  m'eût  fallu  lui 
dire  quelque  chose  —  à  savoir  que  j'étais  jaloux 
d'Albertine  —  qui  m'eût  été  encore  plus  douloureux 
que  de  le  laisser  croire  que  j'étais  stupidement  mon- 
dain. C'est  ainsi  que,  théoriquement,  on  trouve  qu'on 
devrait  toujours  s'expliquer  franchement,  éviter  les 
malentendus.  Mais  bien  souvent  la  vie  les  combine 
de  telle  manière  que  pour  les  dissiper,  dans  les 
rares  cu"constances  où  ce  serait  possible,  il  faudrait 
révéler  ou  bien  —  ce  qui  n'est  pas  le  cas  ici  —  quelque 
chose  qui  froisserait  encore  plus  notre  ami  que  le 
tort  imaginaire  qu'il  nous  impute,  ou  un  secret  dont 
la  divulgation  —  et  c'était  et  qui  venait  de  m 'arriver 
—  nous  paraît  pire  encore  que  le  malentendu.  Et 
d'ailleurs,  même  sans  expliquer  à  Bloch,  puisque  je 
ne  le  pouvais  pas,  la  raison  pour  laquelle  je  ne  l'avais 
pas  accompagné,  si  je  l'avais  prié  de  ne  pas  être 
froissé  je  n'aurais  fait  que  redoubler  ce  froissement 
en  montrant  que  je  m'en  étais  aperçu.  Il  n'y  avait 
rien  à  faire  qu'à  s'incliner  devant  ce  fatum  qui  avait 
voulu  que  la  présence  d'Albertine  empêchât  de  le 
reconduire  et  qu'il  pût  croire  que  c'était  au  contraire 
celle  de  gens  brillants,  laquelle,  l'eussent-ils  été  cent 
fois  plus,  n'aurait  eu  pour  effet  que  de  me  faire 
occuper  exclusivement  de  Bloch  et  réserver  potir  lui 
toute  ma  politesse.  Il  sufi&t,  de  la  sorte,  qu'acciden- 
tellement, absurdement,  un  incident  (ici  la  mise  en 
présence  d'Albertine  et  de  Saint-Loup)  s'interpose 
entre  deux  destinées  dont  les  hgnes  convergeaient 
l'une  vers  l'autre  pour  qu'elles  soient  déviées, 
s'écartent  de  plus  en  plus  et  ne  se  rapprochent 
jamais.  Et  il  y  a  des  amitiés  plus  belles  que  celle  de 
Bloch  pour  moi,  qui  se  sont  trouvées  détniites,  sans 


302    A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  l'auteur  involontaire  de  la  brouille  ait  iamais  pu 
expliquer  au  brouillé  ce  qui  sans  doute  eût  guéri 
son  amour-propre  et  ramené  sa  sympathie  fuyante. 
Amitiés  plus  belles  que  celle  de  Bloch  ne  serait  pas, 
du  reste,  beaucoup  dire.  Il  avait  tous  les  défauts 
qui  me  déplaisaient  le  plus.  Ma  tendresse  pour  Alber- 
tine  se  troyvait,  par  accident,  les  rendre  tout  à  fait 
insupportables.  Ainsi,  dans  ce  simple  moment  où  je 
causai  avec  lui  tout  en  surveillant  Robert  de  l'oeil, 
Bloch  me  dit  qu'il  avait  déjeuné  chez  M™«  Bontemps 
et  que  chacun  avait  parlé  de  moi  avec  les  plus  grands 
éloges  jusqu'au  «  déclin  d'Hélios  »,  «  Bon,  pensai-je, 
comme  M™«  Bontemps  croit  Bloch  un  génie,  le  suf- 
frage enthousiaste  qu'il  m'aura  accordé  fera  plus 
que  ce  que  tous  les  autres  ont  pu  dire,  cela  reviendra 
à  Albertine.  D'un  jour  à  l'autre  elle  ne  peut  manquer 
d'apprendre,  et  cela  m  étonne  que  sa  tante  ne  lui 
ait  pas  déjà  redit,  que  je  suis  un  homme  «  suy^érieur  ». 
0  Oui,  ajouta  Bloch,  tout  le  monde  a  fait  ton  éloge. 
Moi  seul  j'ai  gardé  un  silence  aussi  profond  que  si 
j'eusse  absorbé,  au  lieu  du  repas,  d  ailleurs  médiocre, 
qu'on  nous  servait,  des  pavots,  chers  au  bienheureux 
frère  de  Tanathos  et  de  Léthé,  le  divin  Hypnos,  qui 
enveloppe  de  doux  hens  le  corps  et  la  langue.  Ce 
n'est  pas  que  je  t'admire  moins  que  la  bande  de  chiens 
avides  avec  lesquels  on  m'avait  invité.  Mais  moi,  je 
t'admire  parce  que  je  te  comprends,  et  eux  t'admirent 
sans  te  comprendre.  Pour  bien  dire,  je  t'admire  trop 
pour  parler  de  toi  ainsi  au  public,  cela  m'eût  semblé 
une  profanation  de  louer  à  haute  voix  ce  que  je 
porte  au  plus  profond  de  mon  coeur.  On  eut  beau 
me  questionner  à  ton  sujet,  une  Pudeur  sacrée, 
fille  du  Kronion,  me  fit  rester  muet.  »  Je  n'eus  pas  le 
mauvais  goût  de  paraître  mécontent,  mais  cette 
Pudeur-là  me  sembla  apparentée  —  beaucoup  plus 
qu'au  Kronion  —  à  la  pudeur  qui  empêche  un 
critique  qui  vous  admire  de  parler  de  vous  parce  que 


SODOME  ET  GOMORRHE  303 

le  temple  secret  où  vous  trônez  serait  envahi  par  la 
tourbe  des  lecteurs  ignares  et  des  iournalistes  ;  à  la 
pudeur  de  l'homme  d'iîtat  qui  ne  vous  décore  pas 
pour  que  vous  ne  soyez  pas  confondu  au  milieu  de 
gens  qui  ne  vous  valent  pas  ;  à  la  pudeur  de  l'aca- 
démicien qui  ne  vote  pas  pour  vous,  afin  de  vous 
épargner  la  honte  d'être  le  collègue  de  X.,,  qui  n'a 
pas  de  talent  ;  à,  la  pudeur  enfin,  plus  respectable 
et  plus  criminelle  pourtant,  des  fils  qui  nous  prient 
de  ne  pas  écrire  sur  leur  père  défunt  qui  fut  plein  de 
mérites,  afin  d'assurer  le  silence  et  le  repos,  d'empê- 
cher qu'on  entretienne  la  vie  et  qu'on  crée  de  la  gloire 
autour  du  pauvre  mort,  qui  préférerait  son  nom 
prononcé  par  les  bouches  des  hommes  aux  couronnes, 
fort  pieusement  portées,  d'ailleurs,  sur  son  tombeau. 

Si  Bloch,  tout  en  me  désolant  en  ne  pouvant 
comprendre  la  raison  qui  m'empêchait  d'aller  saluer 
son  père,  m'avait  exaspéré  en  m'avouant  qu'il 
m'avait  déconsidéré  chez  M°»«  Bontemps  (je  compre- 
nais maintenant  pourquoi  Albertine  ne  m'avait  jamais 
fait  allusion  à  ce  déjeuner  .et  restait  silencieuse 
quand  je  lui  parlais  de  l'affection  de  Bloch  pour  moi), 
le  jeune  Israélite  avait  produit  sur  M.  de  Charlus  une 
impression  tout  autre  que  l'agacement. 

Certes,  Bloch  croyait  maintenant  que  non  seule- 
ment je  ne  pouvais  rester  une  seconde  loin  de  gens 
"élégants,  mais  que,  jaloux  des  avances  qu'ils  avaient 
pu  lui  faire  (comme  M.  de  Charlus),  je  tâchais  de 
mettre  des  bâtons  dans  les  roues  et  de  l'empêcher 
de  se  lier  avec  eux  ;  mais  de  son  côté  le  baron  rrgret- 
tait  de  n'avoir  pas  vu  davantage  mon  camarade. 
Selon  son  habitude,  il  se  garda  de  le  montrer.  Il 
commença  par  me  poser,  sans  en  avoir  l'air,  quelques 
questions  sur  Bloch,  mais  d'un  ton  si  nonchalant, 
avec  un  intérêt  qui  semblait  tellement  simulé,  qu'on 
n'aurait  pas  cru  qu'il  entendait  les  réponses.  D'un  air 
de  détachement,  sur  une  mélopée  qui  exprimait  plus 


304    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  l'indifférence,  la  distraction,  et  comme  par 
simple  politesse  pour  moi  :  «  Il  a  l'air  intelligent,  il 
a  dit  qu'il  écrivait,  a-t-ii  du  talent  ?»  Je  dis  à  M.  de 
Charlus  qu'il  avait  été  bien  aimable  de  lui  dire 
qu'il  espérait  le  revoir.  Pas  un  mouvement  ne  révéla 
'chez  le  baron  qu'il  eût  entendu  ma  phrase,  et  comme 
je  la  répétai  quatre  fois  sans  avoir  de  réponse,  je 
finis  par  douter  si  je  n'avais  pas  été  le  jouet  d'un 
mirage  acoustique  quand  j'avais  cru  entendre  ce  que 
M.  de  Charlus  avait  dit.  «  Il  habite  Balbec  ?  »  chan- 
tonna le  baron,  d'un  air  si  peu  questionneur  qu'il  est 
fâcheux  que  la  langue  f^-ançaise  ne  possède  pas  un 
signe  autre  que  le  point  d'interrogation  pour  terminer 
ces  phrases  apparemment  si  peu  interrogatives.  Il  est 
vrai  que  ce  signe  ne  servirait  guère  pour  M.  de 
Charlus.  «  Non,  ils  ont  loué  près  d'ici  «  la  Comman- 
dene  ».  Ayant  appris  ce  qu'il  désirait,  M.  de  Charlus 
feignit  de  mépriser  Bloch.  «  QueDe  horreur  !  s'écria- 
t-O,  en  rendant  à  sa  voix  toute  sa  vigueur  clairon- 
nante. Toutes  les  localités  ou  propriétés  appelées 
Œ  la  Commanderie  »  ont  été  bâties  ou  possédées  par 
les  Chevaliers  de  l'Ordre  de  Malte  (dont  je  suis), 
comme  les  heux  dits  le  Temple  ou  la  Cavalerie  par 
les  Templiers.  J'habiterais  la  Commanderie  que  rien 
ne  serait  plus  naturel.  Mais  un  Juif  !  Du  reste,  cela 
ne  m'étonne  pas  ;  cela  tient  à  un  curieux  goût  du 
sacrilège,  particulier  à  cette  race.  Dès  qu'un  Juif  a 
assez  d'argent  pour  acheter  un  château,  il  en  choisit 
toujours  un  qui  s'appelle  le  Prieuré,  l'Abbaye,  le 
Monastère,  la  Maison-Dieu.  J'ai  eu  affaire  à  un 
fonctionnaire  juif,  devinez  où  il  résidait  ?  à  Pont- 
l'Évêque.  Mis  en  disgrâce,  il  se  fit  envoyer  en  Bre- 
tagne, à  Pont-l'Abbé.  Quand  on  donne,  dans  la 
Semaine  Sainte,  ces  indécents  spectacles  qu'on  appelle 
la  Passion,  la  moitié  de  la  salle  est  remplie  de  Juifs, 
exultant  à  la  pensée  qu'ils  vont  mettre  une  seconde 
fois  le  Christ  sur  la  Croix,  au  moins  en  efîîgie.  Au 


SODOME  ET   GOMORRHE  305 

concert  Lamoureux,  j'avais  pour  voisin,  un  jour,  un 
riche  banquier  iuif.  On  joua  l'Enfance  du  Christ,  de 
Berlioz,  il  était  consterné.  Mais  il  retrouva  bientôt 
l'expression  de  béatitude  qui  lui  est  habituelle  en 
entendant  l' Enchantement  du  Vendredi- Saint.  Votre 
ami  habite  la  Commanderie,  le  malheureux  !  Quel 
sadisme  !  Vous  m'indiquerez  le  chemin,  ajouta-t-il  en 
reprenant  l'air  d'indifférence,  pour  que  j'aille  un  jour 
voir  comment  nos  antiques  domaines  supportent 
une  pareille  profanation.  C'est  malheureux,  car  il 
est  poli,  il  semble  fin.  Il  ne  lui  manquerait  plus  que 
de  demeurer  à  Paris,  rue  du  Temple  !»  M.  de  Charlus 
avait  l'air,  par  ces  mots,  de  vouloir  seulement  trouver 
à  l'appui  de  sa  théorie,  im  nouvel  exemple  ;  mais  il 
me  posait  en  réalité  une  question  à  deux  fins,  dont 
la  principale  était  de  s  voir  l'adresse  de  Bloch.  «En 
effet,  fit  remarquer  Brichot,  la  rue  du  Temple  s'appe- 
lait rue  de  la  Chevalerie-du-Temple.  Et  à  ce  propos, 
me  permettez-vous  une  remarque,  baron  ?  dit 
l'universitaire.  —  Quoi  ?  Qu'est-ce  que  c'est  ?  dit 
sèchement  M.  de  Charlus,  que  cette  observation 
empêchait  d'avoir  son  renseignement.  —  Non,  rien, 
répondit  Brichot  intimidé.  C'était  à  propos  de  l'éty- 
mologie  de  Balbec  qu'on  m'avait  demandée.  La  rue 
du  Temple  s'appelait  autrefois  la  rue  Barre-du-Bac, 
parce  que  l'Abbaye  du  Bac,  en  Normandie,  avait  là 
à  Paris  sa  barre  de  justice.  »  M.  de  Charlus  ne  répondit 
rien  et  fit  semblant  de  ne  pas  avoir  entendu,  ce  qui 
était  chez  lui  une  des  formes  de  l'insolence.  «  Ovi 
votre  ami  demeure-t-il  à  Paris  ?  Comme  les  trois 
quarts  des  rues  tirent  leur  nom  d'une  église  ou  d'une 
abbaye,  il  y  a  chance  pour  que  le  sacrilège  continue. 
On  ne  peut  pas  empêcher  des  Juifs  de  demeurer 
boulevard  de  la  Madeleine,  faubourg  Saint-Honoré 
ou  place  Saint-Augustin.  Tant  qu'ils  ne  raffinent  pas 
par  perfidie,  en  élisant  domicile  place  du  Parvis- 
Notre-Dame,  quai  de  l'Archevêché,  rue  Chanomesse, 

Vol.  X.     M 


3o6    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ou  rue  de  l'Ave-Maria,  il  faut  leur  tenir  compte  des 
difficultés.  »  Nous  ne  pûmes  renseigner  M.  de  Charlus, 
l'adresse  actuelle  de  Bloch  nous  étant  inconnue.  Mais 
je  savais  que  les  bureaux  de  son  père  étajeni  rue  des 
Blancs-Manteaux.  «Oh  !  quel  comble  de  perversité, 
s'écria  M.  de  Charlus.  en  paraissant  trouver,  dans  son 
propre  cri  d'ironique  indignation,  une  satisfaction 
profonde.  Rue  des  Blancs-Manteaux,  répéta-t-il  en 
pressurant  chaque  syllabe  et  en  riant.  Quel  sacri- 
lège !  Pensez  que  ces  Blancs-Manteaux  pollués  par 
M.  Bloch  étaient  ceux  des  frères  mendiants,  dits 
serfs  de  la  Sainte-Vierge,  que  saint  Louis  établit  là. 
Et  la  rue  a  toujours  été  à  des  ordres  religieux.  La 
profanation  est  d'autant  plus  diabolique  qu'à  deux 
pas  de  la  rue  des  Blancs-Manteaux,  il  y  a  une  rue, 
dont  le  nom  m'échappe,  et  qui  est  tout  entière 
concédée  aux  Juifs  ;  il  y  a  des  caractères  hébreux  sur 
les  boutiques,  des  fabriques  de  pains  azymes,  des 
boucheries  juives,  c'est  tout  à  tait  la  Judengasse  de 
Pans.  C'est  là  que  M.  Bloch  aurait  dû  demeurer. 
Naturellement,  reprit-il  sur  im  ton  assez  emphatique 
et  fier  et  pour  tenir  des  propos  esthétiques,  donnant, 
par  une  réponse  que  lui  adressait  malgré  lui  son 
hérédité,  un  air  de  vieux  mousquetaire  Louis  XIII 
à  son  visage  redressé  en  arrière,  je  ne  m'occupe  de 
tout  cela  qu'au  point  de  vue  de  l'art.  La  politique 
n'est  pas  de  mon  ressort  et  je  ne  peux  pas  condamner 
en  bloc,  puisque  Bloch  il  y  a,  une  nation  qui  compte 
Spinoza  parmi  ses  enfants  illustres.  Et  j'admire  trop 
Rembrandt  pour  ne  pas  savoir  la  beauté  qu  on  peut 
tirer  oe  !a  fréquentation  de  la  synagogue.  Mais  enfin 
un  ghetto  est  d'autant  plus  beau  qu'il  est  plus 
homogène  et  plus  complet.  Soyez  sûr,  du  reste,  tant 
l'instinct  pratique  et  la  cupidité  se  mêlent  chez  ce 
peuple  au  sadisme,  que  la  proximité  de  la  rue  hébraï- 
que dont  je  vous  parle,  la  commodité  d'avoir  sous  la 
mam  les  boucheries  d'Israël  a  fait  choisir  à  votre 


SODOME  ET   GOMORRHE  307 

ami  la  rue  des  Blancs-Manteaux.  Comme  c'est 
curieux  !  C'est,  du  reste,  par  là  que  demeurait  un 
étrange  Juif  qui  avait  tait  bouillir  des  hosties,  après 
quoi  je  pense  qu'on  le  fit  bouillir  lui-même,  ce  qui 
est  plus  étrange  encore  puisque  cela  a  l'air  de  signifier 
que  le  corps  d'un  Juif  peut  valoir  autant  que  le  corps 
du  Bon  Dieu.  Peut-être  pourrait-on  arranger  quelque 
chose,  avec  votre  ami  pour  qu'il  nous  mène  voir 
l'église  des  Blancs-Manteaux.  Pen.sez  que  c'est  là* 
qu'on  déposa  le  corps  de  Louis  d'Orléans  après  son 
assassinat  par  Jean  sans  Peur,  lequel  malheureus©- 
mert  ne  nous  a  pas  délivrés  des  Orléans.  Je  suis, 
d'ailleurs,  personnellement  très  bien  avec  mon  cousm 
le  duc  de  Chartres,  mais  enfin  c'est  une  race  d  usur- 
pateurs qui  a  fait  assassiner  Louis  XVI,  dépomller 
Charles  X  et  Henri  V.  Ils  ont,  du  reste,  de  qui  tenir, 
ayant  pour  ancêtres  Monsieur,  qu'on  appelait  sans 
djute  ainsi  parce  que  c'était  la  plus  étonnante 
des  vieilles  dames,  et  le  Régent  et  le  reste.  Quelle 
famille  !  »  Ce  discours  antiiuif  ou  prohébreu  —  selon 
qu'on  s'attachera  à  l'extérieur  des  phrases  ou  aux 
intentions  qu'elles  recelaient  —  avait  été  comique- 
ment  coupé,  pour  moi,  par  une  phrase  que  Morel 
me  chuchota  et  qui  avait  désespéré  M.  de  Charlus. 
Morel,  qui  n'avait  pas  été  sans  s'apercevoir  de 
l'impression  que  Bloch  avait  produite,  me  remerciait 
à  l'oreille  de  l'avoir  «  expédié  »,  ajoutant  cynique- 
ment :  «  Il  aurait  voulu  rester,  tout  ça  c'est  la  jalousie, 
il  voudrait  me  prendre  ma  place.  C'est  bien  d'un 
youpin  !  »  «  On  aurait  pu  profiter  de  cet  arrêt,  qui 
se  prolçnge,  pour  demander  quelques  explications 
rituelles  à  votre  ami.  Est-ce  que  vous  ne  pourriez 
pas  le  rattraper  ?  me  demanda  M.  de  Charlus,  avec 
l'anxiété  du  doute.  —  Non,  c'est  impossible,  il  est 
parti  en  voiture  et  d'ailleurs  fâché  avec  moi.  —  Merci, 
merci,  me  souffla  Morel.  —  La  raison  est  absurde,  on 
peut  toujours  rejoindre  une  voiture,  rien  ne  vous 


3o8    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

empêcherait  de  prendre  une  auto  »,  répondit  M.  de 
Charlus,  en  homme  habitué  à  ce  que  tout  pliâtdevant 
lui.  Mais  remarquant  mon  silence  :  «  Quelle  est  cette 
voiture  plus  ou  moins  imaginaire  ?  me  dit -il  avec 
insolence  et  un  dernier  espoir.  —  C'est  une  chaise 
de  poste  ouverte  et  qui  doit  être  déjà  arrivée  à  la 
Commanderie.  »  Devant  l'impossible,  M.  de  Charlus 
se  résigna  et  affecta  de  plaisanter.  «  Je  comprends 
qu'ils  aient  reculé  devart  le  «  coupé  »  superfétatoire. 
C'aurait  été  un  recoupé.  »  Enfin  on  fut  avisé  que  le 
train  repartait  et  Saint-Loup  nous  quitta.  Mais  ce 
jour  fut  le  seul  où,  en  montant  dans  notre  wagon,  il 
me  fit,  à  son  insu,  souffrir  par  la  pensée  que  i'eus 
un  instant  de  le  laisser  avec  Albert ine  pour  accom- 
pagner Bloch.  Les  autres  fois  sa  présence  ne  me 
tortura  pas.  Car  d'elle-même  Albertine,  pour  m'éviter 
toute  inquiétude,  se  plaçait,  sous  un  prétexte  quel- 
conque, de  telle  façon  qu'elle  n'aurait  pas,  même 
involontairement,  frôlé  Robert,  presque  trop  loin 
pour  avoir  même  à  lui  tendre  la  main  ;  détournant 
de  lui  les  yeux,  elle  se  mettait,  dès  qu'il  était  là,  à 
causer  ostensiblement  et  presque  avec  affectation 
avec  l'un  quelconque  des  autres  voyageurs,  conti- 
nuant ce  jeu  jusqu'à  ce  que  Saint-Loup  fût  parti. 
De  la  sorte,  les  visites  qu'il  nous  faisait  à  Doncières 
ne  me  causant  aucune  souffrance,  même  aucune 
gêne,  ne  mettaient  pas  une  exception  parmi  les  autres 
qui  toutes  m'étaient  agréables  en  m'apportant  en 
quelque  sorte  l'hommage  et  l'invitation  de  cette 
terre.  Déjà,  dès  la  fin  de  l'été,  dans  notre  trajet  de 
Balbec  à  Douville,  quand  j'apercevais  au  loin  cette 
station  de  Saint-Pierre-des-Ifs,  oii  le  soir,  pendant 
un  instant,  la  crête  des  falaises  scintillait  toute  rose, 
comme  au  soleil  couchant  la  neige  d'une  montagne, 
elle  ne  me  laisait  plus  penser,  je  ne  dis  pas  même  à  la 
tristesse  que  la  vue  de  son  étrange  relèvement 
soudain  m'avait  causée  le  premier  soir  en  me  donnant 


SODOME  ET    GOMORRHE  309 

si  grande  envie  de  reprendre  le  train  pour  Paris  au 
lieu  de  continuer  jusqu'à  Balbec,  au  spectacle  que, 
le  matin,  on  pouvait  avoir  de  là,  m'avait  dit  Elstir, 
à  l'heure  qui  précède  le  soleil  levé,  où  toutes  les 
couleurs  de  l'arc-en-ciel  se  réfractent  sur  les  rochers, 
et  où  tant  de  fois  il  avait  réveillé  le  petit  garçon 
qui,  une  année,  lui  avait  servi  de  modèle  pour  le 
peindre  tout  nu,  sur  le  sable.  Le  nom  de  Saint- 
Pierre-des-Ifs  m'annonçait  seulement  qu'allait  appa- 
raître un  quinquagénaire  étrange,  spirituel  et  fardé, 
avec  qui  je  pourrais  parler  de  Chateaubriand  et  de 
Balzac.  Et  maintenant,  dans  les  brumes  du  soir, 
derrière  cette  falaise  d'Incarville,  qui  m'avait  tant 
fait  rêver  autrefois,  ce  que  je  voyais  comme  si  son 
grès  antique  était  devenu  transparent,  c'était  la 
belle  maison  d'un  oncle  de  M.  de  Cambremer  et  dans 
laquelle  je  savais  qu'on  serait  toujours  content  de 
me  recueillir  si  je  ne  voulais  pas  dîner  à  la  Raspelière 
ou  rentrer  à  Balbec.  Ainsi  ce  n'était  pas  seulement 
les  noms  des  lieux  de  ce  pays  qui  avaient  perdu  leur 
mystère  du  début,  mais  ces  heux  eux-mêmes.  Les 
noms,  déjà  vidés  à  demi  d'un  mystère  que  l'étymo- 
logie  avait  remplacé  par  le  raisonnement,  étaient 
encore  descendus  d'un  degré.  Dans  nos  retours  à 
Hermenonville,  à  Saint-Vast,  à  Harambouville,  au 
moment  où  le  train  s'arrêtait,  nous  apercevions 
des  ombres  que  nous  ne  reconnaissions  pas  d'abord 
et  que  Brichot,  qui  n'y  voyait  goutte,  aurait  peut- 
être  pu  prendre  dans  la  nuit  pour  les  fantômes 
d'Hérimund,  de  Wiscar,  et  d'Herimbald.  Mais  elles 
approchaient  du  wagon.  C'était  simplement  M.  de 
Cambremer,  tout  à  fait  brouillé  avec  les  Verdurin, 
qui  reconduisait  des  invités  et  qui,  de  la  part  de  sa 
mère  et  de  sa  femme,  venait  me  demander  si  je  ne 
voulais  pas  qu'il  «  m'enlevât  »  pour  me  garder  quel- 
ques jours  à  Féteme  où  allaient  se  succéder  une 
excellente  musicienne  qui  me  chanterait  tout  Gluck 


3IO    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

et  un  joueur  d'échecs  réputé  avec  qui  je  ferais 
d'excellentes  parties  qui  ne  feraient  pas  ton  à  celles 
de  pêche  et  de  yachting  dans  la  baie,  m  même  aux 
dîners  Verdurin,  pour  lesquels  le  marquis  s'eneageait 
sur  l'honneur  à  me  «  prêter  »,  en  me  faisant  conduire 
et  rechercher  pour  plus  de  facilité,  et  de  sûreté  aussi, 
a  Mais  je  ne  peux  pas  croire  que  ce  soit  bon  pour  vous 
d'ailer  si  haut.  Je  sais  que  ma  sœur  ne  pourrait  pas 
le  supporter.  Elle  reviendrait  dans  un  état  !  ÉUe 
n'est,  du  reste,  pas  très  bien  fichue  en  ce  moment... 
Vraiment,  vous  avez  eu  une  crise  si  forte  !  Demain 
vous  ne  pourrez  pas  vous  tenir  debout  !»  Et  il  se 
tordait,  non  par  méchanceté,  mais  pour  la  même 
raison  qu'il  ne  pouvait  sans  rire  voir  dans  la  rue  un 
boiteux  qui  s'étalait,  ou  causer  avec  un  sourd.  «  Et 
avant  ?  Comment,  vous  n'en  avez  pas  eu  depuis 
quinze  jours  ?  Savez- vous  que  c'est  très  beau.  Vrai- 
ment vous  devriez  venir  vous  installer  à  Féterne, 
vous  causeriez  de  vos  étouffements  avec  ma  sœur.  » 
A  Incarville  c'était  le  marquis  de  Montpeyroux  qui, 
n'ayant  pas  pu  aller  à  Féterne,  car  il  s'était  absenté 
pour  la  chasse,  était  venu  a  au  train  »,  en  bottes  et  le 
chapeau  orné  d'une  plume  de  faisan,  serrer  la  main  des 
partants  et  à  moi  par  la  même  occasion,  en  m 'annon- 
çant, pour  le  jour  de  la  semaine  qui  ne  me  gênerait 
pas,  la  visite  de  son  fils,  qu'il  me  remerciait  de 
recevoir  et  qu'il  serait  très  heureux  que  je  fisse  un 
peu  lire  ;  ou  bien  M.  de  Crécy,  venu  faire  sa  digestion, 
dis9it-il,  fumant  sa  pipe,  acceptant  un  ou  même 
plusieurs  cigares,  et  qui  me  disait  :  «  Hé  bien  !  vous 
ne  me  dites  pas  de  jour  pour  notre  prochaine  réunion 
à  la  Lucullus  ?  Nous  n'avons  rien  à  nous  dire  ? 
permettez-moi  de  vous  rappeler  que  nous  avons 
laissé  en  train  la  question  des  deux  familles  de 
Montgommery,  Il  faut  que  nous  finissions  cela.  Je 
compte  sur  vous.  »  D'autres  étaient  venus  seulement 
acheter  leurs  journaux.  £t  aussi  beaucoup  faisaient 


SODOME  ET  GOMORRHE  311 

la  causette  avec  nous  que  j'ai  toujours  soupçonnés 
ne  b'être  trouvés  sur  le  quai,  à  la  station  la  plus  proche 
de  leur  petit  château,  que  parce  qu'ils  n'avaient 
rien  d'autre  à  taire  que  de  retrouver  un  moment  des 
gens  de  connaissance.  Un  cadre  de  vie  mondaine 
comme  un  autre,  en  somme,  que  ces  arrêts  du  petit 
chemin  de  fer  Lui-même  semblait  avoir  conscience 
de  ce  rôle  qui  lui  était  dévolu,  avait  contracté 
quelque  amabilité  humaine  ;  patient,  d'un  caractère 
docile,  il  attendait  aussi  longtemps  qu'on  voulait  les 
retardataires,  et,  même  une  fois  parti,  s'arrêtait 
pour  recueillir  ceux  qui  lui  taisaient  signe  ;  ils 
couraient  alors  après  lui  en  soufflant,  en  quoi  ils 
lui  ressemblaient,  mais  différaient  de  lui  en  ce  qu'ils 
le  rattrapaient  à  toute  vitesse,  alors  que  lui  n'usait 
que  d'une  sage  lenteur.  Ainsi  Hermenonville,  Haram- 
bouville,  IncarviJle,  ne  m'évoquaient  même  plus  les 
farouches  grandeurs  de  la  conquête  normande,  non 
contents  de  s'être  entièrement  dépouillés  de  la 
tristesse  inexplicable  où  je  les  avais  vus  baigner 
jadis  dans  l'humidité  du  soir.  Doncières  !  Pour 
moi,  même  après  l'avoir  connu  et  m'être  éveillé  de 
mon  rêve,  combien  il  était  resté  longtemps,  dans 
ce  nom,  des  rue*=  agréablement  glaciales ,  des  vitrines 
éclairées,  des  succulentes  volailles  !  Doncières  !  Main- 
tenant ce  n'était  plus  que  la  station  où  montait 
Morel  :  Egleville  {Aquilœvilla'S,  cehe  où  nous  attendait 
généralement  la  princesse  Sherbatoff  ;  Maineville, 
la  station  où  descendait  Albertine  les  soirs  de  beau 
temps,  quand,  n'étant  pas  trop  fatiguée,  elle  avait 
envie  de  prolonger  encore  un  moment  avec  moi, 
n'ayant,  par  un  raidillon,  guère  plus  à  marcher  que 
si  elle  était  descendue  à  Parville  iPaterni  villa)\^on  ' 
seulement  je  n'éprouvais  plus  la  crainte  anxieuse 
d'isolement  qui  m'avait  étreint  le  premier  soir,  mais 
je  n'avais  plus  à  craindre  qu'elle  se  réveillât,  ni  de 
me  sentu"  dépaysé  ou  de  me  trouver  seul  sur  cette 


312    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

terre  productive  non  seulement  de  châtaigniers  et 
de  tamaris,  mais  d'amitiés  qui  tout  le  long  du  par- 
cours formaient  une  longue  chaîne,  interrompue 
comme  celle  des  collines  bleuâtres,  cachées  parfois 
dans  l'anfractuosité  du  roc  ou  derrière  les  tilleuls  de 
l'avenue,  mais  déléguant  à  chaque  relais  un  airrable 
gentilhomme  qui  venait,  d'une  poignée  de  main 
cordiale,  interrompre  ma  route,  m'empêcher  d'en 
sentir  la  longueur,  m'ofirir  au  besoin  de  la  continuer 
avec  moi.  Un  autre  serait  à  la  gare  suivante,  si  bien 
que  le  sifflet  du  petit  tram  ne  nous  faisait  quitter 
un  amjque  pour  nous  permettre  d'en  retrouver 
-  d'autreV/Entre  les  châteaux  les  moins  rapprochés  et 
le  chemm  de  fer  qui  les  côtoyait  presque  au  pas 
d'une  personne  qui  marche  vite,  la  distance  était  si 
faible  qu'au  moment  où,  sur  le  quai,  devant  la 
salle  d'attente,  nous  interpellaient  leurs  propriétaires, 
nous  aurions  presque  pu  croire  qu'ils  le  faisaient  du 
seuil  de  leur  porte,  de  la  fenêtre  de  leur  chambre, 
comme  si  la  petite  voie  départementale  n'avait  été 
qu'une  rue  de  province  et  la  gentilhommière  isolée 
qu'xm  hôtel  citadin  ;  et  même  aux  rares  stations  où 
je  n'entendais  le  «bonsoir»  de  personne,  le  silence 
avait  une  plénitude  nourricière  et  calmante,  parce 
que  je  le  savais  formé  du  sommeil  d'amis  couchés 
tôt  dans  le  manoir  proche,  où  mon  arrivée  eût  été 
saluée  avec  joie  si  j'avais  eu  à  les  réveiller  pour  leur 
demander  quelque  service  d'hospitalité.  Outre  que 
l'habitude  remplit  tellement  notre  temps  qu'il  ne 
nous  reste  plus,  au  bout  de  quelques  mois,  un  instant 
de  hbre  dans  une  ville  où,  à  l'arrivée,  la  journée  nous 
offrait  la  disponibilité  de  ses  douze  heures,  si  une 
par  hasard  était  devenue  vacante,  je  n'aurais  plus 
eu  l'idée  de  l'employer  à  voir  quelque  église  pour 
laquelle  j'étais  jadis  venu  à  Balbec,  ni  même  à  con- 
fronter un  site  peint  par  Elstir  avec  l'esquisse  que 
j'en  avais  vue  chez  lui,  mais  à  aller  faire  une  parue 


SODOME  ET  GOMORRHE  313 

d'échecs  de  plus  chez  M.  Féré.  C'était,  en  effet,  la 
dégradante  influence,  comme  le  charme  aussi,  qu'a- 
vait eue  ce  pays  de  Bal  bec  de  devenir  pour  moi 
un  vrai  pays  de  connaissances  iTsPsa  répartition' 
territoriale,  son  ensemencement  extensit,  tout  le 
long  de  la  côte,  en  cultures  diverses,  donnaient 
forcément  aux  visites  que  ie  faisais  à  ces  différents 
amis  la  torme  du  voyage.  Us  restreignaient  aussi  le 
voyage  à  n'avoir  plus  que  l'agrément  social  d'une 
suite  de  visi^esTjLes  mêmes  noms  de  lieux,  si  trou^ 
blants  pour  moi  jadis  que  le  simple  Annuaire  des 
Châteaux,  feuilleté  au  chapitre  du  département  de 
la  Manche,  me  causait  autant  d'émotion  que  l'Indi- 
cateur des  chemins  de  fer,  m'étaient  devenus  si 
familiers  que  cet  indicateur  même,  j'aurais  pu  le 
consulter,  à  la  page  Balbec-Dou\àlle  par  Doncières, 
avec  la  même  heureuse  tranquillité  qu'un  diction- 
naire a 'adresses.  Dans  cette  vallée  trop  sociale,  aux 
flancs  de  laquelle  je  sentais  accrochée,  visible  ou 
non,  une  compagnie  d'amis  nombreux,  le  poétique 
cri  du  soir  n'était  plus  celui  de  la  chouette  ou  de  la 
grenouille,  mais  le  a  comment  va  ?  »  de  M.  de  Cri- 
quetot  ou  le  «  Kairé  »  de  Brichot.  L'atmosphère  n'y 
éveillait  plus  d'angoisses  et,  chargée  d'elïiuves 
purement  humains,  y  était  aisément  respirable,  trop 
calmante  même.  Le  bénéhce  que  j'en  tirais,  au  moins, 
était  de  ne  plus  voir  les  choses  qu'au  point  de  vue 
pratique  Lp  m  an  âge  avec  Albertine  m 'apparaissait 
comme  uue  loue. 


CHAPITRE  QUATRIÊIME 


Brusque  revirement  vers  Albertine.  Désolation  au  lever 
du  soleil.  Je  pars  immédiatement  avec  Alberîtne 
pour  Paris. 

Je  n'attendais  qu'une  occasion  pour  la  rupture 
définitive.  Et,  un  soir,  comme  maman  partait  le 
lendemain  pour  Combray  où  elle  allait  assister  dans 
sa  dernière  maladie  une  sœur  de  sa  mère,  me  laissant 
pour  que  je  protitasse  comme  grand' mère  aurait 
voulu,  de  l'air  de  la  mer,  ie  lui  avais  annoncé  qu'ir- 
révocablement l'étais  décidé  à  ne  pas  épouser  Alber- 
tine et  allais  cesser  prochainement  de  la  voir.  J'étais 
content  d'avoir  pu,  par  ces  mots,  donner  satisfaction 
à  ma  mère  la  veille  de  son  départ.  Elle  ne  m'avait  pas 
caché  que  c  en  avait  été  en  effet  une  très  vive  pour 
elle.  Il  fallait  aussi  m'en  expliquer  avec  Atbertme. 
Comme  je  revenais  avec  elle  de  la  Raspehère  les 
fidèles  étant  descendus,  tels  à  Saint- Mar?-e- Vêtu, 
tels  à  Saint- Pierr2-des-Ifs,  d'autres  à  Donc.eres,  me 
sentant  particulièrement  heureux  et  détaché  d'elle, 
je  m'étais  décidé,  maintenant  qu'il  n'y  avait  plus 
que  nous  deux  dans  le  wagon,  à  aborder  enfin  cet 
entretien.  La  venté,  d'ailleurs,  est  que  celle  des  jeunes 


3i6    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

filles  de  Balbec  que  j'aimais,  bien  qu'absente  en  ce 
moment  ainsi  que  ses  amies,  mais  qui  allait  revenir 
(je  me  plaisais  avec  toutes,  parce  que  chacune  avait 
pour  moi,  comme  le  premier  jour,  quelque  chose  de 
l'essence  des  autres,  était  comme  d'un  race  à  part), 
c'était  Andrée.  Puisqu'elle  allait  arriver  de  nouveau, 
dans  quelques  jours,  à  Balbec,  certes  aussitôt  elle 
viendrait  me  voir,  et  alors,  pour  rester  libre,  ne  pas 
l'épouser  si  je  ne  voulais  pas,  pour  pouvoir  aller  à 
Venise,  mais  pourtant  l'avoir  d'ici  là  toute  à  moi, 
le  moyen  que  je  prendrais  ce  serait  de  ne  pas  trop 
avoir  l'air  de  venir  à  elle,  et  dès  son  arrivée,  quand 
nous  causerions  ensemble,  je  lui  dirais  :  «  Quel  dom- 
mage que  je  ne  vous  aie  pas  vue  quelques  semaines 
plus  tôt  !  Je  vous  aurais  aimée  ;  maintenant  mon  cœur 
est  pns.  Mais  cela  ne  fait  rien,  nous  nous  verrons 
souvent,  car  je  suis  triste  de  mon  autre  amour  et 
vous  m'aiderez  à  me  consoler.  »  Je  souriais  intérieu- 
rement en  pensant  à  cette  conversation,  car  de  cette 
façon  je  donnerais  à  Andrée  l'illusion  que  je  ne  l'ai- 
mais pas  vraiment  ;  ainsi  elle  ne  serait  pas  fatiguée  de 
moi  et  je  profiterais  joyeusement  et  doucement  de 
sa  tendresse.  Mais  tout  cela  ne  faisait  que  rendre 
plus  nécessaire  de  parler  enfin  sérieusement  à  Alber- 
tine  afin  de  ne  pas  agir  indélicatement,  et  puisque 
j'étais  décidé  à  me  consacrer  à  son  amie,  il  fallait 
qu'elle  siit  bien,  elle,  Albertme,  que  je  ne  l'aimais 
pas.  Il  fallait  le  lui  dire  tout  de  suite,  Andrée  pouvant 
venir  d'un  jour  à  l'autre.  Mais  comme  nous  appro- 
chions de  Parville,  je  sentis  que  nous  n 'aurions  pas 
le  temps  ce  soir-là  et  qu'il  valait  mieux  remettre  au 
lendemain  ce  qui  maintenant  était  irrévocablement 
résolu.  Je  me  contentai  donc  de  parler  avec  elle  du 
dîner  que  nous  avions  tait  chez  les  Verdunn.  Au 
moment  où  elle  remettait  son  manteau,  le  tram 
venant  de  quitter  Incarville,  dernière  station  avant 
Parville,  elle  me  dit  :  «  Alors  demain,  re-Verdurin, 


SODOME   ET   COMORRHE  317 

VOUS  n'oubliez  pas  que  c'est  vous  qui  venez  me  pren- 
dre. »  Je  ne  pus  m'empêcher  de  répondre  assez 
sèchement  :  «  Oui,  à  moins  que  je  ne  «  lâche  »,  car  je 
commence  à  trouver  cette  vie  vraiment  stupide.  En 
tout  cas,  si  nous  y  allons,  pour  que  mon  temps  à  la 
Raspelière  ne  soit  pas  du  temps  absolument  perdu, 
il  faudra  que  je  pense  à  demander  à  M™«  Verdunn 
quelque  chose  qui  pourra  m'intéresser  beaucoup, 
être  un  objet  d'études,  et  me  donner  du  plaisir,  car 
j'en  ai  vraiment  bien  peu  cette  année  à  Balbec.  — 
Ce  n'est  pas  aimable  pour  moi,  mais  je  ne  vous  en 
veux  pas,  parce  que  je  sens  que  vous  êtes  nerveux. 
Quel  est  ce  plaisir  ?  —  Que  M™^  Verdurin  me  fasse 
jouer  des  choses  d'un  musicien  dont  elle  connaît 
très  bien  les  œuvres.  Moi  aussi  j'en  connais  une,  mais 
il  paraît  qu'il  y  en  a  d'autres  et  j'aurais  besoin  de 
savoir  si  c'est  édité,  si  cela  diffère  des  premières.  — 
Quel  musicien  ?  —  Ma  petite  chérie,  quand  je  t'aurai 
dit  qu'il  s'appelle  Vinteuil,  en  seras-tu  beaucoup 
plus  avancée  ?  »  Nous  pouvons  avoir  roulé  toutes  les 
idées  possibles,  la  vérité  n'y  est  jamais  entrée,  et 
c'est  du  dehors,  quand  on  s'y  attend  le  moins,  qu'elle 
nous  fait  son  affreuse  piqûre  et  nous  blesse  pour 
toujours.  «  Vous  ne  savez  pas  comme  vous  m'amusez, 
me  répondit  Albertine  en  se  levant,  car  le  train 
allait  s'arrêter.  Non  seulement  cela  me  dit  beaucoup 
plus  que  vous  ne  croyez,  mais,  même  sans  M™^  Ver- 
durin, je  pourrai  vous  avoir  tous  les  renseignements 
que  vous  voudrez.  Vous  vous  rappelez  que  je  vous 
ai  parlé  d'une  amie  plus  âgée  que  moi,  qui  m'a  servi 
de  mère,  de  sœur,  avec  qui  j'ai  passé  à  Trieste  mes 
meilleures  années  et  que,  d'ailleurs,  je  dois  dans 
quelques  semaines  retrouver  à  Cherbourg,  d'où  nous 
voyagerons  ensemble  (c'est  un  peu  baroque,  mais 
vous  savez  comme  j'aime  la  mer),  hé,  bien  !  cette 
amie  (oh  !  pas  du  tout  le  genre  de  femmes  que  vous 
pourriez  croire  !),  regardez  comme  c'est  extraordi- 


31 8    A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

naire,  est  justement  la  meilleure  amie  de  la  fille  de 
ce  Vinteuil,  et  je  connais  presque  autant  la  fille  de 
Vinteuil.  Je  ne  les  appelle  jamais  que  mes  deux 
grandes  sœurs.  Je  ne  suis  pas  fâchée  de  vous  montrer 
que  votre  petite  Albertme  pourra  vous  être  utile 
pour  ces  choses  de  musique,  où  vous  dites,  du  reste 
avec  raison,  que  je  n'entends  rien.  »  A  ces  mots 
prononcés  comme  nous  entrions  en  gare  de  Parville, 
si  loin  de  Combray  et  de  Montjouvain,  si  longtemps 
après  la  mort  de  Vinteuil,  une  image  s'agitait  dans 
mon  coeur,  une  image  tenue  en  réserve  pendant  tant 
d'années  que,  même  si  j'avais  pu  deviner,  en  l'em- 
magasinant jadis,  qu'elle  avait  un  pouvoir  nocif, 
j'eusse  cru  qu'à  la  longue  elle  l'avait  entièrement 
perdu  ;  conservée  vivante  au  fond  de  moi  —  comme 
Oreste  dont  les  Dieux  avaient  empêché  la  mort 
pour  qu'au  jour  désigné  il  revînt  dans 'son  pays 
punir  le  meurtre  d'Agarpemnon  —  pour  mon  supplice, 
pour  mon  châtiment,  qui  sait  ?  d'avoir  laissé  mourir 
ma  grand 'mère,  peut-être  ;  surgissant  tout  à  coup  du 
fond  de  la  nuit  où  elle  semblait  à  jamais  ensevelie 
et  frappant  comme  un  Vengeur,  afin  d'inaugurer 
pour  moi  une  vie  terrible,  méritée  et  nouvelle,  peut- 
être  aussi  pour  faire  éclater  à  mes  yeux  les  funestes 
conséquences  que  les  actes  mauvais  engendrent 
indéfiniment,  non  pas  seulement  pour  ceux  qui  les  ont 
commis,  mais  pour  ceux  qui  n'ont  fait,  qui  n'ont 
cru,  que  contempler  un  spectacle  curieux  et  diver- 
tissant, comme  moi,  hélas  !  en  cette  fin  de  journée 
lointaine  à  Montjouvain,  caché  derrière  un  buisson 
où  (comme  quand  j'avais  complaisamment  écouté  le 
récit  des  amours  de  Swann)  j'avais  dangereusement 
laissé  s'élargir  en  moi  la  voie  funeste  et  destinée  à 
être  douloureuse  du  Savoir.  Et  dans  ce  même  temps, 
de  ma  plus  grande  douleur  j'eus  un  sentiment  presque 
orgueilleux,  presque  joyeux,  d'un  homme  à  qui  le 
choc  qu'il  aurait  reçu  fait  faire  un  bond  tel  qu'il 


SODOME  ET  GOMORRHE  319 

serait  parvenu  à  un  point  où  nul  effort  n'aurait  pu 
le  hisser.  Albertine  amie  de  M''*  Vinteuil  et  de  son 
amie,  pratiquante  professionnelle  du  Sapphisme, 
c'était,  auprès  de  ce  que  j'avais  imaginé  dans  les  plus 
grands  doutes,  ce  qu'est  au  petit  acoustique  de  l'Expo- 
sition de  1880,  dont  on  espérait  à  peine  qu'il  pourrait 
aller  du  bout  d'une  maison  à  une  autre,  les  téléphones 
planant  sur  les  rues,  les  villes,  les  champs,  les  mers, 
reliant  les  pays/C'était  une  «  terra  incooni<a  »  terrible 
où  je  venais  d'atterrir,  une  phase  nouvelle  de  souf- 
frances insoupçonnées  qui  s'ouvrait.  Et  pourtant  ce 
déluge  de  la  réalité  qui  nous  submerge,  s'il  est  énorme 
auprès  de  nos  timides  et  infimes  suppositions,  il  était 
pressenti  par  elles.  C'est  sans  doute  quelque  chose 
comme  ce  que  je  venais  d'apprendre,  c'était  quelque 
chose  comme  l'amitié  d'Albertine  et  M^^«  Vinteuil, 
quelque  chose  que  mon  esprit  n'aurait  su  inventer, 
mais  que  j'appréhendais  obscurément  quand  je 
m'inquiétais  tout  en  voyant  Albertine  auprès  d'An- 
dréeT) C'est  souvent  seulement  par  manque  d'esprit 
créateur  qu'on  ne  va  pas  assez  loin  dans  la  souffrance. 
Et  la  réalité  la  plus  terrible  donne,  en  même  temps  ( 
que  la  souffrance,  la  joie  d'une  belle  découverte,  i 
parce  qu'elle  ne  fait  que  donner  une  forme  neuve  et  \ 
claire  à  ce  que  nous  remâchions  depuis  longtemps; 
sans  nous  en  douter.  Le  train  s'était  arrêté  à  ParviUe, 
et  comme  nous  étions  les  seuls  voyageurs  qu'il  y 
eût  dedans,  c'était  d'une  voix  amollie  par  le  senti- 
ment de  l'inutilité  de  la  tâche,  par  la  même  habitude 
qui  la  lui  faisait  pourtant  remplir  et  lui  inspirait  à 
la  fois  l'exactitude  et  l'indolence,  et  plus  encore 
par  l'envie  de  dormir  que  l'employé  cria  :  «  Parville  !  » 
Albertine,  placée  en  face  de  moi  et  voyant  qu'elle 
était  arrivée  à  destination,  fit  quelques  pas  du  fond 
du  wagon  où  nous  étions  et  ouvrit  la  portière.  Mais 
ce  mouvement  qu'elle  accomplissait  ainsi  pour 
descendre    me    déchirait    intolérablement    le    cœur 


320    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

comme  si,  contrairement  à  la  position  indépendante 
de  mon  corps  que,  à  deux  pas  de  lui,  semblait  occu- 
per celui  d'Albertine,  cette  séparation  spatiale,  qu'iui 
dessinateur  véridique  eût  été  obligé  de  figurer  entre 
nous,  n'était  qu'une  apparence  et  comme  si,  pour 
qui  eût  voulu,  selon  la  réalité  véritable,  redessiner 
les  choses,  il  eût  fallu  placer  maintenant  Albertine, 
non  pas  à  quelque  distance  de  moi,  mais  en  moi. 
Elle  me  faisait  si  mal  en  s'éloignant  que,  la  rattrapant, 
je  la  tirai  désespérément  par  le  bras.  «  Est-ce  qu'ii 
serait  matériellement  impossible,  lui  demandai-je, 
que  vous  veniez  coucher  ce  soir  à  Balbec  ?  —  Maté- 
riellement, non.  Mais  je  tombe  de  sommeil.  —  Vous 
me  rendriez  un  service  immense...  —  Alors  soit, 
quoique  je  ne  comprenne  pas  ;  pourquoi  ne  l'avez- 
vous  pas  dit  plus  tôt  ?  Enfin  je  reste.  »  Ma  mère 
dormait  quand,  après  avoir  fait  donner  à  Albertine 
une  chambre  située  à  un  autre  étage,  je  rentrai  dans 
la  mienne.  Je  m'assis  près  de  la  fenêtre,  réprimant 
mes  sanglots  pour  que  ma  mère,  qui  n'était  séparée 
de  moi  que  par  une  mince  cloison,  ne  m'entendît 
pas.  Je  n'avais  même  pas  pensé  à  fermer  les  volets, 
car  à  un  moment,  levant  les  yeux,  je  vis,  en  face  de 
moi,  dans  le  ciel,  cette  même  petite  lueur  d'un 
rouge  éteint  qu'on  voyait  au  restaurant  de  Rive  belle 
dans  une  étude  qu'Elstir  avait  faite  d'un  soleil 
couché.  Je  me  rappelai  l'exaltation  que  m'avait 
donnée,  quand  je  l'avais  aperçue  du  chemin  de  fer, 
le  premier  jour  de  mon  arrivée  à  Balbec,  cette  même 
image  d'un  soir  qui  ne  précédait  pas  la  nuit,  mais  une 
nouvelle  journée.  Mais  nulle  journée  maintenant  ne 
serait  plus  pour  moi  nouvelle,  n'éveillerait  plus  en 
moi  le  désir  d'un  bonheur  inconnu,  et  prolongerait 
seulement  mes  souffrances,  jusqu'à  ce  que  je  n'eusse 
plus  la  force  de  les  supporter.  La  vérité  de  ce  que 
Cottard  m'avait  dit  au  casino  de  Parville  ne  faisait 
plus  doute  pour  moi.  Ce  que  j'avais  redouté,  vague- 


SODOME  ET   GOMORRHE  321 

ment  soupçonné  depuis  longtemps  d'Albertine,  ce 
que  mon  instinct  dégageait  de  tout  son  être,  et  ce 
que  mes  raisonnements  dirigés  par  mon  désir  m'a- 
vaient peu  à  peu  fait  nier,  c'était  vrai  I  Derrière 
AJbertine  je  ne  voyais  plus  les  montagnes  bleues 
de  la  mer,  mais  la  chambre  de  Montjouvain  où  elle 
tombait  dans  les  bras  de  M^^*  Vinteuil  avec  ce  rire 
oti  eUe  faisait  entendre  comme  le  son  inconnu  de 
sa  jouissance.  Car,  jolie  comme  était  Albertine, 
comment  M'^«  Vinteuil,  avec  les  goûts  qu'elle  avait, 
ne  lui  eût-elle  pas  demandé  de  les  satisfaire  ?  Et  la 
preuve  qu'Albertine  n'en  avait  pas  été  choquée  et 
avait  consenti,  c'est  qu'elles  ne  s'étaient  pas  brouil- 
lées, mais  que  leur  intimité  n'avait  pcis  cessé  de 
grandir.  Et  ce  mouvement  gracieux  d'Albertine 
posant  son  menton  sur  l'épaule  de  Rosemonde,  la 
regardant  en  souriant  et  lui  posant  un  baiser  dans  le 
cou,  ce  mouvement  qui  m'avait  rappelé  M^'^  Vinteuil 
et  pour  l'interprétation  duquel  j'avais  hésité  pour- 
tant à  admettre  qu'une  même  ligne  tracée  par  un 
geste  résultât  forcément  d'xin  même  penchant,  qui 
sait  si  Albertine  ne  l'avait  pas  tout  simplement 
appris  de  M^^*  Vinteuil  ?  Peu  à  peu  le  ciel  éteint 
s'allumait.  Moi  qui  ne  m'étais  jusqu'ici  jamais 
éveillé  sans  sourire  aux  choses  les  plus  humbles,  au 
bol  de  café  au  lait,  au  bruit  de  la  pliaie,  au  tonnerre 
du  vent,  je  sentis  que  le  jour  qui  allait  se  lever  dans 
un  instant,  et  tous  les  jours  qui  viendraient  ensuite  ne 
m'apporteraient  plus  jamais  l'espérance  d'un  bonheur 
inconnu,  mais  le  prolongement  de  mon  martyre.  Je 
tenais  encoie  à  la  vie  ;  je  savais  que  je  n'avais  plus 
rien  que  de  cruel  à  en  attendre.  Je  courus  à  l'ascen- 
seur, malgré  l'heure  indue,  sonner  le  lift  qui  faisait 
fonction  de  veilleur  de  nuit,  et  je  lui  demandai 
d'aller  à  la  chambre  d'Albertine,  lui  dire  que  j'avais 
quelque  chose  d'important  à  lui  communiquer,  si 
eUe  pourrait  me  recevoir.  «  Mademoiselle  aime  nxieaz 

VoL  X.     SI 


322    A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  ce  soit  elle  qui  vienne,  vint-il  me  répondre.  Elle 
sera  ici  dans  un  instant.  »  Et  bientôt,  en  effet,  Alber- 
tine  entra  en  robe  de  chambre,  a  AJbertine,  lui  dis-je 
très  bas  et  en  lui  recommandant  de  ne  pas  élever 
la  VOIX  pour  ne  pas  éveiller  ma  mère,  de  qui  nous 
n'étions  séparés  que  par  cette  cloison  —  dont  la 
minceur,  aujourd'hui  importune  et  qui  forçait  à 
chuchoter,  ressemblait  jadis,  quand  s'y  peignirent 
si  bien  les  intentions  de  ma  grand'mère.  à  une  sorte 
de  diaphanéité  musicale  —  ]e  suis  honteux  de  vous 
déranger.  Voici.  Pour  que  vous  compreniez,  il  faut 
que  je  vous  dise  une  chose  que  vous  ne  savez  pas. 
Quand  je  suis  venu  ici,  j'ai  quitté  une  femme  que  j'ai 
dû  épouser,  qui  était  prête  à  tout  abandonner  pour 
moi.  Elle  devait  partir  en  voyage  ce  matin,  et  depuis 
une  semaine,  tous  les  jours  je  me  demandais  si  j'au- 
rais le  courage  de  ne  pas  lui  télégraphier  que  je 
revenais.  J'ai  eu  ce  courage,  mais  j'étais  si  malheu- 
reux que  j'ai  cru  que  je  me  tuerais.  C'est  pour  cela 
que  je  vous  ai  demandé  hier  soir  si  vous  ne  pourriez 
pas  venir  coucher  à  Bal  bec.  Si  j'avais  dû  mourir, 
j'aurais  aimé  vous  dire  adieu.  »  Et  je  donnai  Hbre 
cours  aux  larmes  que  ma  fiction  rendait  naturelles. 
a  Mon  pauvre  petit,  si  j'avéus  su,  j'aurais  passé  la 
nuit  auprès  de  vous  »,  s'écria  Albertine,  à  l'esprit 
de  qui  l'idée  que  j'épouserais  peut-être  cette  femme 
et  que  l'occasion  de  faire,  elle,  un  «  beau  mariage  » 
s'évanouissait  ne  vint  même  pas,  tant  elle  était 
sincèrement  émue  d'un  chagnn  dont  je  pouvais  lui 
cacher  la  cause,  mais  non  la  réalité  et  la  force.  «  Du 
reste,  me  dit-elle,  hier,  pendant  tout  le  trajet  depuis 
la  Raspelière,  j'avais  bien  senti  que  vous  étiez 
rjierveux  et  triste,  je  craignais  quelque  chose.  »  En 
î  réalité,  mon  chagrin  n'avait  commencé  qu'à  ParviUe, 
\et  la  nervosité,  bien  différen te  mais  qu'heureusement 
JAlbertine  confondait  avec  lui,  venait  de  l'ennui  de 
Wivre  encore  quelques  jours  avec  elle.  Elle  ajouta: 


SODOME  ET  GOMORRHE  323 

t  Je  ne  vous  quitte  plus,  je  vais  rester  tout  le  temps 
ici.  »  Elle  m'offrait  justement  —  et  elle  seule  pouvait 
me  l'offrir  —  l'unique  remède  contre  le  poison  qui  me 
brûlait,  homogène  à  Itii  d'ailleurs  ;  l'un  doux,  l'autre 
cruel,  tous  deux  étaient  également  dérivés  d'Alber- 
tine.  En  ce  moment  Albertine  —  mon  mai  —  se 
relâchant  de  me  causer  des  souffrances,  me  naissait 
—  elle,  Albertine  remède  —  attendri  comme  un 
convalescent.  Mais  je  pensais  qu'elle  allait  bientôt 
partir  de  Balbec  pour  Cherbourg  et  de  là  pour 
Trieste.  Ses  habitudes  d'autrefois  allaiert  renaître. 
Ce  que  je  voulais  avant  tout,  c'était  empêcher 
Albertme  de  prendre  le  bateau,  tâcher  de  l'emmener 
à  Pans.  Certes,  de  Pans,  plus  facilement  encore  que 
de  Balbec,  elle  pourrait,  si  elle  le  voulait,  aller  à 
Trieste,  mais  à  Paris  nous  verrions  ;  peut-être  je 
pourrais  demander  à  M"®  de  Guermantes  d'agir 
indirectement  sur  l'amie  de  M*^«  Vinteuil  pour  qu'elle 
ne  restât  pas  à  Trieste,  pour  lui  faire  accepter  une 
situation  ailleurs,  peut-être  chez  le  pnnce  de...  que 
j'avais  rencontré  chez  M™«  de  Villeparisis  et  chez 
M™«  de  Guermantes  même.  Et  celui-ci,  même  si 
Albertine  voulait  aller  chez  Im  voir  son  amie,  pour- 
rait, prévenu  par  M™^  de  Guermantes,  les  empêcher 
de  se  joindre.  Certes,  j'aurais  pu  me  dire  qu'à  Pans,  si 
Albertine  avait  ces  goûts,  elle  trouverait  bien  d'autres 
personnes  avec  qui  les  assouvir.  Mais  chaque  mou- 
vement de  jalousie  est  particulier  et  porte  !a  marque 
de  la  créature  —  pour  cette  fois-ci  l'amie  de  M*i" 
Vinteuii  —  'qui  l'a  suscité.  C'était  l'amie  de  M^^« 
Vinteuil  qui  restait  ma  grande  préoccupation.  La 
passion  mj'sténeuse  avec  laquelle  j'avais  pensé 
autrefois  à  l'Autnche  parce  que  c'était  le  pays  d'oii 
venait  Albertine  (son  oncle  y  avait  été  conseiller 
d'ambassade),  que  sa  singularité  géographique,  la 
race  qui  l'habitait,  ses  monuments,  ses  paysages,  je 
pouvais  les  considérer  ainsi  que  dans  un  atlas,  comme 


324    A   LA   RECHERCHt:  DU  TEMPS  PERDU 

dans  un  recueil  de  vues,  dans  le  sourire,  dans  les 
manières  d'Albertine,  cette  passion  mystérieuse,  je 
l'éprouvais  encore  mais,  par  une  mterversion  des 
signes,  dans  le  domaine  de  l'horreur.  Oui,  c'était  de 
là  qu'Albertine  venait.  C'était  là  que,  dans  chaque 
maison,  elle  était  sûre  de  retrouver,  soit  l'amie  de 
jyjiie  Vinteuil,  soit  d'autres.  Les  habitudes  d'enfance 
allaient  renaître,  on  se  réunirait  dans  trois  mois 
pour  la  Noël,  puis  le  i^^  janvier,  dates  qui  m'étaient 
déjà  tristes  en  elles-mêmes,  de  par  le  souvenir  incon- 
scient du  chagrin  que  j'y  avais  ressenti  quand, 
autrefois,  elles  me  séparaient,  tout  le  temps  des 
vacances  du  jour  de  l'an,  de  Gilberte.  Après  les  longs 
dîners,  après  les  réveillons,  quand  tout  le  monde  serait 
joyeux,  animé,  Albertine  allait  avoir,  avec  ses  ainies 
de  là-bas,  ces  mêmes  poses  que  je  lui  avais  vu  prendre 
avec  Andrée,  alors  que  l'amitié  d'Albertme  pour  elle 
était  innocente  ;  qui  sait  ?  peut-être  celles  qui  avaient 
rapproché  devant  moi  M^^^  Virteuil  poursuivie  par 
son  amie,  à  Montjouvain.  A  M^^*  Vinteuil  maintenant, 
tandis  que  son  amie  la  chatouillait  avant  de  s'abattre 
sur  elle,  je  donnais  le  visage  enflammé  d'Albertine, 
d'Albertine  que  j'entendis  lancer  en  s'enfuyant,  puis 
en  s'abandonnant,  son  rire  étrange  et  profond. 
Qu'était,  à  côté  de  la  souffrance  que  je  ressentais, 
la  jalousie  que  j'avais  pu  éprouver  le  jour  où  Saint- 
Loup  avait  rencontré  Albertine  avec  moi  à  Doncières 
et  où  elle  lui  avait  fait  des  agaceries  ?  celle  aussi  que 
j'avais  éprouvée  en  repensant  à  l'initiateur  inconnu 
auquel  j'avais  pu  devoir  les  premiers  baisers  qu'elle 
m'avait  donnés  à  Paris,  le  jour  où  j'attendais  la  lettre 
de  M'i*  de  Stermaria  ?  Cette  autre  jalousie,  provoquée 
par  Saint-Loup,  par  un  jeune  homme  quelconque, 
n'était  rien.  J'aurais  pu,  dans  ce  cas,  cra.ndre  tout  au 
plus  un  rival  sur  lequel  j'eusse  essayé  de  l'emporter. 
Mais  ici  le  rival  n'était  pas  semblable  à  moi,  ses 
armes  étaient  différentes,  je  ne  pouvais  pas  lutter 


SODOME  ET  GOMORRHE  325 

sur  le  même  terrain,  donner  à  Albertine  les  mêmes 
plaisirs,  ni  même  les  concevoir  exactement.  Dans 
bien  des  moments  de  notre  vie  nous  troquerionè  tout 
l'avenir  contre  un  pouvoir  en  soi-même  insignifiant. 
J'aurais  jadis  renoncé  à  tous  les  avantages  de  la  vie 
pour  connaître  M™**  Blatin,  parce  qu'elle  était  une 
amie  de  M""*  Swann.  Aujourd'hui,  pour  qu'Albertine 
n'allât  pas  à  Tneste,  j'aurais  supporté  toutes  les 
souffrances,  et  si  c'eiàt  été  insuffisant,  je  lui  en  aurais 
infligé,  je  1  aurais  isolée,  enfermée,  je  lui  eusse  pns 
le  peu  d'argent  qu'elle  avait  pour  que  le  dénuement 
l'empêchât  matériellement  de  faire  le  voyage. 
Comme  jadis  quand  je  voulais  aller  à  Balbec,  ce  qui 
me  poussait  à  partir  c'était  le  désir  d'une  église 
persane,  d'une  tempête  à  l'aube,  ce  qui  maintenant 
me  déchirait  le  cœur  en  pensant  qu'Albertine  irait 
peut-être  à  Trieste,  c'était  qu'elle  y  passerait  la 
nuit  de  Noël  avec  l'amie  de  M^^^  Vinteuil  :  car  l'ima- 
gination, quand  elle  change  de  nature  et  se  tourne 
en  sensibilité,  ne  dispose  pas  pour  cela  d'un  nombre 
plus  grand  d'images  simultanées.  On  m'aurait  dit 
qu'elle  ne  se  trouvait  pas  en  ce  moment  à  Cherbourg 
ou  à  Trieste,  qu'elle  ne  pourrait  pas  voir  Albertine, 
comme  j'aurais  pleuré  de  douceur  et  de  joie  !  Comme 
ma  vie  et  son  avenir  eussent  changé  !  Et  pourtant  je 
savais  bien  que  cette  localisation  de  ma  jalousie 
était  arbitraire,  que  si  Albertine  avait  ces  goiîts  elle 
pouvait  les  assouvir  avec  d'autres.  D'ailleurs,  peut- 
être  même  ces  mêmes  jeunes  filles,  si  elles  avaient 
pu  la  voir  a'Ueurs,  n'auraient  pas  tant  torturé  mon 
cœur.  C'était  de  Trieste,  de  ce  monde  inconnu  oii  je 
sentais  que  se  plaisait  Albertine,  oti  étaient  ses  souve- 
nirs, ses  amitiés,  ses  amours  d'enfance,  que  s'exhalait 
cette  atmosphère  hostile,  inexplicable,  comme  celle 
qui  montait  jadis  jusqu'à  ma  chambre  de  Combray, 
de  la  salle  à  manger  où  j'entendais  causer  et  rire 
avec  les  étrangers,  dans  le  bruit  des  fourchettes. 


326    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

maman  qui  ne  viendrait  pas  me  dire  bonsoir  ;  comme 
celle  qui  avait  rempli,  pour  Swann,  les  maisons  où 
Odette  allait  chercher  en  soirée  d'inconcevables 
joies.  Ce  n'était  plus  comme  vers  un  pays  déhcieux 
où  la  race  est  pensive,  les  couchants  dorés,  les  caril- 
lons tristes,  que  je  pensais  mamtenant  à  Tneste, 
mais  comme  à  une  cité  maudite  que  j'aurais  voulu 
faire  brûler  sur-le-champ  et  supprimer  du  monde 
réel.  Cette  ville  était  enfoncée  dans  mon  cœur  comme 
vme  pointe  permanente.  Laisser  partir  bientôt 
Albertine  pour  Cherbourg  et  Trieste  me  faisait 
horreur  ;  et  même  rester  à  Bal  bec.  Car  maintenant 
que  la  révélation  de  l'intimité  de  mon  amje  avec 
Mlle  Vinteuil  me  devenait  une  quasi-certitude,  il 
me  semblait  que,  dans  tous  les  moments  où  Albertine 
n'était  pas  avec  moi  (et  il  y  avait  des  jours  entiers 
où,  à  cause  de  sa  tante,  je  ne  pouvais  pas  la  voir), 
elle  était  livrée  aux  cousines  de  Bloch,  peut-être  à 
d'autres.  L'idée  que  ce  soir  même  elle  pourrait  voir 
les  cousines  de  Bloch  me  rendait  fou.  Aussi,  après 
qu'elle  m'eût  dit  que  pendant  quelques  jours  elle  ne 
me  quitterait  pas,  je  lui  répondis  :  «  Mais  c'est  que 
je  voudrais  partir  pour  Paris.  Ne  partiriez-vous  pas 
avec  moi  ?  Et  ne  voudriez-vous  pas  venir  habiter 
un  peu  avec  nous  à  Paris  ?»  A  tout  prix  il  fallait 
l'empêcher  d'être  seule,  au  moins  quelques  jours,  la 
garder  près  de  moi  pour  être  sûr  qu'elle  ne  pût  voir 
l'amie  de  M^^*^  Vinteuil.  Ce  serait,  en  réalité,  habiter 
seule  avec  moi,  car  ma  mère,  profitant  d'un  voyage 
d'inspection  qu'allait  taire  mon  père,  s'était  prescrit 
comme  un  devoir  d'obéir  à  une  volonté  de  ma 
grand'mère  qui  désirait  qu'elle  allât  quelques  jours  à 
Combray  auprès  d'une  de  ses  sœurs.  Maman  n'ai- 
mait pas  sa  tante  parce  qu'elle  n'avait  pas  été  pour 
grand'mère,  si  tendre  pour  elle,  la  sœur  qu'elle  aurait 
dû.  Ainsi,  devenus  grands,  les  enfants  se  rappellent 
avec  rancune  ceux  qui  ont  été  mauvais  pour  eux. 


SODOME  ET   GOMORRHE  327 

Mais  maman,  devenue  ma  grand'mère,  elle  était 
incapable  de  rancune  ;  la  vie  de  sa  mère  était  pour 
elle  comme  une  pure  et  innocente  enfance  où  elle 
allait  puiser  ces  souvenirs  dont  la  douceur  ou  l'amer- 
tume réglait  ses  actions  avec  les  uns  et  les  autres. 
Ma  tante  aurait  pu  fournir  à  maman  certams  détails 
inestimables,  mais  maintenant  elle  les  aurait  diffi- 
cilement, sa  tante  était  tombée  très  malade  (on  disait 
d'un  cancer),  et  elle  se  reprochait  de  ne  pas  être 
allée  plus  tôt  pour  tenir  compagnie  à  mon  père,  n'y 
trouvait  qu'une  raison  de  plus  de  faire  ce  que  sa 
mère  aurait  fait  et,  comme  elle,  allait,  à  l'anniversaire 
du  père  de  ma  grand'mère,  lequel  avait  été  si  mauvais 
père,  porter  sur  sa  tombe  des  fleurs  que  ma  grand'- 
mère avait  l'habitude  d'y  porter.  Ainsi,  auprès  de 
la  tombe  qui  allait  s'entr 'ouvrir,  ma  mère  voulait- 
elle  apporter  les  doux  entretiens  que  ma  tante 
n'était  pas  venue  offrir  à  ma  grand'mère.  Pendant 
qu'elle  serait  à  Combray,  ma  mère  s'occuperait  de 
certains  travaux  que  ma  grand'mère  avait  toujours 
désirés,  mais  si  seulement  ils  étaient  exécutés  sous 
la  surveillance  de  sa  tille.  Aussi  n'avaient-ils  pas  en- 
core été  commencés,  maman  ne  voulant  pas,  en 
quittant  Paris  avant  mon  père,  lui  faire  trop  sentir 
le  poids  d'un  deuil  auquel  il  s'associait,  mais  qui  ne 
pouvait  pas  l'affliger  autant  qu'elle.  «  Ah  !  ça  ne 
serait  pas  possible  en  ce  moment,  me  répondit 
Albertine.  D'ailleurs,  quel  besoin  avez-vous  de 
rentrer  si  vite  à  Paris,  puisque  cette  dame  est  partie? 
—  Parce  que  je  serai  plus  calme  dans  un  endroit 
oix  ie  l'ai  connue,  plutôt  qu'à  Balbec  qu'elle  n'a 
jamais  vu  et  que  i'ai  pns  en  horreur  »  AJbertine 
a-t-eile  compris  plus  tard  que  cette  autre  temme 
n'existait  pas,  et  que  si,  cette  nuit-là,  j'avais  par- 
faitement voulu  mourir,  c'est  parce  qu'elle  m'avait  ^ 
étourdiment  révélé  qu'elle  était  liée  avec  l'amie  de 
Mlle  Vinteuil  ?  C'est  possible.  Il  y  a  des  moments 


328    A    LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

où  cela  me  paraît  probable.  En  tout  cas,  ce  matin-là, 
elle  crut  à  l'existence  de  cette  femme.  «  Mais  vous 
devriez  épouser  cette  dame,  me  dit-elle,  mon  petit, 
vous  seriez  heureux,  et  elle  sûrement  aussi  serait 
heureuse.  »  Je  lui  répondis  que  l'idée  que  je  pourrais 
rendre  cette  femme  heureuse  avait,  en  effet,  failli 
me  décider  ;  dernièrement,  quand  j'avais  fait  un  gros 
héritage  qui  me  permettrait  de  donner  beaucoup  de 
luxe,  de  plaisirs  à  ma  femme,  j'avais  été  sur  le  point 
d'accepter  le  sacrifice  de  ceUe  que  j'aimais.  Grisé 
par  la  reconnaissance  que  m'inspirait  la  gentillesse 
d'Albertine  si  près  de  la  souffrance  atroce  qu'elle 
m'avait  causée,  de  même  qu'on  promettrait  volontiers 
une  fortune  au  garçon  de  café  qui  vous  verse  un 
sixième  verre  d'eau-de-vie,  je  lui  dis  que  ma  femme 
aurait  une  auto,  un  yacht  ;  qu'à  ce  point  de  vue, 
puisque  Albertine  aimait  tant  faire  de  l'auto  et  du 
yachting,  il  était  malheureux  qu'elle  ne  fût  pas  celle 
que  j'aimasse  ;  que  j'eusse  été  le  mari  parfait  pour 
elle,  mais  qu'on  verrait,  qu'on  pourrait  peut-être  se 
voir  agréablement.  Malgré  tout,  comme  dans  l'ivresse 
même  on  se  retient  d'interpeller  les  passants,  par 
peur  des  coups,  je  ne  commis  pas  l'imprudence 
(si  c'en  était  une),  comme  j'aurais  fait  au  temps  de 
Gilberte,  en  lui  disant  que  c'était  eUe,  Albertine,  que 
j'aimais.  «Vous  voyez,  j'ai  failh  l'épouser.  Mais  je 
n'ai  pas  osé  le  faire  pourtant,  je  n'aurais  pas  voulu 
faire  vivre  une  jeune  femme  auprès  de  quelqu'un  de 
si  souffrant  et  de  si  ennuyeux.  —  Mais  vous  êtes 
fou,  tout  le  monde  voudrait  vivre  auprès  de  vous, 
regardez  comme  tout  le  monde  vous  recherche.  On 
ne  parle  que  de  vous  chez  M"*^  Verdurin,  et  dans  le 
plus  grand  monde  aussi,  on  me  l'a  dit.  Elle  n'a  donc 
pas  été  gentiUe  avec  vous,  cette  dame,  pour  vous 
donner  cette  unpression  de  doute  sur  vous-même  ? 
Je  vois  ce  que  c'est,  c'est  une  méchante,  je  la  déteste, 
ah  !  si  j'avais  été  à  sa  place...  —  Mais  non,  elle  est 


SODOME  ET  GOMORRHE  329 

très  gentille,  trop  gentille.  Quant  aux  Verdurin  et 
au  reste,  je  m'en  moque  bien.  En  dehors  de  celle 
que  j'aime  et  à  laquelle,  du  reste,  j'ai  renoncé,  je  ne 
tiens  qu'à  ma  petite  Albertine,  il  n'y  a  qu'eUe,  en  me 
voyant  beaucoup  —  du  moins  les  premiers  jouis, 
ajoutais-je  pour  ne  pas  l'effrayer  et  pouvoir  demander 
beaucoup  ces  jours-là  —  qui  pourra  un  peu  me 
consoler.  »  Je  ne  fis  que  vaguement  allusion  à  une 
possibilité  de  mariage,  tout  en  disant  que  c'était 
irréalisable  parce  que  nos  caractères  ne  concorderaient 
pas.  Malgré  moi,  toujours  poursuivi  dans  ma  jalousie' 
par  le  souvenir  des  relations  de  Saint-Loup  avec 
a  Rachel  quand  du  Seigneur  »  et  de  Swann  avec 
Odette,  j'étais  trop  porté  à  croire  que,  du  moment 
que  j'aimais,  je  ne  pouvais  pas  être  aimé  et  que 
l'intérêt  seul  pouvait  attacher  à  moi  une  femme. 
Sans  doute  c'était  une  folie  de  juger  Albertine  d'après 
Odette  et  Rachel.  Mais  ce  n'était  pas  elle,  c'était 
moi  ;  c'étaient  les  sentiments  que  je  pouvais  inspirer 
que  ma  jalousie  me  faisait  trop  sous-estimer.  Et  de 
ce  jugement,  peut-être  erroné,  naquirent  sans  doute 
bien  des  malheurs  qui  allaient  fondre  sur  nous. 
«  Alors,  vous  refusez  mon  invitation  pour  Paris  ?  — 
Ma  tante  ne  voudrait  pas  que  je  parte  en  ce  moment. 
D'ailleurs,  même  si  plus  tard  je  peux,  est-ce  que  cela 
n'aurait  pas  l'air  drôle  que  je  dfescende  ainsi  chez 
vous  ?  A  Paris  on  saura  bien  que  je  ne  suis  pas  votre 
cousine.  —  Hé  bien  !  nous  dirons  que  nous  sommes 
un  peu  fiancés.  Qu'est-ce  que  cela  tait,  puisque 
vous  savez  que  cela  n'est  pas  vrai  ?»  Le  cou  d'Al- 
bertine,  qui  sortait  tout  entier  de  sa  chemise,  était 
puissant,  doré,  à  gros  grains.  Je  l'embrassai  aussi 
purement  que  si  j'avais  embrassé  ma  mère  pour 
calmer  un  chagrin  d'enfant  que  je  croyais  alors  ne 
pouvoir  jamais  arracher  de  mon  cœur.  Albertine  me 
quitta  pour  aller  s'habiller.  D'ailleurs  son  dévouement 
fléchissait  déjà  ;  tout  à  l'heure,  elle  m'avait  dit  qu'elle 


330    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ne  me  quitterait  pas  d'une  seconde.  (Et  je  sentais 
bien  que  sa  résolution  ne  durerait  pas  puisque  je 
craignais,  si  nous  restions  à  Balbec,  qu'elle  vit  ce 
soir  même,  sans  moi,  les  cousines  de  Bloch.)  Or  elle 
venait  maintenant  de  me  dire  qu'elle  voiilait  passer 
à  Mamevilie  et  qu'elle  reviendrait  me  voir  dans  l'a- 
près-midi. Elle  n'était  pas  rentrée  la  veille  au  soir, 
il  pouvait  y  avoir  des  lettres  pour  elle  ;  de  plus,  sa 
tante  pouvait   être  inquiète.   J'avais  répondu  :  «  Si 
ce  n'est  que  pour  cela,  on  peut  envoyer  le  lift  dire 
à  votre   tante   que   vous   êtes   ici   et   chercher   vos 
lettres.  »  Et  désireuse   de  se  montrer  gentille  mais 
contrariée  d'être  asservie,  elle  avait  plissé  le  front 
puis,  tout  de  suite,  très  gentiment,  dit  :  «  C'est  cela  », 
et  elle  avait  envoyé  le  lift.  Albertine  ne  m'avait  pas 
quitté  depuis  un  moment   que  le  lift  vint  frapper 
légèrement.  Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  que,  pendant 
que  je  causais  avec  Albertine,  il  eût  eu  le  temps  d'aller 
à  Maineville  et  d'en  revenir.  Il  venait  me  dire  qu'Al- 
bert ine   avait   écrit   un   mot   à  sa   tante   et   qu'elle 
pouvait,  si  je  voulais,  venir  à  Paris  le  jour  même. 
Elle  avait,  du  reste,  eu  tort  de  lui  donner  la  commis- 
sion de  vive  voix,  car  déjà,  malgré  l'heure  matinale, 
le  directeur  était  au  courant  et,  affolé,  venait  me 
demander  si  j'étais  mécontent  de  quelque  chose,  si 
vraiment  je  partais,  si  je  ne  pourrais  pas  attendre 
au  moms  quelques  jours,  le  vent  étant  aujourd'hui 
assez   craintif    (à  craindre).   Je   ne   voulais   pas   lui 
expliquer  que  je   voulais  à  tout  prix  qu'Albertine 
ne  fût  plus  à  Balbec  à  l'heure  où  les  cousines  de 
Bloch  faisaient  leur  promenade,  surtout  Andrée,  qui 
seule  eût  pu  la  protéger,  n'étant  pas  là,  et  que  Balbec 
était  comme  ces  endroits  où  un  malade  qui  n'y  respire 
plus  est  décidé,  dût-il  mourir  en  route,   à  ne  pas 
passer  la  nuit   suivante.   Du  reste,   j'allais   avoir  à 
lutter  contre  des  prières  du  même  genre,  dans  l'hôtel 
d'abord,  où  Marie  Gmeste  et  Céleste  Albaret  avaient 


SODOME  ET   GOMORRIIL  331 

les  yeux  rouges.  (Marie,  du  reste,  faisait  entendre  le 
sanglot  pressé  d'un  torrent.  Céleste,  plus  molle,  lui 
recommandait  le  calme  ;  mais  Marie  ayant  murmuré 
les   seuls  vers  qu'elle  connût  :  Ici-bas  tous  les  lilas 
meurent,  Céleste  ne  put  se  retenir  et  une  nappe  de 
larmes  s'épandit  sur  sa  figure  couleur  de  lilas  ;  je 
pense,    du   reste,    qu'elles   m'oublièrent    dès   le   soir 
même.)  Ensuite,  dans  le  petit  chemin  de  fer  d'intérêt 
locaJ,   malgré  toutes  mes  précautions  pour  ne  pas 
être  vu,  je  rencontrai  M.  de  Cambremer  qui,  à  la  vue 
de  mes  malles,  blêmit,  car  il  comptait  sur  moi  pour 
le    surlendemain  ;    il    m'exaspéra    en    voulant    me 
persuader  que  mes  étouffements  tenaient  au  chan- 
gement de  temps  et  qu'octobre  serait  excellent  pour 
eux,  et  il  me  demanda  si,  en  tout  ca3,  «  je  ne  pourrais 
pas  remettre   mon   départ   à  huitaine  »,   expression 
dont  la  bêtise  ne  me  mit  peut-être  en  fureur  que 
parce  que  ce  qu'il  me  proposait  me  faisait  mal.  Et 
tandis   qu'il   me  parlait   dans  le  wagon,   à  chaque 
station  je  craignais  de  voir  apparaître,  plus  terribles 
qu'Heribald   ou   Guiscard,    M.    de   Crécy  implorant 
d'être  invité,  ou,  plus  redoutable  encore.  M"»®  Ver- 
durin  tenant  à  m'inviter.  Mais  cela  ne  devait  arriver 
que  dans  quelques  heures.  Je  n'en  étais  pas  encore 
là.  Je  n'avais  à  faire  face  qu'aux  plaintes  désespérées 
du  directeur.  Je  réconduisis,  car  je  craignais  que,  tout 
en  chuchotant,  il  ne  finît  par  éveiller  maman.   Je 
restai  seul  dans  la  chambre,  cette  même  chambre 
trop  haute  de  plafond  où  j'avais  été  si  malheureux 
à  la  première  arrivée,  où  j'avais  pensé  avec  tant  de 
tendresse   à   M^^^   de   Stermaria,   guetté  le  passage 
d'Albertine  et  de  ses  amies  comme  d'oiseaux  migra- 
teurs arrêtés  sur  la  plage,  où  je  l'avais  possédée  avec 
tant    d'indifférence    quand  je  l'avais  fait    chercher 
par  le  lift,  où  j'avais  connu  la  bonté  de  ma  grand'- 
mère,  puis  appns  qu'elle  était   morte  ;   ces  volets, 
au  pied  desquels  tombait  la  lumière  du  matin,  je  les 


332    A   LA   RECHERCHE  DU   TEMPS  PERDU 

avais  ouverts  la  première  fois  pour  apercevoir  les 
premiers  contreforts  de  la  mer  (ces  volets  qu'Alber- 
tine  me  faisait  fermer  pour  qu'on  ne  nous  vît  pas 
nous  embrasser).  Je  prenais  conscience  de  mes  propres 
transformations  en  les  confrontant  à  l'identité  des 
choses.  On  s'habitue  pourtant  à  elles  comme  aux 
personnes  et  quand,  tout  d'un  coup,  on  se  rappelle 
la  signification  différente  qu'elles  comportèrent,  puis, 
quand  elles  eurent  perdu  toute  signification,  les 
événements  bien  différents  de  ceux  d'aujourd'hui 
qu'elles  encadrèrent,  la  diversité  des  actes  joués  sous 
le  même  plafond,  entre  les  mêmes  bibhothèques 
vitrées,  le  changement  dans  le  cœur  et  dans  la  vie 
que  cette  diversité  implique,  semblent  encore  accrus 
par  la  permanence  immuable  du  décor,  renforcés  par 
l'unité  du  lieu. 
~'=-\^T>e\XK.  ou  trois  fois,  pendant  un  instant,  j'eus 
1  idée  que  le  monde  où  était  cette  chambre  et  ces 
bibliothèques,  et  dans  lequel  Albertine  était  si  peu 
de  chose,  était  peut-être  un  monde  intellectuel, 
qui  était  la  seule  réalité,  et  mon  chagrin  quelque 
chose  comme  celui  que  dorme  la  lecture  d'un  roman 
et  dont  un  fou  seul  pourrait  faire  un  chagrin  durable 
et  permanent  et  se  prolongeant  dans  sa  vie  ;  qu'il 
suffirait  peut-être  d'un  petit  mouvement  de  ma 
volonté  pour  atteindre  ce  monde  réel,  y  rentrer  en 
dépassant  ma  douleur  comme  un  cerceau  de  papier 
qu'on  crève,  et  ne  plus  me  soucier  davantage  de  ce 
qu'avait  fait  Albertine  que  nous  ne  nous  soucions  des 
actions  de  l'héroïne  imaginaire  d'un  roman  après 
que  nous  en  avons  fini  la  lecti^r^  Au  reste,  les  maî- 

tresses  que  j'ai  le  plus  aimées  n'ont  coïncidé  jamais 

r  avec  mon  amour  pour  elles,  ^et  amour  était  vrai, 
puisque  je  subordonnais  toutes  choses  à  les  voir,  à 
les  garder  pour  moi  seul,  puisque  je  sanglotais  si,  un 
soir,  je  les  avais  attendues.  Mais  elles  avaient  plutôt 
la  propriété  d'éveiller  cet  amour,  de  le  porter  à  sou 


SODOME  ET   GOMORRHE  333 

paroxysme,  qu'elles  n'en  étaient  l'image.  Quand  je 
les  voyais,  quand  je  les  entendais,  je  ne  trouvais 
rien  en  elles  qui  ressemblât  à  mon  amour  et  pût 
l'expliquer.  Pourtant  ma  seule  joie  était  de  les  voir, 
ma  seule  anxiété  de  les  attendre.  On  aurait  dit  qu'une 
vertu  n'ayant  aucun  rapport  avec  elles  leur  avait 
été  accessoirement  adjointe  par  la  nature,  et  que 
cette  vertu,  ce  pouvoir  simili-électrique  avait  pour 
effet  sur  moi  d'exciter  mon  amour,  c'est-à-dire  de 
diriger  toutes  mes  actions  et  de  causer  toutes  mes 
souffrancèOMais  de  cela  la  beauté,  ou  l'intelligence, 
ou  la  booJe  de  ces  femmes  étaient  entièrement  dis- 
tincte^Comme  par  un  courant  électrique  qui  vous 
meut,  j  ai  été  secoué  par  mes  amours,  je  les  ai  vécus, 
je  les  ai  sentis  :  jamais  je  n'ai  pu  arriver  à  les  voir 
ou  à  les  penser.  J'incline  même  à  croire  que  dans 
ces  amours  (je  mets  de  côté  le  plaisir  physique,  qui 
les  accompagne  d'ailleurs  habituellement,  mais  ne 
sufl&t  pas  à  les  constituer),  sous  l'apparence  de  la 
femme,  c'est  à  ces  forces  invisibles  dont  elle  est 
accessoirement  accompagnée  que  nous  nous  adres- 
sons comme  à  d'obscures  divinités.  C'est  el'es  dont 
la  bienveillance  nous  est  nécessaire,  dont  nous 
recherchons  le  contact  sans  y  trouver  de  plaisir 
positif.  Avec  ces  déesses,  la  femme,  durant  le  rendez- 
vous,  nous  met  en  rapport  et  ne  fait  guère  plus.  Nous 
avons,  comme  des  offrandes,  promis  des  bijoux,  des 
voyages,  prononcé  des  formules  qui  signifient  que 
nous  adorons  et  des  formules  contraires  qui  signifient 
que  nous  sommes  indifférents.  Nous  avons  disposé  de 
tout  notre  pouvoir  pour  obtenir  un  nouveau  rendez- 
vous,  mais  qui  soit  accordé  sans  ennui.  Or,  est-ce  pour 
la  femme  elle-même,  si  elle  n'était  pas  complétée  de 
ces  forces  occultes,  que  nous  prendrions  tant  de  peine, 
alors  que,  quand  elle  est  partie,  nous  ne  saurions 
dire  comment  elle  était  habillée  et  que  nous  nous 
apercevons  que  nous  ne  l'avons  même  pas  regardée  ? 


334    ^   ^^   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

\  Comme  la  vue  est  un  sens  trompeur,  un  corps 
humain,  même  aimé,  comme  était  celui  d'Albertine, 
nous  semble,  à  quelques  mètres,  à  quelques  centi- 
mètres, distant  de  nous.  Et  l'âme  qui  est  à  lui  de 
même.  Seulement,  que  quelque  chose  change  violem- 
ment la  place  de  cette  âme  par  rapport  à  nous,  nous 
montre  qu'elle  aime  d'autres  êtres  et  pas  nous,  alors, 
aux  battements  de  notre  cœur  disloqué,  nous  sentons 
que  c'est,  non  pas  à  quelques  pas  de  nous,  mais  en 
nous,  qu'était  la  créature  chérie.  En  nous,  dans  des 
régions  plus  ou  moins  superficielles.  Mais  les  mots  : 
«Cette  amie,  c'est  M^i^^Vinteuil»  avaient  été  le  Sésame, 
que  j'eusse  été  incapable  de  trouver  moi-même,  qui 
avait  fait  entrer  Albertine  dans  la  profondeur  de 
mon  cœur  déchiré.  Et  la  porte  qui  s'était  refermée 
sur  elle,  j'aurais  pu  chercher  pendant  cent  ains  sans 
savoir  comment  on  pourrait  la  rouvrir. 

Ces  mots,  j'avais  cessé  de  les  entendre  un  instant 
pendant  qu'AJbertine  était  auprès  de  moi  tout  à 
l'heure.  En  l'embrassant  comme  j'embrassais  ma 
mère,  à  Combray,  pour  calmer  mon  angoisse,  je 
croyais  presque  à  l'innocence  d'Albertine  ou,  du 
moins,  je  ne  pensais  pas  avec  continuité  à  la  décou- 
verte que  j'avais  faite  de  son  vice.  Mais  maintenant 
que  j'étais  seul,  les  mots  retentissaient  à  nouveau, 
comme  ces  bruits  intérieurs  de  l'oreille  qu'on  entend 
dès  que  quelqu'un  cesse  de  vous  parler.  Son  vice 
maintenant  ne  faisait  pas  de  doute  pour  moi.  La 
lumière  du  soleil  qui  allait  se  lever,  en  modifiant  les 
choses  autour  de  moi,  me  fit  prendre  à  nouveau,  com- 
me en  me  déplaçant  un  instant  par  rapport  à  elle, 
conscience  plus  cruelle  encore  de  ma  souftrance. 
Je  n'avais  jamais  vu  commencer  une  matinée  si 
belle  ni  si  douloureuse.  En  pensant  à  tous  les  pay- 
sages indifférents  qui  allaient  s'illuminer  et  qui,  la 
veille  encore,  ne  m'eussent  rempU  que  du  désir  de 
les  visiter,  je  ne  pus  retenir  un  sanglot  quand,  dans 


SODOME  ET   GOMORRHE  335 

un  geste  d'offertoire  mécaniquement  accompli  et 
qui  me  parut  symboliser  le  sanglant  sacrifice  que 
j'allais  avoir  à  faire  de  toute  joie,  chaque  matin, 
jusqu'à  la  fin  de  ma  vie,  renouvellement,  solennelle- 
ment célébré  à  chaque  aurore,  de  mon  chagrin  quoti- 
dien et  du  sang  de  ma  plaie,  l'oeuf  d'or  du  soleil,  comme 
propulsé  par  la  rupture  d'équilibre  qu'amènerait  au 
moment  de  la  coagulation  un  changement  de  densité, 
barbelé  de  flammes  comme  dans  les  tableaux,  creva 
d'un  bond  le  rideau  derrière  lequel  on  le  sentait 
depuis  un  moment  frémissant  et  prêt  à  entrer  en 
scène  et  à  s'élancer,  et  dont  il  effaça  sous  des  flots 
de  lumière  la  pourpre  mystérieuse  et  figée.  Je  m'en- 
tendis moi-même  pleurer.  Mais  à  ce  moment,  contre 
toute  attente,  la  porte  s'ouvrit  et,  le  cœur  battant, 
il  me  sembla  voir  ma  grand'mère  devant  moi,  comme 
en  une  de  ces  apparitions  que  j'avais  déjà  eues,  mais 
seulement  en  dormant.  Tout  cela  n'était-il  donc 
qu'un  rêve  ?  Hélas,  j'étais  bien  éveillé.  «Tu  trouves 
que  je  ressemble  à  ta  pauvre  grand'mère  »,  me  dit 
maman  —  car  c'était  elle  —  avec  douceur,  comme 
pour  calmer  mon  effroi,  avouant,  du  reste,  cette 
ressemblance,  avec  un  beau  sourire  de  fierté  modeste 
qui  n'avait  jamais  connu  la  coquetterie.  Ses  cheveux 
en  désordre,  oii  les  mèches  grises  n'étaient  point 
cachées  et  serpentaient  autour  de  ses  yeux  inquiets, 
de  ses  joues  vieillies,  la  robe  de  chambre  même  de 
ma  grand'mère  qu'eUe  portait,  tout  m'avait,  pendant 
une  seconde,  empêché  de  la  reconnaître  et  fait  hésiter 
si  je  dormais  ou  s*  ma  grand'mère  était  ressuscitée. 
Depuis  longtemps  déjà  ma  mère  ressemblait  à  ma 
grand'mère  bien  plus  qu'à  la  jeune  et  rieuse  maman 
qu'avait  connue  mon  enfance.  Mais  je  n'y  avais  plus 
soneé.  Ainsi,  quand  on  est  resté  longtemps  à  lire, 
distrait,  on  ne  s'est  pas  aperçu  que  passait  l'heure, 
et  tout  d'vm  coup  on  voit  autour  de  soi  le  soleil, 
qu'il  y  avait  la  veille  à  la  même  heure,  éveiller  autour 


336    A   LA    RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

de  lui  les  mêmes  harmonies,  les  mêmes  correspon- 
dances qui  préparent  le  couchant.  Ce  fut  en  souriant 
que  ma  mère  me  signala  à  moi-même  mon  erreur,  car 
il  lui  était  doux  d'avoir  avec  sa  mère  ime  telle 
ressemblance.  «  Je  suis  venue,  me  dit  ma  mère,  parce 
qu'en  dormant  il  me  semblait  entendre  quelqu'un 
qui  pleurait.  Cela  m'a  réveillée.  Mais  comment  se 
fait-il  que  tu  ne  sois  pas  couché  ?  Et  tu  as  les  yeux 
pleins  de  larmes.  Qu'y  a-t-il  ?»  Je  pris  sa  tête  dans 
mes  bras  :  o  Maman,  voilà,  j'ai  peur  que  tu  me  croies 
bien  changeant.  Mais  d'abord,  hier  je  ne  t'ai  pas 
parlé  très  gentiment  d'Albertine  ;  ce  que  je  t'ai  dit 
était  injuste.  —  Mais  qu'est-ce  que  cela  peut  faire  ?  » 
me  dit  ma  mère,  et,  apercevant  le  soleil  levant,  elle 
sourit  tristement  en  pensant  à  sa  mère,  et  pour  que 
je  ne  perdisse  pas  le  fruit  d'un  spectacle  que  ma 
grand'mère  regrettait  que  je  ne  contemplasse  jamais, 
elle  me  montra  la  fenêtre.  Mais  derrière  la  plage  de 
Balbec,  la  mer,  le  lever  du  soleil,  que  maman  me 
montrait,  je  voyais,  avec  des  mouvements  de  déses- 
poir qui  ne  lui  échappaient  pas,  la  chambre  de 
Montjouvain  où  Albertine,  rose,  pelotonnée  comme 
une  grosse  chatte,  le  nez  mutin,  avait  pris  la  place 
de  l'amie  de  M^^*  Vinteuil  et  disait  avec  des  éclats 
de  son  rire  voluptueux  :  «  Eh  bien  1  si  on  nous  voit, 
ce  n'en  sera  que  meilleur.  Moi  !  je  n'oserais  pas 
cracher  sur  ce  vieux  singe  ?  »  C'est  cette  scène  que 
je  voyais  derrière  celle  qui  s'étendait  dans  la  fenêtre 
et  qui  n'était  sur  l'autre  qu'un  voile  morne,  super- 
posé comme  un  reflet.  Elle  semblait  3lle-même,  en 
effet,  presque  irréelle,  comme  une  vue  peinte.  En  face 
de  nous,  à  la  saillie  de  la  falaise  de  Par  ville,  le  petit 
bois  où  nous  avions  joué  au  furet  inclinait  en  pente 
jusqu'à  la  mer,  sous  le  vernis  encore  tout  doré  de 
l'eau,  le  tableau  de  ses  feuillages,  comme  à  l'heure 
où  souvent,  à  la  fin  du  jour,  quand  j'étais  allé  y 
faire  une  sieste  avec  Albertme,  nous  nous  étions  levés 


SODOME  ET  GOMORRHE  337 

en  voyant  le  soleil  descendre.  Dans  le  désordre  des 
brouillards  de  la  nuit  qui  tramaient  encore  en  loques 
roses  et  bleues  sur  les  eaux  encombrées  des  débris 
de  nacre  de  l'aurore,  des  bateaux  passaient  en  sou- 
riant à  la  lumière  oblique  qui  jaunissait  leur  voile 
et  la  pointe  de  leur  beaupré  comme  quand  ils  rentrent 
le  soir  :  scène  imaginaire,  grelottante  et  déserte,  pure 
évocation  du  couchant,  qui  ne  reposait  pas,  comme  le 
soir,  sur  la  suite  des  heures  du  jour  que  j'avais 
l'habitude  de  voir  le  précéder,  déliée,  interpolée,  plus 
inconsistante  encore  que  l'image  horrible  de  Mont- 
jouvain  qu'elle  ne  parvenait  pas  à  annuler,  à  couvriir, 
à  cacher  —  poétique  et  vaine  image  du  souvenir  et 
du  songe.  «  Mais  voj'ons,  me  dit  ma  mère,  tu  ne  m'as 
dit  aucun  mal  d'elle,  tu  m'as  dit  qu'elle  t'ermuyait 
un  peu,  que  tu  étais  content  d'avoir  renoncé  à  l'idée 
de  l'épouser.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  pleurer 
comme  cela.  Pense  que  ta  maman  part  aujourd'hui 
et  va  être  désolée  de  laisser  son  grand  loup  dans  cet 
état-là.  D'autant  plus,  pauvre  petit,  que  je  n'ai 
guère  le  temps  de  te  consoler.  Car  mes  affaires  ont 
beau  être  prêtes,  on  n'a  pas  trop  de  temps  un  jour  de 
départ.  —  Ce  n'est  pas  cela.  »  Et  alors,  calculant 
l'avenir,  pesant  bien  ma  volonté,  comprenant  qu'une 
telle  tendresse  d'Albertine  pour  l'amie  de  M^^* 
Vinteuil,  et  pendant  si  longtemps,  n'avait  pu  être 
innocente,  qu'Albertine  avait  été  initiée,  et,  autant 
que  tous  ses  gestes  me  le  montraient,  était  d'ailleurs 
née  avec  la  prédisposition  du  vice  que  mes  inquiétudes 
n'avaient  que  trop  de  fois  pressenti,  auquel  elle 
n'avait  jamais  dû  cesser  de  se  livrer  (auquel  elle  se 
livrait  peut-être  en  ce  moment,  profitant  d'un 
instant  où  je  n'étais  pas  là),  je  dis  à  ma  mère,  sachant 
la  peine  que  je  lui  faisais,  qu'eUe  ne  me  montra  pas 
et  qui  se  trahit  seulement  chez  elle  par  cet  air  de 
sérieuse  préoccupation  qu'elle  avait  quand  elle 
compcirait  la  gravité  de  me  faire  du  chagrin  ou  de 


33^    A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

me  laire  du  mai,  cet  air  qu'elle  avait  eu  à  Combray 
pour  la  première  fois  quand  elle  s'était  résignée  à 
passer  la  nuit  auprès  de  moi,  cet  air  qui  en  ce  moment 
ressemblait  extraordinairement  à  celui  de  ma  grand'- 
mère  me  permettant  de  boire  du  cognac,  ie  dis  à 
ma  mère  :  a  Je  sais  la  peine  que  je  vais  te  faire. 
D'abord,  au  lieu  de  rester  ici  comme  tu  le  voulais, 
je  vais  partir  en  même  temps  que  toi.  Mais  cela 
n'est  encore  nen.  Je  me  porte  mal  ici,  j'aime  mieux 
rentrer.  Mais  écoute-mo  n'aie  pas  trop  de  chagnn. 
Voici. Oe  me  suis  trompé,  je  t'ai  trompée  de  bonne 
foi  hier,  l'ai  réfléchi  toute  la  nuit.  Il  faut  absolument, 
et  décidons-le  tout  de  suite,  parce  que  je  me  rends 
bien  compte  maintenant,  parce  que  je  ne  changerai 
plus,  et  que  je  ne  pourrais  pas  vivre  sans  cela,  il 
faut  absolument  que  j'épouse  Albertine.7^ 


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Proust,  Marcel 

.\  la  recherche  du  temps 
perdu 


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PQ 

Proust,  Marcel 

2631 

A  la  recherche  du  temps 

R63A7 

perdu 

1919a 

1. 10 

1